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Full text of "Our great West; a study of the present conditions and future possibilities of the new commonwealths and capitals of the United States;"

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(EUVRES COMPLETES 



DE 



GEORGE SAND 



DERNI^RES PAGES 



CALMANN LfiVY, fiDITEUR 



CE UVRES COMPLETES 
DE 



GEORGE SAND 



Format grand in-i8. 



LESAMOURS DE l'a G E d'O R. 

ADKIANI 

andr6 

ANTONIA. 

AUTOUR DE LA TABLE.... 

LB BEAU LAURENCE 

LBS BEAUX MESSIEURS DE 

BOIS-DOR]^ 

CADIO 

CESARINE DIETRICH 

LB CHATEAU DESDBSERTES 
LB CHATEAU DB PICTORDU 

LB CH^NB PARLANT 

LB COMPAONON DU TOUR 

LA COMTBSSB DB RUDOL- 
STADT 

LA CONFESSION D'UNR 
JBUNE FILLB 

CONSTANCE VBRKIBR 

CONSUBLO 

C0NTB8 d'uNB GRAND'M&RR 

LA COUPE 

LBS DAMES YERTES 

LA DANIBLLA 

LA DBRNI^RB ALDINI 

LB DERNIER AMOUR 

DERNI&RBS PAGES 

LBS DBUX FRi^RBS 

LE DIABLB AUX CHAMPS... 

ELLE BT LUI 

LA FAMILLE DB GBRMANDRB . . . 

LA FILLEULE 

FLAMARANDB 

FLAVI B 

FRANCIA 

FRANfOIS LB CHAMPI 

HISTOIREDB MA VIE 

UN HIVKR A MAJORQUE. — 

'Spiridion 

l'hOMME DE NEIOR 

HORACE 

IMPRESSIONSBT SOUVENIRS 

INDIANA 

ISIDORA 

JACQUES 

JEAN DE LA ROCHB 



TOl 



2 - 

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1 ~ 

3 — 
1 — 
1 — 
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1 — 
1 — 
1 — 



JEAN zisKA, — Gabriel. ... 

JEANNE 

JOURNAL D'UN VOYAGEUU 
PENDANT LA GUERRE.... 

LAURA 

L15GENDES RUSTIQUES 

LELiA. — M6tella-Cora 

LBTTKBS d'UN VOYAGEUR. 
LUCREZIA FLORIANl. — La- 

vinia 

MADEMOISELLE LA QUIN- 
TINIE 

MADEMOISELLE ME^QUEM 

L.^S MAITRES MOSAISTES.. 

LES MAITRES SONNEURS. 

MALGRETOUT 

LA MARE AU DIABLB 

LB MARQUIS DB VILLEMER 

MA SCEUR JEANNE 

MAUPRAT 

LEMEUNIER d'aNGIBAULT 

MONSIEUR SYLVESTBB 

MONT-REVfiCHB 

N A N O N 

narcissb 

NOUVELLES 

PAULINE 

LA PETITE FADETTE 

LE PECHE DE M. ANTOINE. 

LB PICCININO 

PIERRE QUI ROULE 

PROMENADE AUTOUR d'UN 
VILLAGE 

LE SECKETAIRE INTIME... 

LBS SEPT CORDES DE.LA 
LYRE 

SIMON 

T AMARIS 

TEVBRiNo. — Leone-I.eoni . . 

THl^ATRE COMPLBT 

THEATRE DB NO H ANT 

LA TOUR DE PERCEMONT. — 

Marianne 

l'uscoque 

valentine 

valv£:dre 

r.A VILLE NOIRB 



TOl. 



PARIS. — Impr. J. GLATE. — A. QUANTIN et C3*, rue St-Benolt, — (1 488j 



DERNIERES 



PAGES 



PAR 



GEORGE SAND 



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.1 C * L 






I 



PARIS 

GALMANN LEVY, EDITEUR 
ANCIENNE MAISON MICHEL LfiVY FRfeRES 

RUB AUBER, 3, ET BOULEVARD DBS ITALIENS, 15 

A LA LIBRAIRIE NOUVELLE 

1877 
Droits de reproductiou et de traduction r^serv^s 



IMPRESSIONS 



ET SOUVENIRS 



MNS LES BOIS 



Le temps, toujours admirable, nous a permis 
de retourner dans les bois. J'^tais curieux de 
d^finir la scabieuse, qui y fleurit encore en plein 
Janvier. Et je ne Tai pas d^finie. EUe offre des 
caractferes qui ne s'accordent avec la description 
exacte d'aucune espfece enregistr6e dans les 
nomenclatures, et, comme je n'ai pas la pre- 
tention d'en faire une esptee nouvelle, comme 
elle esf probablement des plus vulgaires, jesuis 
forc^e d'attribuer les anomalies qu'elle me pr^- 
sente aux anomalies de la saison, qui lui procure 
une floraison intempestive. Le fait est sans 



25>'^0'' 




4 DERNI&RES PAGES 

importance; mais ce qui en a davantage, le 
void : les manuels de botanique negligent trop 
de nous dterire les divers 6tats par lesquels 
passe la plante avant d'arriver k Tanth^se. lis 
ne la consid^rent qu'^ cet 6tat de complet 
d^veloppement , puis ils sautent aussitot k la 
fructification complete, qui leur sert k la classer ; 
mais, de ses ^tats intermediaires et surtout de 
ses premiers efforts vers la floraison, il est bien 
rare qu'on nous parle, et il faut que Texpe- 
rience suppl^e a Tabsence de certains carac- 
tferes essentiels, ou k la presence de certains 
autres qui disparaissent k mesure que Tanth^se 
s'effectue. Tout le monde salt le role que joue 
la spathe, cette longue enveloppe boliac^e qui 
sert k prol^ger les ombelles naissantes de Tan- 
g^lique et des plantes de cette tribu . C'est ce 
qu'on est convenu d'appeler une provision de 
la nature, n'en d^plaise k ceux qui lui refusent 
toute prevision et toute conscience d'elle-merae. 
La spathe se d Rehire ou se d^roule juste au 
moment ou la fleur a besoin de depouiller ce 
lange solide et frais, qui des lors se retire en 
se contractant, se s6che ou se roule , et parfois 
tombe tout k fait, Le bouton de certaines papa- 



DANS LES BOIS 5 

v^rac^es est prot^g^ par un proc6d6 de v6g6tation 
plus curieux et plus simple encore. Les p6tales 
pliss^s et enroul^s dans un calice pointu, form6 
lui-memede sepales p6taloides enroules, poussent, 
d^tachent et jettent par terre cet entonnoir com- 
plaisant qui a rempli sa mission. La nature, qui 
sait se pourvoir de ce qui lui est nfcessaire, se 
d^barrasse de ce qui lui devient inutile. Je sais 
bien que des savants tr^s-consid^rables disent 
le contraire ; ils basent leur raisonnement sur 
des fails d'exception qui, k mon sens, confirment 
la regie. 

Mais je ne suis pas 1^ pour philosopher ; je 
demande humblement des livres qui, sans etre 
des traites trop lourds, tiennent compte, dans 
la description sommaire, de toute Texistence de 
la plante. Le physiologiste qui ne s'attacherait 
qu'aux r^sultats de i'age mur, sans avoir jamais 
6tudie Tenfant, ne connaitrait pas la race hu- 
maine. 

L'^tat de la v^g^tation libre est, cette ann^e, 
tres-digne d'observation . HMe en apparence 
par une chaleur exceptionnelle , elle ne Test 
r^ellement pas beaucoup. Les fleurs qui s'en- 
tr'ouvrent ne sont que des ileurs qui s'etaient 



6 DERNIERES PAGES 

fornixes h rarrlfere-saison et qui n'ont point ren- 
contre Tarrfit de d^veloppement des gel^es d'hi- 
ver. Les genets pileux, qui fleurissaient encore le 
mois dernier, n'ont pas fait apparaitre un bouton 
nouveau. Les bois sont loin de bourgeonner 
comme les arbres de nos jardins; Ik oil la nature 
est livr^e a elle-m6me, elle ne se trompe pas 
tant qu'on croit. 

Mais ce qui m'a frappS dans cette promenade, 
c'est un surcroit de precaution, c'est-i-dire de 
v6tement, dans ces fleurs tardives qui ont tra- 
verse les premiers froids sans perir. Les calices, 
les involucres , les spathes , les bractees , tout 
Toutillage de Temmaillottement des boutons a 
pris des proportions doubles, en longueur et en 
epaisseur, de leurs conditions ordinaires. Les 
feuilles decouples restees vertes se sont effilees 
et dechiquetees au deli de leurs habitudes, 
comme pour offrir moins de prise aux intemp^- 
ries, Les feuilles caulinaires qui se sont hasar- 
dees k sortir de terre sont presque k Fetat 
coriao^. En somme, si la plante cultiv^e obeit 
aux soins de Thomme, si les jeunes bl^s sem^s 
tardivement et pouss^s d'engrais regagnent le 
temps perdu, si les plantes d'utilite ou d'orne- 



DANS LES BOIS 7 

ment se pressent de profiter de leurs abris et 
semblent compter qu'on les pr&ervera de tout 
dommage, la Flore sauvage ne fait pas les im- 
prudences dont je m'effrayais il y a quelques 
jours; tout est rentr^ dans Tordre au fond des 
bois. Excepts Erica scoparia, qui vient k son 
heure, les bruy^res ne s'appretent pas a fleurir. 
Leurs nombreuses legions pourraient cependant 
braver de mauvais jours, sans danger de com- 
promettre les esp^ces. J'ai pu, cette fois, en 
compter cinq dans une r^ion ou les nomen- 
clateurs du centre ne les savent pas r^unies: 
Erica ou calluna vulgaris, E, einerea, E. sco- 
faria , E, tetralix , E. vagans. II se pourrait 
bien que, dans une nouvelle exploration, je 
vinsse h trouver ciliaris, qui n'a pas 6t^ signal6e 
chez nous. Alors, nous aurions tout le genre 
reuni dans la mSme locality. 

Vous croyez que j'ai pris la plume pour vous 
parler botanique ? Pas du tout, je signale mal- 
gr6 moi la situation florale, car je comptais 
parler des souvenirs et des reflexions qui me 
sont venus sur un sujet bien difiKrent. 

Oh ! oui, bien difFi6rent, car bien diverses sont 
les destinies humaines et les preoccupations des 



8 DERNlfeRES PA'GES 

esprits. Celui-ci, enferm6 dans le cercle d*une 
modeste existence, s'en va, comme moi aujour- 
d'hui, marcher tout un jour pour savoir si telle 
ou telle fleurette habite telle ou telle lande. — 
Et celui-li, celui k qui j'ai pens6 aujourd'hui 
et dont tout Tunivers va parler demain, s*est 
agit6 toute sa vie pour r^aliser les r^ves super- 
stitieux d'une ambition demesuree. II y a des 
hommes qui ne peuvent se passer de dominer 
les autres. II en est qui n'aiment pas k contra- 
rier un brin d'herbe. Tous les gouts sont, dit- 
on, dans la nature, mais quels ablmes entre les 
diiKrents types humains ! 

Quand j'ai lu hier dans un journal que Fetat 
du malade de Chislehurst ^tait grave, j'ai senti 
qu'il ^tait mort au moment ou nous iisions 
cette d^peche. « N'^tait-ilpas dej^mort k Sedan? 
Pourquoi ne s*y est-il pas fait tuer?» s'terie- 
t-on de toutes parts. — Sans doute il a manque 
1^ une belle occasion de mourir, mais la raison 
qui la lui a fait manquer est bien simple : un 
mort ne pent pas courir k la mort. 

II y avait d^jk trois ans que Napoleon III 
n'existait plus. Les 6v6nements n'agissaient plus 
sur lui que comme la pile de Volta sur un ca- 



DANS LES BOIS 9 

davre. Ses vell6it(^s lib^rales de la derniere 
heure ^talent, dans la situation ou il se placait, 
des illusions que le raisonnement ne controlait 
plus. La guerre avec la Prusse ne fut meme pas 
une illusion, car il ne sut pas cacher que le 
spectre de la defaite lui ^tait apparu et Femme- 
nait fatalement -^ sa perte. Alexandre Dumas fils 
a dit qu'en se rendant prisonnier, il crut sauver 
son arm6e et la France. Cette illusion 6tant 
insens6e, elle est possible chez un moribond 
dont r^me flottante n'est plus capable de l^chete 
ni d'h^roisme, et ne distingue plus le songe de 
la reality. 

Au resle, pour qui aurait etudi^ de pr^s, 
sans prevention d'aucun genre, toute la vie de 
cet homme funeste, je crois que Tobservateur 
se serait assur6 d'une chose nouvelle k dire, 
mais ancienne dans Thistoire : c'est que certains 
personnages historiques n'ont pas eu de libre 
arbitre et n'ont pas exists dans Facception que 
nous donnons au mot existence comme con- 
science de la vie. Celui-ci a et6 traits d'homme 
cliim^rique. Le mot est juste s'il designe un 
cerveau nourri de chimferes, encore plus juste 
s'il d^peint un etre probl6matique, insaisissabie 

1. 



i^ »IIFIEfiES PA&E5 



a TafMilTse. Moi, j€ dirai simplenajoai ranpres- 
sioo 4pi'li m'a eansee persoiiiieOien»eiQi. 

Au teaxps de Bam. par correspoodajBrae, ecri- 
tare et T^dstU<m <f on jean-e hooaisie sibs ener- 
gie, ckimiiae par ime Tiskffl ^^rpqae, tisioq 
coQ«pae d^ Tenfaiiee, €ii!ret^iaie par un entioa- 
ra^e dont Q sobtsait b prsssksa arec mie bs- 
sHude resi^ifiiee ; pomt d'iDstmctioD iieeDe, beaa- 
coop dlntellig^ice^ les rodiments et menie les 
^dairs d'lm genk plntut litteraii^ qoe philoso- 
phiqae et plntut philosophiqoe qoe pditiqiie. 
Sante perdae, fitalite chancefaLnte, inegale, sas- 
peodae par momeDts avec des reflux d'eipan- 
skm et des refoolemeots doakxueax. Point 
d^amertome cepeodant, point de rancones, peu 
de ooorroux ; trop contemplatif pour ^tre pas- 
skmne ; aimable, aimant, fait pour ^tre aime 
dans Tintimite, desinteresse de tout pour son 
OHnpte, et pourtant — voyez quels cootrastes 
formidables ! — capable des jJns grands crimes 
politiques^ parce que ses notions de droit hu- 
main diffi^raient entierement des nitres. 

Quand je lui ai parl^, quand je Tai vu k 
r£lyste, deux fois en une semaine, j'ai 6i^ 
compl^tement abus^ par lui, et ensuite, me 



DAKS LES BOIS H 

croyant jou^e, je n*ai plus voulu le revoir. J'ai 
quitt^ Paris et manqu6 k un rendez-vous donn6 
par lui. On ne m'a pas dit : « Le roi a failli 
attendre, » on m'a 6crit : « L'empereur a attendu. » 

Mais j'ai continue k lui ^crire quand j'esp6- 
rais sauver une victime, ci commenter ses r^ 
ponses et k Tobserver dans tous ses actes ; je 
me suis convaincu qu'il n'avait voulu jouer per- 
sonne; 11 jouait tout le monde et lui-m6me. II 
croyait k ce qu'il disait; mais, se regardant 
comme unique moyen de salut, comme Tinstru- 
ment investi d'une mission inevitable, ne se 
sentant pas T^nergie physique et morale ntees- 
saire, mais comptant la trouver dans Tarrange- 
ment fatal des circonstances, il adoptait toutes 
les id6es qu'on voulait lui sugg^rer, sous forme 
d'oracles : « Alions toujours ! se disait-iJ; si telle 
chose est impossible, je passerai k une autre, et 
si elle est mauvaise, le r^sultat me Tapprendra. » 
L'exercice du pouvoir absolu aidant, cette illu- 
sion de jouer k pile ou face avec les ^v^nements 
devint une monomanie, et le fatalisme tran- 
quille et patient prit toutes les apparences d'une 
force et d'une habilet6. 

L'habilete ^tait nulle. L'homme ^tait na'if sous 



12 DERNIERES PAGES 

son air contenu et r^flechi. II ne posait pas 
comme son oncle. II n'avait pas appris k se 
draper dans la toge antique. II 6tait petit, vout^, 
fl^tri, et ne cherchait point k paraitre majes- 
tueux. Louis Blanc, qui Favait vu k Ham, lui 
avait trouv^ un profil et un regard d'aigle en 
cage. Le regard d'aigle avait disparu quand je 
le vis ; la cage ^tait rest^e; quelque chose d'in- 
quiet, de contraint, de timide, qui se resolvait en 
expression affectueuse et triste. Je n ai pas k ra- 
conter ici les paroles ^chang6es entre nous sur 
le rdle qu'il jouait k cette 6p6que. Je n'ailais 
point le voir pour Tinterroger. Jl me r^pondit 
quand meme et ses promesses ne furent point 
tenues. Mais je trouvai une grande sensibility 
et une spontaneity de bonne resolution qui me 
frappferent vivement. Je crus, pendant une 
quinzaine, qu'il r^parerait tout et qu'il lutterait 
v6ritablement pour tout reparer. Je me m^fiais 
de son Anergic, elle fut au-dessous de ce que 
j'attendais. La persecution ne se relacha k regard 
de quelques-uns que pour peser plus cruellement 
sur le grand nombre. Une pretendue, une fausse 
raison d'fitat frappa d'impuissance Thomme de 
sentiment qui deplorait, dans le principe, les 



DANS LES BOIS 13 

moyens dont on s*etait servi pour lui donner le 
pouvoir, qui paraissait en ignorer les exces, 
etre pr^t k les d^savouer. II ne desavoua rien 
et accepts avec une l^che douleur les meurtres de 
la rue et les iniquit6s de la persecution dans toute 
la France. Lui, sans haine et sans ressentiraent, 
chevaleresque au besoin quand il s'agissait d'ou- 
blier une injure personnelle, il servit les haines 
aveugles, les vengeances odieuses, je ne dirai 
pas d'une classe de citoyens, ce ne serait pas 
vrai, mais de la legion de ces gens de proie 
qui, dans toute locality et en toute circonstance, 
sont sur la br^che dans les mauvais jours pour 
d6noncer, maudire et calomnier leurs ennemis 
personnels ou seuiement les adversaires dont 
ils redoutent Tinfluence et la moralite. C'est k 
ces meneurs de reaction qu'au grand scandale 
et k la grand e tristesse des honn^tes geris de 
tous les partis, Taveugle souverain, gris^ par le 
succfes du premier plebiscite et n'en comprenant 
pas les causes profondes, se fit Tesclave et 
Toblig^ des moyens apparents de son succ^s. II 
ne comprit pas qu'il pouvait etre humain sans 
danger. En cela com me en tout, il se trompait. 
II se trompait comme se trompait le parti radi- 



14- DERNIERES PAGES 

cal en attribuant T^lan du vote des campagnes 
k la pression des menfeurs. Cette pression exis- 
tait, mais elle ^tait parfaitement inutile. La 
l^gende napol^onienne et Teffroi d*une r^publi- 
que sans force et sans union servaient TEmpire 
en d6pit de ses agissements sans pudeur. 

L'Empire ^tait proclam^, je ne saurais dire 
fond^ ; le titulaire en sapait la base lui-m6me 
en montant sur ce pa vols souille que lui ten- 
daient les mauvaises passions. N6 honn^te 
homme, il se faisait porter en triomphe par des 
ambitieux d^pourvus de tout scrupule. Ce qu'il 
y avait d'impur dans la nation frangaise allait 
travailler pour lui et le rendre solidaire de tout 
le mal commis et k commettre. La France passa 
condamnation. Et alors il se crut grand et fort. 
II entreprit de grandes choses qui ne pouvaient 
aboutir. II parut devoir mener h. bien tout ce 
qui rdpondait au sentiment public. Homme k 
principes erront^s, il gouverna une nation qui 
manquait de principes et qui'mettait un idt^al 
de prosp6rit6 romanesque k la place de la vraie 
civilisation, le succ^s et la chance k la place 
du droit et de la justice. 

C'est done par le sentiment seul qu'il pouvait 



DANS LES BOIS 15 

la conduire ; il Tavait compris un iilstant en 
voulant sauver Tltalie. II manqua de confiance 
pour son d^noument et tomba au dernier acte. 
D^a lors son 6toile p^lit, et il ne la vit plus. 
Peut-6tre cessa-t-il d'y croire, peut-etre cet illu- 
mine devint-il sceptique ; son intelligence ne 
pouvait survivre k une telle transformation. 11 
commenga k mourir durant la guerre du 
Mexique, 

La France Tavait trop accepts, elle ^tait deve- 
nue chimerique comme lui, elle partagea sa 
decadence en la precipitant. Elle se trouva 
d^sorganisee , anarchique et sans conscience 
d'elle-ra6me. Elle le maudit avec exc^s quand 
elle se vit perdue, Timplacable colere ne s'avoua 
pas qu'elle 6tait trop tardive pour ^tre digne. 

Une colore plus logique et plus noble fut 
celje de Victor Hugo, qui, d^s le d^but, lanc^a le 
plus Eloquent de ses anathfemes h Napoleon le 
Petit. Mais le grand poete romantique n'eut pas 
ici le sens suffisant de la r^alit^. Son chef- 
d'oeuvre restera comme un monument litt^raire, 
il n'a pas de valeur historique. Napoleon III 
ne m6rita jamais « ni cet exc^s d'honneur ni 
cette indignity » d'etre traits comme un mons- 



J6 DERNIERES PAGES 

tre. II ne m^rita pas davantage d'etre rabaiss6 
jusqu'i Fidiotisme. II eut, comme liomme priv6, 
des qualit^s reelles. J'ai eu Toccasion de voir 
en lui un c6t^ vraiment sincere et g^n^reux. 
II eut aussi un reve de grandeur frangaise qui 
ne fut pas d*un esprit sain, mais qui ne fut pas 
non plus d'un esprit mediocre. Vraiment la 
France serait trop avilie si elle avait subi pen- 
dant vingt ans la toute-puissance d'un cretin 
travaillant pour lui seul. II faudrait d^sesp^rer 
d'elle k tout jamais. La \6rM est qu'elle prit ce 
mdttore pour un astre et ce songeur silencieux 
pour un homme profond. Puis, quand elle le 
vit succomber k des desastres qu'elle eut du 
pr^voir et pr^venir, elle le prit pour un Mche. 

II ne retail pas, il avait un courage froid et je 
ne crois pas qu'il tint k la vie. II se sentit 6cras6, 
d^sillusionne de son role, peut-6tre las de lui- 
meme. 

On a sans doute conspir6 beaucoup autour de 
lui dans son dernier exil. On dolt avoir h^t6 sa 
fm en stimulant ce reste de vie, qui fut employe, 
des gens bien inform^s me Tont dit, devinez k 
quoi ? k faire des paysages k Taquarelle qui lui 
plaisaient beaucoup. 



DANS LES BOIS 17 

II s est cru Tinstrument de la Providence. II 
ne tut que celui du hasard. Le parti, d'abord 
minime, et tout k coup immense, qui le porta 
au faite du pouvoir ne fut meme pas un parti, 
si, par Ik, on entend une fraction de nation 
ob6issant k une doctrine, k un systeme , k une 
croyance quelconque. Ce fut un essaim d'aven- 
turiers d'abord, et puis une rt^uuion d'int^resses 
sp6culant sur Taventure, et puis Tengouement 
soudain des masses, degout^es d'une republique 
en dissolution. La France, devenue industrielle 
sous Louis-Philippe, n'^tait pas redevenue poli- 
tique; ne sachant pas se gouverner elle-meme, 
elle se jeta dans Tinconnu. Laj^publique s*^tait 
suicid^e en juin pair une eifroyable scission entre 
le peuple et la bourgeoisie. Nous n'^tions plus 
dignes de la liberty. L'inconnu Strange, triste, 
poli et froid, passait dans la rue sur un cheval 
dress6 aux courbettes. Je lui trouvai,ce jour-lk, 
le profil de don Quichotte. Des gens, arriv(5s k 
ce spectacle pour le siffler, Tacclamerent ; jenai 
jamais six pourquoi. Une sorte de vertige s'etait 
empar^ de ce Paris des boulevards qu'il avait 
mitraill6 la veille. Ce fut un triomphe. II en 
parut 6tonn^, et peut-etro, car il avait ses mo- 



J8 DERNlfeRES PAGES 

ments d'esprit et de malice discrete, compriMl 
qu'il devait cette ovation k la gr&ce de son che- 
val. Paris est artiste, Paris est enfant. Paris est 
sublime et niais, admirable aujourd'hui, absurde 
demain. II vit cela et il osa, lui qui avait un 
grand fonds de timidity modeste. On le voulait 
impudent, il le fut. II commanda, dit-on, son 
manteau imperial. Des ouvri^res 6taient occup^s 
k en broder les abeilles d'or, qu'il disait encore 
k ceux qui le poussaient en avant : « Non, je ne 
trahirai paslaR^publique! » Etle merveilleux de 
Taffaire, c'est qu'il le disait de bonne foi. II 
etait dupe de lui-meme jusqu'au dernier moment. 
On le persuadait lout d'un coup, en lui montrant 
le succfes obtenu en d^pit de son inaction, de ses 
scrupules ou de sa gaucherie. II se disait alors: 
« C'est ma destin6e, done c'est mon devoir. » 
Et rien ne comptait plus dans sa conscience ni 
dans sa memoire. C'^tait le fanatisme d*un autre 
si^cle mettant Taigle dans le nimbe k la place 
du calice. II ne connaissait pas le remords, pou- 
vant toujours se dire : « Ce n'est pas moi qui 
Tai voulu; c*est la fatality qui me commande. » 
Ce portrait n*a pas la pretention de s'imposer 
k rhistoire. II sera ni6, discut^, refait de mille 



DANS LES BOfS 19 

mani^res ; moi, je le crois , non bien fait, mais 
ressemblant. Je Tai reconstruit en me prome- 
nant dans les bois et en me rappelant Tensemble 
des details qui m'ont frapp^. Le premier venu 
des etres humains est tr^s-difficile k connaftre 
et ^ classer. Le plus difficile de tous est celui 
dont la vie a ^t^ Vobjet de T^raotion et de la 
curiosity publiques. Ni la haine ni Tengouement 
n'ont pu le juger. 

De grandes prosp^rit^s apparentes, cachant des 
plaies profondes et des cataclysmes imminents, 
caract^risent les deux r^gnes des deux Napoleon, 
essentiellement dissemblables. La ressemblance, 
c'est que T^toiJe des Napoleon est terrible. C'est 
le fatalisme oriental servi par la l^geret^ fran- 
gaise, et, si Ton me dit que j'ai parl6 du trepass^ 
de Sedan avec trop d'indulgence, je r^pondrai 
ceci pour me rdsumer : « Le grand coupable, c'est 
Tesprit aventureux de la France. » Je voudrais 
avoir encore plus de bien k dire du caract^re 
priv6 de Napol6on III ; je voudrais pouvoir affir- 
mer qu'il a M ang^lique , irr^prochable , servi 
absolument malgr6 lui, qu'il fut tout k fait 
tromp6 sur la nature des infamies commises 
pour le triomphe de sa cause, comme il fut 



20 DERNlfeRES PAGES 

tromp6 snr la possibility de soutenir Teffort de 
rAllemagne. — Et devant cet homme investi du 
pouvoir supreme, homme parfait, je le suppose 
tel, qui ne sait pas, qui ne voit pas, qui marche 
dans un reve, qui dispose d'une nation dont il 
ignore les ressources et dont il contrarie les 
besoins en lui supposant ceux qu'elle n'a pas, 
je crois qu'il y aurait enfin k reconnaftre que 
le meilleur des hommes pent etre le plus funeste 
des souverains, que remettre les destinies de 
tous k un seul est Facte le plus coupable et le 
plus insens6 que puisse commettre un peuple 
civilis^. Ah ! nous sommes des Frangais du dix- 
neuvi^me sitele, et nous voulons encore nous 
payer « des enfants du miracle »: Henri V, le 
futur sauveur ; des « hommes du destin » : Napo- 
leon le foudroy6 ; des empereurs « a mission » : Na- 
poleon le n^faste ! Continuons ! Apr6s Waterloo 
et Sedan, 11 y a encore des abimes pour nous 
reposer de nos gloires, de nos splendeurs et de 
nos f(§tes. 



NUIT D'HIVER 



II faudrait pourtant bien nous amuser un 
brin, me dit mon frfere. A-t-on jamais pass^ un 
plus triste carnaval ? Le baron a parle politique 
toute la soiree, et le voili qui va se coucher k 
dix heures du soir, me laissant \k, moi qui ne 
suis pas gris, avec toi qui n'espas gaie. 

— Je suis gaie quand on me rend gaie. Tu 
es charg6 d'avoir Tinitiative. Voyons, que veux- 
tu faire de gai, k dix heures, quand toute la 
maison dort? 

— Iln'y arien de gai a faire ici. Allons nous 
promener* 



22 DERNI^RES PAGES 

— A cheval? II fait diablement froid. Quant 
k la voiture , il faudrait que Vincent se lev^t; 
je doute qu'il goute la proposition. 

— Prenons tout simplement la clef des champs. 

— Soit. Ou allons-nous? 

— Nous irons relancer Duteil, qui trouvera 
quelque chose de drole. 

— Alors, nous allons k la ville ? 

— Nous y allons. 

— II faudrait etre d^guis^s ! 

— D6guisons-nous. Je vais mettre le costume 
de paysanne que tu m'avais prepare dimanche 
dernier. Toi, prends le costume de gargon, tu 
seras mon petit frere. 

Un quart d'heure plus tard, nous nous re- 
trouvions au salon, lui habill6 en femme, moi 
en gamin, gros pantalon de drap, gros souliers 
ferreS) blouse de roulier sur un gros gilet de 
laine tricot^e, les cheveux caches par un bonnet 
de coton bleu k haute meche rouge, le masque 
attach^ k la boutonni^re. 

— Si nous faisons du bruit , dis-je k mon 
frere, nous n'irons pas loin. Le baron ne voudra 
pas que tu m*emm6nes. 



NUIT d'HIVER 23 

— 11 n'en saiira rien; et d'abord, nousallons 
sortir par la fenetre. Je t'aiderai a sautei*. 

— Ge ne sera pas la premiere fois. 

Nous voila sur la route. Un froid de loup. La 
gel6e craque sous nos pieds. Mais la nuit est 
claire et las 6toiles sont gaies. 

Nous prenons k travers champs, c'est le plus 
court. Nous gagnons le chemin de Montgivray. 
Le pont li'est pas raccommod6, mais la riviere 
est prise. Nous la passons sur la glace en deux 
endroits. Apres une petite heure de marche, 
nous arrivons k la ville par le chemin qui longe 
le cimeti^re, et nous montons la rue des Capucins. 
Tout dort. L'horloge sonne la demie aprfes onze 
heures. La ville est muette. Pas une lumierc 
aux fenelres, pas un chien dans les rues, pas un 
r6verb6re allume. C'est comme tous les jours. 

Mais, en approchant de I'hotel Saint-Germain^ 
nous entendons les violons et les cris des dan- 
seurs de bourr6e. C'est le bal des ouvriers. Nous 
mettons nos masques, nous payons six sous cha- 
cun et nous entrons» 

Personne n'est deguis6. Notre entr6e fait sen- 
sation. On nous traite de chienlits. Nous prenons 
place k la danse, moi faisant Thomme et con- 



24 DERNlfeRES PAGES 

duisant ma colossale danseuse dont on com- 
mence k s*6merveiller. 

— La belle femme ! dit Tun. 

— (la ? c'est un homme. 

— Mais non. Qa danse tres-d6cemment. 

— Et puis ga a le cou blanc comme du lait. 
G'est une femme, et pas paysanne du tout. 

Le docteur Verneuil, qui est le coq de village 
des belles ouvrieres, se trouve fort intrigue. II 
ne reconnait pas celle-la. II me bouscule pour 
arriver jusqu'i elle. Je lui campe un soufflet. 
II veut me battre, mon frere me prot^e. J'in- 
vite Ursule, qui me reconnait avant que je lui 
aie dit un mot, et qui me garde le secret. On 
trouve que nous dansons la bourr6e en vrais en- 
fants du Berry. Done, nous ne sommes pas des 
Strangers. 

L'incognito m'encourage. Je me livre a des 
lioritures chor^graphiques dans le bon style du 
pays. Le succ^s augmente , mon fr^re fait des 
graces inouies. Nous improvisons une monta- 
gnarde tr6s-applaudie. L 'assistance s'6crie, en- 
thousiaste : 

— Cest des Auvergnats! 

Mon masque tombe. Je continue sans m'en 



NUIT d'hiver 25 

apercevoir, mais personne ne me reconnait. lis • 
sont tous si loin de penser k moi ! Pourrait-on 
jamais supposer...? Et moi-meme, personnage 
grave en dedans, et en possession d'un sang- 
froid souvent mis k T^preuve, je ne pense pas 
que ce soit moi. Non, ce n'est pas moi, c est Tau- 
tre. C*est le petit qui s'amuse, comme dit mon 

Mre. 

Les ouvriers sont trfes-bons camarades avec 
nous. Au fait , beaucoup d'entre eux sont des 
camarades d*enfance. Fils d' artisans souvent em- 
ployes chez notre grand' m6re lorsqu'elle fit b^- 
tir une grande partie de la maison inachev6e, 
ils ont travaill6 chez nous avec leurs parents 
magons, peintres et charpentiers, et se sont vo- 
lontiers deranges de leur t^che pour courir avec 
nous dans le jardin, grimper aux arbres et pi6- 
tiner les plates-bandes. lis ont fraternellement 
partag6 les coups de balai et les arrosades que 
nous administrait le jardinier. Ils pourraient fort 
bien nous reconnaltre et se declarer enchant^s 
de notre visite. Mais ces bals d! artisans y comme 
on dit ici, sont hantes par des h^t^rog^nes, les 
jeunes bourgeois du cru epris des graces de nos 
grisettes. Dame, elles sont jolies et d'humeur 

2 



i26 DERNIERES PAGES 

leg^re! elles aiment mieux les messieurs qui 
ont des bottes et des cols de chemise que les 
pauvres tabayons (porteurs de tabliers de cuir). 
Ceux-ci epousent, pourtant; ils ont done grand 
tort de permettre Tentr^e de leur bai k ces jolis 
cceurs . 

Mais nous ne sommes pas venus 1^ pour faire 
de la morale. J'ai remis mon masque, mon fr^re 
n'a pas dt6 le sien; nous nous esquivons, cai 
nous voulons que Duteil nous aide k faire quel- 
que chose d'excentrique et nous allous le trouver. 

Tout est ferm6, tout dort chez lui. Nous chan- 
tons une romance sous sa fen^tre. II reconnait 
nos voix , se l^ve en prenant soin de ne pas 
eveiller sa femme , descend et, sans t^moigner 
aucune surprise ; 

— Or done, dit-il , qu'est-ce que nous pour- 
rions faire de gai ? 

— C'est ce que nous venons te demander* 

— Faisons quelque chose de bfite. 

— Qb. ne changera rien k nos habitudes. 
^— Si fait, il y aura premeditation. 

— Eh bien, insultons les passants. 
•^ S*il en passe ! 



NUiT d'hiver 27 

— R^veillons les gens paisibles. Sonnons aux 
portes. 

— C'est bien connu, mais c'est toujours bon. 

— Non, non ! attendez , voilJi M. Cuinat qui 
rentre chez lui. Arr6tez-le et mystifiez-le un 
peu. Moi, je me tiens a T^cart, ou mieux, je vais 
chercher un d6guisement, car on ne peut rien 
faire sans cela. 

II court, je ne sais oil, et nous allons k la 
rencontre de notre vieux ami M. le maire. Mon 
frere se jette dans ses bras en lui demandant 
aide et protection et lui fait une histoire d'enl^- 
vement k laquelle le bonhomme ne comprend 
rien. Nous le suivons jusqu*^ sa porte, qu'il 
nous ferrae au nez en nous menagant des gen- 
darmes, disant qull ne sait pas si nous sommes 
des voleurs ou des farceurs. Duteil revient avec 
une vieille robe de chambre et un bonnet de 
nuit k rosette. 11 a Fair du Malade inlaginaire. 
Nous parcourons les faubourgs en aboyant. Du- 
teil a un talent extraordinaire. II connait la note 
qui irrite le chien le plus paisible et le plus en- 
dormi. De proche en proche, la clameur gagne, 
et bientot tons les ^chos de la ville ne forment 
plus qu'un hurlement entrecoup6 de grincements 



28 DERNIERES PAGES 

furieux. La police s'en ^meut et intervient en la 
personne du valet de ville. 

— Pourquoi ce tapage nocturne, messieurs? 

— Croyez-vous, lui repoad gravement Duteil, 
que je veuille avoir le dernier avec des chiens ? 

Cette bonne raison persuade Tagent, qui nous 
laisse continuer. Nous crions sous les fen toes 
de la bourgeoisie , appelant chaque citoyen par 
son nora. Plusieurs s'^veillent, ouvrent leur 
fen toe et demandent ce que nous leur voulons. 

— C'6tait simplement pour savoir si vous 
n'^tiez pas morts, leur r6pond mon frfereJ 

11 en est qui se f^chent et nous menacent on 
sait de quoi. Nous n'attendons pas que Teffet 
s*ensuive ; nous d^c^mpons pour passer k un 
autre divertissement, qui est de contrarier les 
couples amoureux qui rasent les murs, et dc les 
suivre pas k pas en parlant entre nous avec ani- 
mation, coijime si nous ne faisions nulle attention 
k eux, nous arrStant quand ils s'arr^tent et re- 
prenant le pas quand ils poursuivent, mais 
sans cesser de causer k haute voix de nos pr6- 
tendues affaires, 

Un paysan qui a i^t& Bacchus, passe, dormant 
sur sa bete qui dort aussi. Nous la faisons dou- 



NUiT d'hiver 29 

cement tourner de tete en queue, et elle em- 
m^ne le bonhomme Dieu salt ou. 

Tout cela nous a ramen^s au centre de la 
ville; le bal est fini. Mon fr^re a soil et veut 
entrer k Thotel Saint-Germain. Je m'y oppose. 
Je le connais : s'il boit, il se grisera, et je serai 
forc6e de revenir seule. Duteil m'approuve. Nous 
lui permettons d*entrer k Pauberge, nous Tat- 
tendrons k la porte. 

Je suis un peu lasse, et j'ai encore six kilo- 
metres k faire avant de retrouver mon lit, Je 
m'assieds sur une borne. Duteil me fait vis-i-vis 
de Tautre c6t6 de la rue, dtroite, comme on sait. 

— Eh bien, me dit-il, vous etes-vous amus^e? 
i— Beaucoup; et toi? 

— Moi, je m'amuse d'autant plus que je re- 
commence ce qui m*a amus6 cent fois. 

— Cest assez profond, ce que tu dis Ik. C*est 
toute une philosophic. 

— Au fait..., oui, philosophons. Et, d'abord, 
qu*est-ce que la vie? 

— Un reve, disait le mar^cbal de Saxe, et il 
ajoutait: « Le mien a et^ beau ». 

— Belle parole pour un homme qui voit venir 
la mort. Mais vous, vous et moi, si vous voulez, 

2. 



30 DERNIERES PAGES 

que dirions-nous de notre r6ve, si le moment 
etait venu de le r6sumer? 

— Nous dirions qu'il a 6t6 gai. 

— Le mien, oui. Quand je ris, je suis gai 
j usque dans mes moelles. Mais vous, sainte tran- 
quille ? 

— Qu'est-ce que tu dirais, si je te prouvais 
que je suis plus gaie que toi ? 

— Voyons! 

— Tranquiile ou contenu, le personnage que 
je suis n'est pas d^monstratif, il ne fait pas de 
bruit, il ne rit pas fort. Mais il s'amuse de 
tout et toujours. Par exemple, me voili sous 
Tapparence d*un gars berrichon; assise sur cette 
borne et causant avec toi sur les trois heures 
du matin par une jolie nuit d'hiver, quand je 
pourrais etre chaudement roul6e dans mes cou- 
vertures et dormant corame un loir. La chose 
n'est pas plus plaisante que cela. EUe m' amuse 
pourtant, non pas parce qu'elle parattra drdle, 
personne ne doit en savoir un mot; elle m'amuse 
parce qu'elle est le contraire de Tinaction, du 
sommeil et de Toubli, trois choses qui n'existent 
pas, puisqu'on ne les sent pas. 

— Bien raisonn^, dit Duteil en se drapant 



NUIT D'HIVER 31 

dans ses loques. Done, vivre est tout et la vie 
est un bien I — ami ! qu'en penses-tu ! 

II s'adressait k un passant attard^ et quelque 
peu gris qui traversait notre dissertation d'un 
pas in^gal, la tete dans les ^paules et le nez 
dans son manteau. 

Le passant s*arr6te, r^fl^chit un instant, et ri- 
pond sans se troubler : 

— La vie est un bien, tant qu'il y a du vin . 

— Tiens, c'est *** ! Va te coucher, ivrogne ! 
tu as la figure sal^e et tu me donnerais envie 
de boire si je te regardais plus longtemps. Sache 
qu'en ce moment ma lyre est mont^e sur le mode 
ionien et queje meprisetes joies grossieres. 

— Avec qui parlais-tu done ? dit le quidam en 
cherchant des yeux autour de lui. 

— Avec les ^toiles du ciel, animal! Bonsoir. 
II passe et Duteil reprend : 

— Oui, la vie est un bien et chacun le sent; 
mais le sage se rend compte de ses joies, et 
peut-6tre le plus sage est-il celui qui, comme 
vous, ma chfere amie, savoure sans bruit cette 
liqueur dont les autres s'enivrent. On pretend 
que la vie est pleine de maux, de perils, de 
fatigues et de troubles. Parbleu ! nous en avons 



32 DERNlfeRES PAGES 

notre part souvent lourde ou irritante ; mais k 
qui la faute ? Ce n'est pas celle do la vie ; c'esl 
la notre, k nous qui oublions de vivre pour aspi- 
rer k des plaisirs ou k des travaux qui la d6t^ 
riorent ou la d^truisent. A quoi songent tous ces 
bourgeois qui vont se lever de grand matin pour 
aller surveiller le rendement de leurs terres et 
le prix courant de leurs bl^s ? Des terres ! avoir 
des terres ! voili leur r6ve k tous, et voil^ pour- 
quoi ils se privent de tout. Et la terre est la 
pourtant, qui leur dit : « Je suis pr^cieuse et bonne, 
parce que la vie est en moi. Mettez une poign^e 
de moi dans un pot et seraez-y quelques petites 
graines de reseda ou de violettes, je vous ferai 
pousser de quoi vous enivrer des plus doux par- 
fums. » Quant k nous, ch6re amie.vivons pour 
vivre et r6jouissons-nous dans tout ce qui vit, 
comme nous nous amusons de tout ce qui n'est 
pas la mort. — Voyons! n'es-tu pas mort? 
ajoute-t-il en voyant revenir mon fr5re. 

— Partons, dit celui-ci. Ne viens-tu pas nous 
reconduire un peu? 

— Si fait bien. Je vous reconduis jusqu'Ji 
Montgivray. J*ai besoin de prendre Fair. 

L'id^e est Strange, car nous Tavonspris toute 



NUiT d'hiver 33 

la nuit. Mais, chemin faisant, il nous d^montre 
que Fair qu'on prend sans y faire attention et 
en pensant k autre chose ne vivifie pas comme 
celui qu'on prend pour le prendre. La nuit est 
plus douce k mesure que la lune monte dans un 
grand lac de petites nuees blanch^tres. Nous 
suivons les m^andres de la riviere glacee, que 
horde une frange diamant^e. Le courlis sanglote 
dans les roseaux dess^ch^s. On dirait d'un petit 
enfant abandonn6 dans les lierbes du rivage. La 
solitude est absolue. Les arbres jettent leurs 
ombres greles sur le sentier de telle fagon qu'on 
16ve instinctivement le pied pour monter ou 
descendre des escaliers imaginaires. On se dit 
adieu au carrefour de la Groix-Blanche, mau- 
vais endroit hant6 par les meneux de loups. Mais 
Duteil nous raconte des legendes et nous le 
reconduisons jusqu'au cimetiere, d'ou, i son tour, 
il revient avec nous jusqu'au grand arbre. Enfin 
on se s^pare, en promettant le secret sur mon 
equip^e. Duteil s'^loigneen chantant k pleinevoix: 

Ego sum pauper I 

Et nous lui repondons en canon, jusqu*a la 
sortie des Chottes. Alors, nous cessons nos chants 



34 DERNI^RES PAGES 

et nos rires, nous allegeons nos pas et nous 
rentrons sans bruit par la fenfetre, comme nous 
sommes sortis. II n'y a pas dc temps k perdre 
pour dormir unc heure avant le r6veil dcs 
bouviers et des nioineaux. 



VOYAGE GHEZ M. BLAISE 



A J.-N. 



Je ne veux pas te priver du r^cit de cettc 
memorable journ^e dliier ; tu nous avals predit 
que nous d^jeunerions chez M. Blaise avec des 
coquilles d'oeuf, pas m^me avec des coquilles de 
noix, vu que ga se brule et que Tavare modMe 
ne laisse rien perdre. Eh bien, nous avons pan- 
tagrueliquement banqueU. II est vrai que la 
chose n'a rien cout^ h notre h6te. — Hydrogene, 
en nous invitant h dejeuner sur Therbe en pleine 
valine Nobe, dans les prairies de son joli papa, 
avait tout pr^vu et tout envoy6 chez lui. D'autre 
part^ les convives appartenant k la famille avaient 



36 DERNIERES PAGES 

tous port6 quelque chose, caft, dessert, sucre, etc. 

Nous sommes arrives, mon frfere et moi, 
comme le dernier des quatre-z-officiers de Mai- 
hrouck, c'est-k-dire ne portant rien, qu'un ter- 
rible app6tit, excite par une longue course 
equestre dans des chemins endiabl^s et Tair pi- 
quant de la saison. 

Comme nous entrions au galop dans la cour, 
— il faut toujours se payer une belle entr6e, — 
le premier objet agreable qui frappa nos re- 
gards, entre un tas de fumier et une paire de 
boeufs crott^s jusqu'i rtehine, fut celle que nous 
avons baptisee « Rose-du-Bengale ». EUe avait 
les manches retrouss6es jusqu'au coude et fouet- 
tait une creme dans une ecuelle de terre. Aprfes 
elle, nous apparut Caroline au long nez, k Toeil 
noir, au teint vermeil. Rondelette et mieux que 
jolie, charmante : elle remuait, au seuil de la 
maison, une casserole d'ou s'exhalait un doux 
parfum d'oignon et de graisse chaude. 

Alors apparut Hydrogene, qui ne tenait rien 
quo ses mains au bout de ses bras, mais en les 
laissant pendre d'une si etrange fagon, que je 
crus, 'k les voir si moUes et si flottantes, qu'il 
secouait une paire de gants. 



VOYAGE CHEZ M. BLAISE 37 

— Dieu vous benisse ! s'6crierent-ils d'une 
commune voix. Nous avons cru que vous aviez 
oublie le rendez-vous. 

— J*avais trop faim pour Poublier, r^pondis-je 
en sautant sur le pav6, qui n'6tait pas tr&s- 
propre et d*ou je fls jaillir je ne sais quel li- 
quide noir k la figure de mes h6tes. 

— Bah ! dit Hydrogene en s'essuyant, k la cam- 
pagne I 

J'embrassai ces dames, qui sentaient fort le 
ragout, s'6tant mises bravement k Toeuvre et 
devou^es au salut de tous : 

^- Vous etes des anges, leur dis-je, et j'ai 
lionte de ne savoir rien falre d'utile. Ne puis-je. 
vous servir de marmiton 1 

— Et moi de sommelier? dit mon frfere. 

— Non, non, vous etes les invites, lui r6poii- 
dit Rose-du-Bengale. Pourtant vous avez quelque 
chose k faire : vous surveillerez le r^telier pour 
que M. Blaise n'aille pas enlever le foin et 
Tavoine qu*on donnera k vos chevaux et aux 
notres. Votre sceur va fouetter la crfeme pendant 
que j*irai mettre la broche. 

EUe me conlia Tteuelle et disparut. Mais je 
n'eus pas essay6 de ce passe-temps plus de deux 

3 



38 DERNlfeRES PAGES 

minutes qu'il me sembla singuli^rement monotone 
et que je posai T^cuelle sur la margelle d*un vieux 
puits qui se trouvait Ik fort a propos. Tout aussi- 
t6t un bataillon de guSpes vint brutalement 
gouter la creme et s'y plonger comme des 
sauvages qu'elles 6taient. Je les chassai, et j'allais 
reprendre mon travail, quand arriva un groupe 
d'abeilles discretes, proprettes, dories par le 
pollen des ficaires fraichement ecloses. Avec 
quelle gr^ce delicate elles tremp^rent leurs pe- 
tites pattes dans la mousse sucr^e qui marbrait 
les bords du vase ! 

— sages et honnfites ouvrieres,m'6criai-je; que 
jene mange jamais de creme en neige, si je vous 
derange avec ce balai impie, forme de branches 
de groseillier I 

Et je m'absorbai si bien dans la contemplation 
de ces charmantes creatures descendues de 
THymette pour m'inviter au repos, que la crfeme 
ne prit aucune consistance et que Rose, en ve- 
nant me demander compte du depot sacre, s*6- 
tonna du peu de succ&s de mes efforts. 

— II faut, lui dis-je, honteuse de mon oubli, que 
ce soit le voisinage du puits et la fraicheur qui 
s'en exhale qui aient contrarie Toperation, 



VOYAGE CHEZ M. BLAISE 39 

La boQne menagere se paya de cette raison et 
sc rapprocha de la cuisine. Elle n'eut pas plutot 
fouett^ pendant un quart d'heure et sue d*au- 
tant, que le mets prit une consistance et uue 
blancheur admirables. Hydrog^ne, qui etudie la 
chimie, trouva une explication pour ce pheno- 
mfene et je ne fus pas grond^e. 

Je m*en allai promener mes remords dans le 
verger* C*est un endroit d^licieux, ou volaient 
ddiji les coliades et ou les grimpereaux tour* 
naient gaiement autour des branches chargees 
de mousses humides. Je ne sais pas si tu es venu 
herboriser dans cet enclos, qui ne porte, en cc 
moment du renouveau, aucune trace de pas 
humains. Uu gazon, court et encore jauni pal* 
les dernieres gelees, descend en pente rapide 
vers le fond de la valine ou coule la Vauvre. 
Plant^s en quinconce irr^gulier, de vieux arbres 
k fruits, jadis tallies, aujourd'hui abandonnes k 
leur libre croissance, ^tendent et entrelacent 
ieurs rameaux anguleui au point de depart, de 
mani6i*e k empficher la circulatioti. Puis, tout 
k coup, i!s se redressent et s'^pailouissent en 
bouquets vigoureux qui bientdt formeront une 
voute de tleuhs. 



40 DERNIEIIES PAGES 

Je m'assis sur un de ces troncs noueux ; une 
pluie line raouillait ines cheveux, qui se mireut 
II pendre en saules pleureurs, comnie s'ils vou- 
laient se meler au travail printanier de la vege- 
tation. Le chant d'un coq rompait seul par mo- 
ments le silence de la campagne encore erigour- 
die k la surface. A travers le fouillis des bran- 
ches, je decouvrais un des sites les plus melau- 
coliques et les plus doux de notre vallee, les 
eaux frissonnantes de la Vauvre avec ses buissoiis 
de presle, ses prt^s coupes d'arbres et ses petits 
moulins d'ou s'echappent de minces, filets de 
fumee bleue. Pas un seul village, pas de clo* 
cher, pas de maison bourgeoise, pas de ruines^ 
pas de routes, rien que des sentiers encaisses et 
hordes d'epine, des troupeaux blancs sur des pr6s 
verts, des ponts de bois sur la riviere, des oies 
devisant gravement sur le sable des rives, des 
horizons fermes d'arbres, rien pour le peintre, 
rien pour le chroniqueur ; et, sur tout ce paysage 
positivement simple et sans int^ret, planait 
pourtant je ne sais quelle poesie qui sesent etno 
peut guere se traduire. Est-ce le sentiment de 
Tisolement intellectucl ? Peut-etre. On peut mar-*- 
cher ici du matin a la nuit sans rcncontrer une 



VOYAGE CHEZ M. BLAISE -41 

trace de civilisation. Le pays est ponrtant cul- 
tiv4 partout et plus habits qu'il ne le parait, les 
nombreuses chaumi^res cachant leurs toils bas 
et incolores sous les arbres ou dans les plis du 
terrain. Mais la pens^e d'aucun des 6tres qui 
sont li ne franchit les limites de son petit do- 
maine. Le paysan est tellement identifie k la 
nature, qu'il n'en derange pas la tranquille solen- 
nit^ et qu*il ne semble point f)euplerla solitude. 
Le sentiment qui s'empare de nous autres liseurs, 
quand nous p^n^trons dans ces retraites boca- 
geres, est celui-ci : le repos dans Toubli. Et, 
ne fen d^plaise, si c'est une pens(^e egoiste, elle 
est diablement douce et salubre. 

J'en dtais Ik de ma reverie lorsque Hydrog^ne 
arriva, avec ses mains. II se fit un siege d*un 
arbre voisin et me narra Tbistoire de ce verger. 

— La maison, dit-il, n'a jamais ^te qu'unc mai- 
son de paysan riche, et mon grand-pfere n'etait 
rien de plus qu'un paysan . Mais il avait amass6 
du bien et fit planter ces arbres et bien d'autres, 
car le verger s'etendait autrefois jusqu'au lit de 
la riviere. II Tentoura d'un large foss6 dont vous 
voyez les vestiges et son enclos passait pour le 
plus riche du pays. Mais le grand-p^re cut qua- 



42 DERNIERES PAGES 

torze enfants qui ont partage les terres, d6meubl6 
la maison et demembre la reserve. Les uns ar- 
rach^rent les plants, les autres les laiss^rent 
grandir incultes. Le tout fut morcele, coup6 par 
des buissons, et, de Touvrage qui avait coute 
tant de soins, il ne reste que ces vieux ar- 
bres qu'on oublie plus qu'on ne les respecte, 
mais qui, tout vieux qu'ils sont, dureront encore 
plus que nous. 

Duteil nous appela pour le diner. II n'6tait 
plus question, a mon grand regret, de manger 
sur riierbe. II pleuvait tout de bon, et le couvert 
avait 6te mis dans une grande chambre k pla- 
fond bas, aux solives noircies, avec une seule 
petite fenetre. L'obscurit6 me rend toujours 
triste et la pluie avait traverse facilement mon 
petit v^tement de drap l^ger. Je vis alors une 
scene curieuse en me rechauffant sous la haute 
chemin^e. Hydrogfene la remplissait k la hite de 
buches et de fagots. A peine avait-il le dos tourne 
et le feu commencJait-il k flamber, que le joli 
papa de notre ami, M. Blaise, approchait dou- 
cement et emportait furtivement les buches. Le 
fils revenait, et, croyant le combustible 6puis^, 
remplissait de nouveau la cheminfe; tout aus- 



VOYAGE CHEZ M. RLAISE 43 

sitdt Ic papa recommengait k la vider. Heureu- 
sement on Temmena k Vautre bout de la table 
et je pus pr^enter mon dos k une belle flamb^e 
qui egaya enfin le local. 

— Heureux les avares ! pensais-je. lis n'ont 
jamais froid ni faim. lis arrivent a surmonter 
toutes les exigences de la nature et k se p^trifier 
au physique comme au moral. 

Gelui-ci est un type qui serait odieux s'il 
n'^tait burlesque. Croirais-tu que je ne Tavais 
jamais vu ? II s'6tait mis sur son dimanche pour 
nous recevoir, c'est-i-dire qu*il avait son habit 
de noces du Directoire, un drap jaun^tre use 
jusqu*^ la cordc; un grand gi let jaune d'une 
epoque anterieure, je crois, lui tombait jus-« 
qu'aux genoux. Sa queue, ficelle d'un ruban im- 
monde, remont^e par son grand collet d'habit 
dans une position horizontale, allait caresser 
Toreille de son voisin chaque fois qu'il tournait 
la t^te, et 11 la tournait souvent, inquiet du z61e 
que ses servantes, plus hospitalieres que lui, 
mettaient k nous servir. II ne songea pas k pro- 
fiter des douceurs culinaires qui ne lui coutaient 
rien que le bois et le charbon. II refusa les mets 
choisis qu'on lui offrait, disant qu'il n'avait pas 



ii DERNIERES PAGES 

coutume de manger le bien des autres et'que les 
autres feraient sagement de penser comme lui. 
Le repas fut copieux. Duteil s*6tait charg6 des 
vins, et rc^ussit k en faire boire k M. Blaise. II 
le poussa m6me si vivement, que Tavare finiL 
par consentir k nous racoriter ses campagnes, 
qui ne sont pas moins curieuses que sa personne. 

— On pretend, lui dit mon fr^re, que vous 
avez d^sert^ deux fois. 

— C'est des mensonges ! r^pondit M. Blaise, 
j'ai d^sert^ cinq fois. A dix-huit ans, je suis 
parti dans la requisition des trois cent mille 
hommes. A Angers, j*ai 6t6 incorpor^ dans la 
legion nantaise, oil je me suis vite ennuy6 et 
ou j'ai pris mon cong6 sous la semelle de mes 
souliers. J'6tais royaliste et philosophe. Je ne 
voulais pas me baltre. Les gendarmes m'ont 
rattrap6 k Loches; ils ont voulu me persuader, 
k coups de plat de sabre, que j'^tais bon 
republicain et m'ont conduit de brigade en 
brigade jusqu'^ Rennes, ou un reprfeentant 
du pouple nous fit un discours pour nous 
prouver que le jour de gloire ^tait arrive. Je 
ne voulais point de gloire, moi, et je m'en 
revins chez nous sans rien dire. On m'a fait 



VOYAGE CHEZ M. BLAISE 45 

repartir quatre autres fois. La derni^re fut la pire. 
J'^tais couche, quand les gendarmes vinrent 
pour me prendre, je me cachai sous le lit. Ces 
gredins-li burent deux pichets de mon vin, tu^- 
rent mes deux coqs et les mangferent sous mon 
nez, en me jetant les os, car ils me savaient la 
et s'amusaient k mes d^pens. Quand ils eurent 
bien d^jeun^, ils firent semblant de s'en aller et 
je crus pouvoir aller dans ma cour m' assurer du 
deg^t qu*ils m'avaient fait. Mais ils s'^taient 
caches derriere la grange, et, tombant sur moi, 
ils m'attach^rent k la queue de leurs chevaux 
qui avaient mang^ du vert. — Je vous laisse k 
penser! Enfin, je regus mon cong6 et je me 
croyais sauv6, quand on m'envoya deux m^de- 
cins pour constater que j'^tais trop malade pour 
«ervir. Je n'^tais point malade du tout, et je me 
plaignais sans pouvoir dire ou j'avais mal. Alors, 
ils m'ont signe un certiflcat bien drole qui disait : 

a Nous avons trouve M. Blaise 
De la legion nantaise, 
Assis sur sa chaise 
Fort mal h son aise, 

» Parlant peu, maladroiteraent et sans raison. — En foi 
de quoi, etc., » 

3. 



46 DEUN IE RES PAGES 

— Ne nous raconterez-vous pas, lui dit Outeil, 
pourquoi, k la GMtre et dans tout le pays, on 
vous a surnomm^ Queue-de-veau ? 

— C'est bien simple, r^pondit M. Blaise. Une 
fois Iib6r6 du service, je songeai k me marier, 
Je m'habillai de mon mieux et je me poudrai 
tout k blanc avec de la belle manivolle *. Je 
m*en allai trouver M. Mauduit k la GMtre. 

)) — Qu'est-ce que vous voulez, monsieur 
Blaise ? 

» — Pas grand'chose, monsieur Mauduit. Jo 
vous demande votre fille. 

» — Ah!oui-da! monsieur Blaise! Pas grand'- 
chose? Et laquelle de mes filles demandez-vous ? 

» — Celle que vous voudrez, monsieur Mauduit ; 
ga m'est ^gal. 

)) La-dessus, il me prend par les 6paules,m'ar- 
rete un petit moment sur le pas de sa porte, 
et me pousse dehors. Voili tons les galopins de 
la ville k me suivre en me criant : 

» — Blaise, queue de veau ! » 

» Je ne savais^ qui ils en avaient. Enfin, rentr^ 
chez moi, je m'apergois que M. Mauduit m'avait 
pendu au dos une grande queue de veau. Je 

1, Fleiir de farine. 



VOYAGE CHEZ M. BLAISE 47 

Tai vitement fait cuire et j'en ai din6 pendant 
trols jours ; elle 6tait diablement bonne et le plus 
b6te n'^tait pas moi. 

M. Blaise devenait expansif, mais, au dessert, 
apparurent certains pruneaux et certains froma- 
ges qu*il crut reconnaitre comme siens, et, su- 
bitement d^grise, il quitta la table pour aller 
arrfiter le pillage. 

Nous ne le revimes plus. La pluie avait cess6. 
On alia causer et s'^battre au gu6 de la Vauvre; 
• puis au moulin d'Angibault, qui est une d^li- 
cieuse oasis de verdure et de belles eaux cou- 
rantes. Enfin, comme la nuit arrivait, on rentra 
pour monter i cheval et partir. Ma jument 
CoUette 6tait fort impatiente de rentrer chez 
elle. reus toutes les peines du monde k lui faire 
attendre que Rose et Caroline fussent hissees en 
croupe, Tune derriere son mari, Tautre derri^re 
Hydrog^ne. Dans son empressement a nous aider, 
Hydrogftne s'etait laiss6 choir dans le fumerioUy 
et, comme mon fr^re Ten avait retired vite, il 
voulait se jeter dans ses bras pour Ten remcr- 
cier. 

— Ne va pas m'embrasser au moins I lui cria 
mon fr^re, 



48 DERNIERES PAGES 

— Si fait, r^.pondit Hydrogene en le serrant 
sur sa poitrine, c*est de bon coeur, va! 

Caroline ne voulait plus chevaucher derrifere 
lui dans T^tat ou il ^tait. Duteil et mon fr^rc 
Tessuyerent avec des bouchons de paille et enfin 
on se mit en route. 

Nous 6tions venus sans nous tromper par le 
chemin de la mare verte, laquelle mare n'a rien 
de dangereux pour peu qu'oii serre le buisson 
du bon c6t6. Hydrogene pr^tendit qu'^ la nuit, 
il y avait du danger, et qu'il valait mieux ga- 
gner Montipouret par un chemin plus long. 
Comme il ne faisait pas nuit du tout, je pense 
bien que c'^tait un pr^texte pour se montrer dans 
le bourg en belle compagnie, et nous le suivimes 
pour ne pas le contrarier. Nous n'avions pas 
fait cent pas qu'un lifevre tra versa le chemin 
devant nous, sans se presser, comme s'il se mo- 
quait de notre cavalcade. 

— Diable! dit Duteil, mauvaise affaire! Un 
li^vre qui vous regarde, c'est un sorcier qui vous 
nargue. — Ma femme, dit-il k Rose, tu devrais faire 
un beau signe de croix pour conjurer le charme, 
autrement il nous arrivera ce soir quelque f'^- 
cheuse aventure. 



VOYAGE CHEZ M. BLAISE 49 

• 

Puis il fit un grand cri : sa fenime Tavait 
pinc6 pour rempeclier de se moquer de la 
religion. 

Pour se venger, Duteil se mit k precher d'une 
voix tonnante, et il traversa Montipouret en 
d^clamant : 

— Mes tres-chers fr&res, ecoutez la parole du 
Seigneur ! 

Les habitants qui 6taient en train de souper 
accoururent sur leurs portes, et le cur^, qui 
rentrait chez lui, s'arreta stupetait, emerveille 
peut-etre de Teloquence et des poumons du 
cavalier. 

— Sovez beni, monsieur Tabb^ Rochou ! lui 
beugla le serraonneur. AUez souper, mon fils, 
vous etes un bel homme; que la paix du Sei- 
gneur soit avec vous ! 

La nuit 6tait venue, Tabb^ Rochou ne r'econ- 
nut personneet demeura perplexe. Nous primes 
le galop pour arreter la predication de notre ami ; 
mais ce tut en vain. II precha au galop avec 
encore plus d'onction et d'energie. En vain Rose 
lui tira son habit et hii d^chira sa cravate pour 
mettre fin au scandale. La jument effray^e de 
Taltercation conjugale fit un ^cart et laissa les 



oO DERNIERES PAGES 

deux 6poux, Rose, assise dans una orni^re, Duteil 
debout et prSchant toujours. 

Mon frfere mit pied a terre pour relever Rose, 
qui n'avait aucun mal; mais Duteil avail perdu 
une de ses bdttes, qu'il chercha longtemps dans 
I'obscurit^ en nous faisant remarquer qu'il Tavait 
bien pr6dit : le lifevre nous avait jet6 un sort et 
nous n'^tions pas au bout de nos aventures. 

II ne Oroya it pas si bien dire. Tout en rattra- 
pant la jument effray^e et r^parant les sangles 
qu'elle avait bris^es, nous avions perdu le sens 
de la direction k suivre, et, quand nous nous 
reraimes en route, nous tournions le dos k notre 
but sans nous en douter. 

II est facile de se perdre dans cet entre-croi- 
scment de chemins creux de notre bocage, et 
nous marchimes au petit trot pendant une demi- 
heure, croyant arriver k la grande route et 
n'arrivant point. 

Enfin Tair plus vif nous fit connaitre que nous 
n'etions plus dans la valine, mais sur un plateau. 
Lequel? Une nuit grise, opaque, uniforme, en- 
veloppait tous les objets. Le chemin 6tait plus 
large que de raison . Etions-nous sur un chemin 
ou sur une lande ? 



VOYAGE CHEZ M. BLAISE 51 

— Nous sommes bel et bien perdus, dit Duteil. 
Gela devait arriver. Le lifevre avait son id6e. 

— Alloiis done ! r^pondit mon fr^re, se perdre 
* aux environs de Montipouret, k une lieue de 

chez nous ! est-ce que c'est possible ? Marchons 
toujours, nous allons nous reconnaitre. 

Nous march^mes deux grandes heures sans 
nous faire aucune idee du pays que nous par- 
courions. 

II est vrai que nous ne songions plus i nous 
orienter. Nous causions, et Duteil ilous capti- 
vait par son esprit original et brillant. II s'^tait 
mis k soutenir une drdle de th^se : 

— Nous sommes ensorceles, cela est Evident, 
nous disait-il ; mais qu'est-ce que cela prouve? 
c'est que I'homme n'est jamais sur de lui-m6me, 
et que, par cons6qtient, c'est lui qui cr6e les 
choses qui lui apparaissent. Ainsi, en ce moment 
nous croyons etre k cheval, devisant de bonne 
amiti^ k travers champs ; nous nous prenons pour 
des personnes raisonnables ; qui sait si nous ne 
revons pas? Nous sommes peut-etre, k cette 
heure, bien endormis dans nos lits, et nous nous 
promenons en songe dans un lieu vague que 
nous ne connaissons pas. C'est assez frequent 



52 DERNlllRES PAGES 

dans les reves. On a dos perceptions confuses 
d'une nuit terne comme celle-ci et d'un monde . 
voil6 oil Ton erre k Vaventure sans but d^ter- 
min6. Je m'imagine que c'est vous autres qui 
^tes Ih, que j'ai ma fenime en croupe, que je 
vous parle et que vous me r^pondez. La convic- 
tion, la certitude font partie essentielle du rSve; 
jo pourrais vous jurer que je ne me trompe pas, 
que je vous entends, que je vous parle et que 
vous m'entendez. Je n'en serais pas raoins la 
dupe d'un *songe, et vous auriez beau me jurer. 
que nous sommes bien ici et non ailieurs, cela 
ne prouverait absolument rien, sinon que Tima- 
gination est tout, et que Von n'est, en r^alite, 
que Ik oil Ton croit etre. 

Cctte fantaisie me plaisait et je ne songeais 
pas k la conlredire. Hydrogene la trouva foUe 
et voulut la r^futer. 

— Toi, lui dit Duteil, tu affirmes d'autantplus 
que tu es plus abus6 par la vision de ton r6ve. 
Pourrais-tu me jurer qu*en ce moment tu as ta 
raison ? 

— Je m'eil fiatte! r^pondit Hydrogene; je n*ai 
pas bu comme vous une riviere de bordeaux et 
un fleuve de champagne. 



VOYAGE CHEZ M. BLAISE 53 

— Tu me reproches ma nourriture, 6 fils dc 
ton p5re ! 

— Dieu m'en garde ! je dis seulement qu'en 
ce moment je suis lucide et que vous ne Tetes 
pas. 

— Eh bien, voilci ce qui te trompe : en ce 
moment, tu crois ^couter les divagations de ton 
parent Duteil ; ce n*est qu*un souvenir passe h 
r^tai de reve. Tu es couch6 sur une botte de 
paille dans un hopital de fous. La personne que 
tu prends pour moi est le m^decin qui te soi- 
gne, et Fair de la nuit que tu crois respirer i 
pleins poumons en pleine campagne ne t'arrive 
qu'^ travers les barreaux d'une lucarne grillfe. 
Malheureux jeune homme ! la bonne dame na- 
ture a eu pitie de toi. Elle a jet6 sur la lanterne 
magique de ton cerveau les images de la patrie 
absente. Tu y vois les champs paternels, les amis 
de ton enfance, tu es heureux, tu divagues! tu 
vois ce qui n'est pas ou ce qui n'est plus, et tu 
es persuade que ce sont des choses r^elles. Mais 
il ne suffit pas de dire que ce ne sont pas des 
fantfimes, il faut le prouver. Prouve-le-moi, 
voyons, essaie! 

La discussion continua ainsi, je ne T^coutais 



tyi DERNIJ^RES PAGES 

plus. Je m'etais lev6e matin et Ic pas regulier 
de mon cheval me bergait agr^ablement. La 
tliese de Duteil se confondit dans mon cerveau 
avec mie 6bauche de r6ve sur le memo sujet. 

— Pourquoi ne serais-je pas, me disais-je, sur 
une barque au milieu d'un lac argents, ou dans 
un traineau sur la neige des steppes? 

Mon cerveau me promena ainsi k travers de 
douces visions, jusqu'^ ce que le fer de ma Co- 
lettC; frappant sur un caillou, en fit jaillir un 
eclair qui me r^veilla. 

D'autres eclairs dus k la m6me cause se pro- 
duisirent sous les pieds des autres chevaux. 

— Ah Qk\ dit mon frere, nous ne nous rappro- 
clions pas du tout de chez nous. Nos chevaux 
battent le briquet sur des silex et nous devrlons 
etre depuis longtemps sur le calcaire. 

— Mais on ferre toute la route de Ch&teau- 
roux avec des cailloux de rivifere, r^pondit Du- 
teil; nous sommes sur la route postale. 

— Allons done ! nous sommes sur les coteaux 
de la Chassaigne ! 

— Non pas, reprit Hydrog^ne, nous descen- 
dons depuis une demi-heure. Je crois que nous 
retournons k Montipouret. 



VOYAGE CHEZ M. BLAISE 55 

Mon frfere mit pied k terre et dit : 

— Ai'e ! nous sommes dans les echaussis * 
jusqu'aux genoux. 

— Alors, reprit Duteil, nous traversons la 
chaume de Chavy ? 

— Vous ^tes fous, leur dis-je ; ce que vous 
prenez pour des chardons, ce sont des creneaux. 
Nous sommes sur le haut des ruines de Saint- 
Chartier. 

— Pourquoi non? dit Duteil, tout est illusion 
dans la vie, et Timagination pent nous promencr 
aussi commod^raent \k qu'ailleurs. 

Encore un quart d'heure de marche et de 
causerie, lorsque je pris les devants, me fiant k 
Tinstinct de ma Colette plus qu aux notions de mes 
amis. La bonne creature s'arreta, et, par un mou- 
veraent que j^j connaissais bien, me demandala 
permission de boire. 

— Qu'y a-t-il ? cria Duteil. 

— II y a, lui dis-je, que nous sommes dans la 
riviere. Reste k savoir si c'est Tlndre, la Vauvre 
ou la Couarde. 

— (la, une riviere? reprit Duteil, dont la bete 

1. Chardon-Roland, panicaut. 



56 DERNlftRES PAGES 

clapotait lourdement dans Teau; encore une 
hallucination ! Vous etes sur les galets de la mcr 
Caspienne. 

— Y a-t-il des galets dans la mer Caspienne ? 

— Pourquoi pas? il y en a bien dans Tlndrel 
Allons, toujours. 

J'avangai, mais Colette refusa d'aller plus 
avant. Le vent agitait la cime des aulnes, et.de- 
vant nous, une ligne blanchStre annoncait,par un 
bruit frais et charmant, que nous marchions 
droit sur une ecluse. Caroline riait, mais Rose 
commenQait Ji avoir peur, a gronder Hydrogfene 
et h craindre qu*il ne nous menat noyer. 

— Restez lii, nous dit mon fr^re. Je vais ex- 
plorer Tautre rive. II s'enfonca dans des prairies 
liumides et revint sans avoir trouv^ d'issue. 

— Voulez-vous m'en croire? leurdis-je. Mettons 
la bride sur le cou de nos chevaux et nous se- 
rons vite chez nous. II y a longtemps que Colette 
m'avertit que nous tournons le dos i son gfte. 

Colette ^tant reconnue comme la plus intelli- 
gente de nous tous, on me laissa prendre la 
tcto. Elle s'enlbnga dans un d^dale de petits 
chemins couvcrts ou je la laissai absolument 
Hbre de choisir, et, un quart d'heure aprfes, ga- 



VOYAGE CHEZ M. BLAISE ^7 

lopaiit en liberie sur la route, nous entendions 
la voix de nos chiens saluant noire retour au 
bercail. 

Ge qu'il y a de curieux, c est qu'apres nous 
etre consults autour d'un bon feu et avoir 
examine la carte de Cassini, il n'a 6te possible 
k aucun de nous de savoir par ou nous 
avons pass6 et quel est le gu6 de rivifere ou 
Duteil a cru reconnaitre les rives de la mer 
Caspienne. Hydrogene continue k affirmer que 
ces messieurs ^taient parfaitement gris, ce qui 
n'explique nuUement comment, ne Tetant pas, a 
ce qu*il assure, il n'a pas su se reconnaitre 
mieux que les autres. Je proteste aussi, mais on 
me r6pond que je suis distraite et ne compte pas. 
Rose et Caroline ne connaissent pas mieux Tune 
que Tautre les replis et detours de la vallee 
Noire. 

— Vous fetes bien.bons de chercher, r^pond 
Duteil. Voili qui prouve bien que tout est appa- 
rence dans ce que nous prenons pour la r6alit^. 
Nous ne nous sommes probablement pas egares 
du tout. Nos chevaux ont suivi raisonnablement 
le bon chemin, pendant que. nous er*rions en 
songe dans des'tenebres fantastiques. 



58 DEUNliiRES PAGES 

— Mais alors, lui dis-je, comment avons-uous 
mis quatre lieures pour faire une lieue? 

— Nous dormions , et nos chevaux ont doi'mi 
aussi. 

— Nous dormions! et tu n'as pas cesse de 
parler ! 

— Vous avez revd que je parlais. Je me sou- 
viens k present de n'avoir pas dit un mot. 

— Ah I par exemple! s'ecria Hydrogene, et 
prech6, et chante la messe I 

— Moi, j*ai chant6? Prouve-le! 

— Je Ic prouverai par t^moins. 

— Que les temoins prouvent! Voyez, prouvez, 
prouvez tous. 

— Notre unanimitej la concordance des te- 
moignages... 

— Ph^nomene bien connu dliallucination 
contagieuse. Devant les temoignages d*une bande 
de fouS; un juge sage ne se trouve pds 6dait*6. 

-^ Alors, lui dis-je, pt*ouve que nous sommes 
foils ! 

— Ceci, mes cnfants, r6pondit-il, me seralt 
trop facile. Je vous renvoie au tribunal de votrd 
conscience. 



LA BLONDE PH(EBE 



Ceci est un souvenir qui me traverse Tesprit. 
Un personnage dont je n'ai jamais parl6 et qui 
ii'a guere fait que m'apparaitre, me revieiit k la 
m^moire. C'^tait un type ; fille noble de la pro- 
vince, marine k un assez riche gentilhomme de 
campagne, elle 6tait venue dans la petite villo 
pour ne pas se s^parer de son fils unique qui 
entrait au college. 

Cette personne ne me fournira pas de r&it 
int^ressant, ce ne sera qu un portrait ; un por- 
Ifait est une 6tude comme une autre, puisque 
tout est dans tout. 

Elleavait, quand je la conniis, dnvil-on vingt- 
huit ansi Elle n*6tait ni jolie ni belle, et pour- 
tant elle 6tait foi't seduisante. C*etait une blonde 
trfes-blanche et trfes-grande. Trop grande des 



GO DERNIEKES PAGES 

jambos, car ellc avait la Icte, le buste et les bras 
d'une feinme delicate et de moyenne taille ; les 
jambes n'en finissaient pas. Quand on la voyait 
assise, on ne se doutait de rien. EUq se levait 
et Ton 6tait presque ^pouvante. Mais on s*y fai- 
sait, car cette g^ante^lait d'une souplesse etd'une 
gaucherie charmantes ; elle avait des pieds d'en- 
fant tou jours chauss^s avec recherche. Ses mains 
(^taient petites aussi et cliarg6es de bagues. Bile 
avait d*adinirables cheveux d'un blond roux, le 
teint assez colore, les ^paules un peu carrees, la 
poitrine un peu plate, le dos un peu rend par 
rhabitude de be casser en deux k Tendroit de la 
ceinture, comme si ce buste fragile exit trop 
pese k la base presque masculine du corps. 

Ses traits n'6taient pas irr^guliers, le nez ^tait 
assez grand, la bouche encore plus, le front et la 
machoire etaient assez pro6minents. Toreille 
etait petite et delicate, Toeil clair et. caressant, 
On eut dit que la nature s'etait ravis6e au mo- 
ment de faire un homme et que, pour effacer 
vite son premier jet, ellclui avait donn^ certains 
charmes etonnes de se trouver mari^s aux har- 
diesses du premier plan. 

G'est a la promenade que je fis coimaissance 



LA BLONDE PHOHBE 61 

avecelle. A cette epoque, je courais beaucoup a 
cheval avec mon frere. Nous avions des betes 
assez ardentes, et nous nous trouvames dans un 
petit chemin encaiss^, avec cette personne qui 
marchait devant nous. 

J'ai oublid de vous dire son nom de baptSme, 
le seul que je veuille vous dire. Mais ce nom lui 
allait tr^s-bien, il ^tait Strange comme elle : elle 
s'appelait Phoeb6. 

Comme elle faisait toutes choses h sa maniere, 
ellenemontait pasaTanglaise. Elleetait assise tout 
h fait de c6t6 sur une belle selle de velours noir 
a clous doresj faite comme les selles a ane oii 
Ton assied les enfants, avec un tres-grand rebord 
en arriere, un veritable dossier. 

Elle n'avait aucun costume d'atnazone; une 
petite coiffure de velours et de rubans qui n'etait 
a la mode d'aucun temps et qui paraissait etre 
une chose commode de son invention, laissait 
paraltre ses beaux cheveux tombant en longues 
boucles sur un chale rouge crois6 sur la poitrind 
et noue derriere le dos . Elle me parut tres-sin- 
guliere, mais assez dgreable k voir ; mon frere 
me la nomma, il Tavait rencontree deja k la vill^ 
et coiinaissait, je crois, un peu sa famille. 

4 



02 DERNlfeRES PAGES 

Comme on parlait d6j4 bcaucoup d*ellc dans 
le pays, j'etais assez curieuse de la voir de prfes, 
mais ellc avail quelque avancesur nous, et, quand 
sa monture sentit approcher les ndtres, elle prit 
le galop pour n'6tre pas d^pass^e. 

C'^tait une toute petite b^te assez gentille, 
malgre la vulgarity de sa race marclioise. 

— Voila, me dit mon frfere, une petite pou- 
liche de landes qui ne manque pas d'ardeur, 
Mais que cette dame est done mal installs li- 
dessus ! Si la b6te faisait le moindre ^cart h. 
gauche . . . 

Comme il disait cela, la jumertt fit un nota- 
ble 6cart h gauche, et la dame se trouva debout 
sur ses pieds, sans avoif fait de mouvement 
apparent pour s'y mettre. La petitesse de Tani^ 
mal et les longues jambes de T^cuy^re expli^ 
quaient la facility de leur separation. 

fille se trouvait done platit^e devant nous (iommc 
un peuplier, dont elle avait la sveltesse pen- 
chee^ et, quand elle entendit mon freJre s'6crier: 

— Ahl j*en ctais siire, qu'elle tomberait! 
^— Je ne tombe jamais, r6pondit-elle, avec un 

calme enjoue. Quand moll cheval me fait des 
folics, je le quitte, voila tout. 



LA BLONDE PHOKBfi 03 

II Tavait si bien quittde, que raon frere dut 
faire un temps de galop pour le rattraper. II Ic 
ramena et descendit pour serrer les sangles, qui 
6taient tout k fait laches. 

— Quand on monte de cette maniere, disait- 
il, raaniere qui n'offre jamais de veritable 
solidity, il faut au moins veiller k ce que la 
b6te soit fortement sangl^e. Yous ^Xes adroite 
pour sauter en avant ; maiS; si la selle tournait 
en arri^re, vous pourriez vous tuer ou etre trai- 

* n^e par vos jupes, et permettez-moi de vous 
dire que vous ne devriez pas sortir seule, 
dans ces conditions-l&, avee une jeune bete 
qui ne me parait pas bien raisonnable. 

— II parait, r^pondit malicieusement la blonde 
Phoebe, que nous ne sommes pas plus raisonna- 
bles Tune que Tautre, selon vous. Mais, moi, je 
sais que jene peux pas tomber en arriere, parce 
que j'ai Thabitude de me plier en avant, et que 
je ne peux pas 6tre trainee par mes jupes, vu 
que je ne me sers pas d*6trier. 

— Je vois bien, r^pliqua mon frcire, je vols 
que vous ne tenez h rien, et, si vous etiez ma 
soeur, je ne vous laisserais pas faire une pareille 
(^^quitation. 



Oi DERNIERES PAGES 

• 

— Vous croyez quo je ne suis pas soUde? 
vous vous trompez. Voulez-vous que nous lan- 
C'ions nos chevaux tous les trois? 

Kile ^tait remont^e sans le secours de per^ 
sonne, sur la pouliche, qu'elle stimula d'un grand 
coup de houssine et qui partit ventre k terre. 
Nous la suivimes, ^tonn^s de son adresse et de 
sa tranquillity. 

Comme nous devions rentrer par le m6me 
chemin, nous la reconduisimes jusqu'i sa porte, 
et elle nous engagea k revenir la voir. 

Elle vint aussi chez nous, et, pendant quclques 
mois, nous nous vimes souvent. Elle 6tait bien 
61cv6e, et, quoiqu'elle n'eut jamais quitt6 sa pro- 
vince dont elle avait Taccent prononc^, elle avait 
de bonnes mani^res. Je Tavais prise d'abord 
pour un casse-cou pire que moi, puisque le plai- 
sir de courir la carapagne lui faisait accepter et 
aimer des dangers dontj*avais su me preserver; 
mais elle n*6tait pas r(^ellement active, et, aprfes 
deux ou trois cavalcades ou elle continua a tomber 
sur ses pieds au moindre impr^vu, elle nous 
montra qu'elle 6tait, avant tout, nonchalante. Je 
ne sals quelle education elle avait re^ue, elle 
n'aimait aucun art, elle ne s'int^ressait k rien 



LA BLONDE PHOKBIE 03 

en politique, elle n'avait pas de mc^nage, son 
mari 6tant reste dans ses terres et ne venant la 
voir que le samedi, jour de marche. Elle n'avait 
done pas de milieu et paraissait fort d^soeuvr^e. 
Elle aiitiait k causer, pourvu qu'elle n'eut qu'^ 
faire des questions, et, comme elle manquait 
d'instruction, ses curiosit^s ne portaient que sur 
des choses inutiles et frivoles. Elle m'ennuya vile 
et je la quittai souvent, sous pr^texte de vaquer 
k mon manage, pour aller lire dans ma chambre. 
Elle n'^tait pas genante et on pouvait Toublier 
sur un fauteuil du salon sans qu'elle y trouvat 
k redire. II n*^tait pas agr6able d'aller chez elle: 
elle voulait recevoir sans etre installs. Je ne 
pouvais pas souffrir sa cuisine marclioise forte- 
men t 6pic^e. Apr6s diner, on dansait dans une 
chambre ou il y avait des lits, entre autres celui 
de son petit gar^on, qui arrivait du college, di- 
nait et s'endormait a huit heures, au son des 
violons, aprfes s*6tre d^shabill^ tranquillement 
en plein bal. Le mari assistait quelquefois k ces 
reunions, ou il paraissait ne connaitre personne 
et ne disait pas un mot. fignore s'ils vivaient 
en bonne intelligence. lis se disaient vous et se 

parlaient froidement. Dans tons les cas, ce qui 

4. 



60 DERNIKRES PAGES 

arriva par la suite parut 6tre fort indifferent h 
ce mari philosophe. 

J'avais d^couvert chez madame Phoebe une ten- 
dance qui 6tait en r6alit6 I'unique amusement 
de sa vie. Elle ^tait profondiment coquette sans 
en avoir Fair; sa gracieuse nonchalance cachait 
une premeditation incessante ; elle voulait plaire 
et passionner. 

Mon gros bonhomrae de frfere y fut pris et me 
cacha son jeu. Je decouvris le secret de la ma- 
niere la plus baroque. 

Un vieux galant, qui venait quelquefoiar chez 
nous et qui etait d'une laideurbien conditionn^e, 
avec une fatuite k Tavenant, me trouva un jour 
en train de dessiner. Je me servais d'estompes 
etdefusainecrase. 

— Vous broyez du noir ? s*ecria-t-il avec em- 
phase, en me voyant essuyer mes mains. 

— Mais pas du tout, lui repondis-je, je n'ai 
aucun sujet de tristesse. 

— Eh bien, moi, reprit-il, je suis un homme 
desesp^re, un coeur brise. Vous savez bien ce 
que je veux dire. 

— Je ne m'en doute seulement pas. 

— Allons done! vous savez bien qui ma- 



LA BLONDE PHOI:bI^ 67 

dame Phoe|36 me pr^ffere, et pour qui elle me 
chasse. 

— Je vous jure que je ne sais rien de tout 
cela et n'y comprends goutte. 

— Eh bien, elle m'aimait ! j'^tais heureux ! 
votre fr^re a exig«5 qu'elle me mit k la porte. 

-^ Mon fr^re? II n'a aucun droit sur elle. 

— II est aim6 1 

— Ah! c'est possible. En ce cas, il faut vous 
rfeigner k ne pas Tfitre, si tant est... 

— Je vous jure... 

— On jure sou vent, on ne prouve pas tou- 
jours. 

— Vous voulez que je prouve? 

— Non, tout cela m'ennuie et ne me regarde 
pas. Permettez-moi de garder mon opinion. 

— 'Qui est que je mens ? 

— Qui est que vous vous 6tes tromp6. 

— Lisez ces lettres. 

— Non, je ne veux pas. 

— Je vous les laisse, vous les lirez. 

— Je n'en ferai rien. 

— Vous devez k la justice et k la verite de 
les lire. Si vous vous assurez de mes droits, vous 
prononcerez. 



08 DERNIKRES PAGES 

— Prononcer quoi ? Vous me dites des choses 
insens^es! Comment puis-je m'^tablir juge en 
pareille affaire? 

— Si cette femme ne me doit aucun ^gard, 
tout ce que je vous ai dit sera non avenu. Je 
laisserai la place k yotre frfere et me tiendrai 
Iranquille. 

— Et si vous avez des droits, comme vous 
dites?... 

— Vous t^cherez d'empecher votre frfere de 
tomber dans lo pi^ge ou j'ai 6t6pris; et, si vous 
n'y r(^ussissez pas, vous chasserez de votre inti- 
mity et de votre maison une personne indigne 
de votre accueil. 

— G'est-^-dire que je servirai votre vengeance? 
Eh bien, non, remportez vos lettres, je neveux 
rien savoir, — k moins que vous ne m^autoHsiez 
k les rendre k celle qui les a 6crites? 

— Et vous la chasserez? 

— Non, je la prierai trfes-poliment de ne plus 
rovenir; car, s'il est vrai qu'elle ait des intrigues 
bizarres, j'aime mieux n'en pas 6tre le t^moin 

— Lisez done ! 

Et il 6tala sur la table cinq ou six lettres d'une 
fine ^criture avec orlhographe douteuse, — bien 



LA BLONDE PH0KB6 09 

tourn^es d'ailleurs, d'une amabilit^ assez chattc, 
mais d'une parfaite innocence. 

Je les rendis en riant au vieux amoureux, et 
lui d6clarai qu'il pouvait les montrer k tout le 
monde sans compromettre en aucune fa^on 
madame Phoebe. II fut en colfere contre moi : 
vraiment, I'amour rend bSte, II ne ooncevait pas 
que mon interpretation ne fut pas d'accord avec 
la sienne. 

— Voyons, lui dis-je pour en finir, si vous 
avez 6te heureux, vous ne le prouverez k per- 
sonne, et, comme vous aurez de la peine h le faire 
croire, je vous engage k vous conduire engalant 
homme, c'est-^-dire k vous taire, car les rieurs 
seraient contre vous. Je ne crois pas que mon 
fr^re soit plus favoris6 que vous, mais je sais 
que, s'il en estainsi, il se conduira mieux. 

Quand je revis mon hbve, je lui demandai 
Texplication de Talgarade de M. ***. 

— II n*y a rien du tout, me r^pondit-il. II 
etait fort assidu aupres de la blonde Phoebe. Je 
Tai trouv^ ridicule. Je m'en suis moqu^. Elle a eu 
un peu honte, je crois, d' avoir fait la coquette avec 
ce barbon. Elle Ta reiQu plus froidement. II s'est 
f^che, elle Ta mis k la porte. S'il vcut que nous 



70 DEUNlftRES PAGES 

nous allongions quelque bon coup de sabre, 
je suis encore assez hussard pour le lui servir. 
— Allons done, un homme de cet ftge-li ! J'espfere 
que, s'il ^tait assez fou pour te chercher noise, 
tu ne le prendrais pas au s^rieux. Mais la blonde 
Phoebe, ne la prends-tu pas au s^rieuxplusqu'il 
ne faudrait ? 

— Ma foi, je ne te cache pas qu'elle m'occupe 
beaucoup; mais je ne suis pas un imbecile et je 
me tiens sur mes gardes. Tu Tavais bien jug6e, 
elle est d'une insatiable coquetterie. 

— Je ne Tai pas jug^e en dernier appel. Cest 
pcut-etre tout simplement une femme sans int^ 
rieur, qui s'ennuie et n*a pas T^nergie de se 
distraire par une passion intellectuelle. 

— Eh bien, c'est justement cela, elle joue a 
Ja galanterie platoniqu^. Dans une petite ville, 
ce jeu-la est impossible. Une femme a beau se 
garder, on la calomnie et sa vertu ne sert de rien 
k sa r(^putation. 

Quelques semaines plus tard, je vis mon Mre 
trfes-agit^. Un nouveau soupirant s'^tait introduit 
dans rintimit^ de la dame. 

— Tu ne vas pas, j'esp5re, dis-je k mon hussard, 
me donner le spectacle des fureurs du vieux *** ? 



LA BLONDE PHOEBE 71 

— Si fait, r^pondit-il ; mais je ne le donnerai 
qu a toi seule, et je ne menacerai personne de 
ma vengeance. Seulement je puis bien t'avouer 
que j'etais amoureux comme une bSte de celte 
g^ante qui n'est ni belle ni spirituelle, mais qui 
a un charme et des yeux! Je t'assure que, si elle 
est vulgaire k beaucoup d'^gards, c*est faute de 
d^veloppement. II y a en elle T^toffe d'une prin- 
cesse deroman. ficoute une anecdote. 

J) L'autre jour, j'^tais avec elle dans sonjardin. 
Elle 6tait assise, avec une de ses grandes jambcs 
repute contre le pied de sa chaise ; elle avait des 
fleurs sur ses genoux. Tout k coup elle se baisse, 
regarde, et, avec un sang-froid admirable, medit : 

» — Regardez ma jambe et ne bougez pas! 

» Je regarde, et vois une vipere entortillee k 
sa jambe et au pied du fauteuil. J^allais m'^lan- 
cer, elle m'arrete en disant: 

» — Vous voulez done qu'elle me morde ? Un 
peu de calme, elle n'est pas en colore! elle s'en- 
roule pour descendre. Je le sens, elle me quitte. » 

En eifet, la vipfere avait pos6 la t6te sur le sa- 
ble en retirant k elle ses anneaux; je T^crasailes- 
tement avec le talon de ma botte, et je regardai 
ce petit pied et ce bas de soie toujours si bien 



72 DERNIERES PAGES 

lendu ; elle n'etait^ ni emue iii pslle, elle sou- 
riait en me voyant coutempler son pied. Elle ne 
pensait dej^ plus k la vipere, elle pensait k Tef- 
fet que son bas et son Soulier produisaient sur 
moi. 

II la revit encore pendant quelques joui-s et 
puis il ne la revit plus jamais. 

— Je ne veux pas etre ridicule, me dit-il, et 
je ne veux pas non plus ^tre m^chant. C'est 
une aimable femme apr^s tout, et je la crois 
tres- bonne. Elle est pleine de g^teries char- 
mantes pour ceux qui Tapprochent. Tant pis 
pour eux s'ils prennent ses drag6es pour argent 
comptant. Je suis puni par ou j'ai p6che. Je 
suis cause qu elle a mis le vieux *** k la porte, 
j'ai eu tort, je n'^tais pas jaloux; maintenant 
le nouveau sigisbee est jaloux de moi. Je le vois a 
Tembarras de la dame, et je ne veux pas le 
faire ^vincer ; car, alors, je serais pris pour tout 
de bon. II me faudrait etre toujours la et laire 
le metier de mari pour chasser les oiseaux de 
passage. Non, c*est Irop serieux pour moi qui 
suis un liomme marie et ne veux pas de scandale. 

Le troisieme sigisbee sut se faire garder. II 
n'avait rien k faix*e. Oa en glosa beaucoup, et 



LA BLONPE PHOEBE 73 

avec raechancet^. II 6tait un pauvre diable. La 
datne 6tait assez riche et s'^tait install^e a la ville* 
dans les conditions d'une certaine elegance et 
d'un certain gout. EUe ne sortait plus de son 
jardin et ne voyait plus personne. Elle mourut 
oubliee, et son cavalier servant retoinba dans la 
mis^re sans avoir profits en rien de la situa- 
tion. 

Novembre 1875. 



MON GRAND-ONCLE 



J'ai parl6, dans YHistoire^de ma vie^ de ce 
grand-oncle qu'on appelait encore, dans mon 
entance, Tabbe de Beaumont, bien qu'il se fut 
volontairement secularise, et qui, depuis la Revo- 
lution, signait Godefroid de Beaumont-Bouillon, 
bien qu'il n'eut jamais ete legitime. C'^lait une 
figure int^ressante , une de ces aventureuses 
destinies qui, en subissanl le contre-coup des 
revolutions, marquent d'une fagon invraisem- 
blable et romanesque les epoques de transition 
eiitre une society qui finit et une society qui se 
reconstitue sous Tempire de Timprevu. 

A repoque oil j'ecrivis VHistoire de ma vie. 



76 DEUNIEKES PAGES 

je ii'avais pas de details precis sur la jeu- 
iiesse de mon grand-oncle. Je n'en savais que 
ce que m'avaient racont6 mes parents, sans 
pouvoir conlroler Texactitude de leurs souvenirs. 
Je regois aujourd'hui, d'une personne amie qui 
tut recueillie et elevee par lui, une sorte de no- 
tice sur lui et raa famille. Ce petit travail est si 
agreablement redige et si curieux, que je li'au- 
rais qu'^ le publier tel quel, s'il ne contenait 
ccrtaines erreurs dont la recherche et la rectifica- 
tion n'auraient point d'interet. Ce qui est vrai et 
touchant dans cette notice dont on veut bien 
me faire present, c'est la partie qui concerne 
mon grand-oncle et qui rectifie d*autres erreurs, 
commises par moi sur son compte. Cette partie, 
ecrite sous sa dict^e ou au sortir d'entretiens 
intimes, m6rite d'etre lue, et j'en vais donner le 
resume aussi rapide que possible. 

Charles-Godefroid-Marie de Beaumont naquit 
le 31 octobre 1750, du due de Bouillon, prince 
de Turenne, et de mademoiselle Verri^res, deja 
mere d'Aurore de Saxe, qui fut ma grand'm^re. 
Le nomde Beaumont 6tait celui d'uneterre, Beau- 
mont-le-Royer, que le due possedait en Nor- 
mandie. C'6Lait Tusage des grands seigneurs 



MON GRAND-ONCrE 7/ 

d'alors do nommer ainsi leiirs Mtards, sans 
pourtant leur assurer la possession des fiefs 
dont ils prenaient le titre. Ainsi, des Tenfance, 
Charles-Godefroid fiit le chevalier de Beaumont, 
sans aucun revenu ni droit de propri^l^. 

La duchesse de Bouillon, princesse de Lor- 
raine, n'avait eu que deux fils. L'aine, ayant 
fait une chute h la chasse, (5tait demeur^ bossu; 
il mourut k vingt et un ans. Le second, Ir^s- 
beau de visage, ^tait encore plus disgracie. II 
^lait cul'de-jatte. Aussi, quand la duchesse voyait 
le jeune chevalier, si grand, si beau, si bien 
tourn^, elle pleurait de regret. Elle eut voulu 
etre sa m^re. Elle le prit en vive affection lors- 
qu'elle vit T intelligence et la bonte se d^velopper 
en lui en m6me temps que la beauts physique. 
Le chevalier adorait le jeune prince et Tentou- 
rait des plus tendres soins. Celui-ci ne ch^ris- 
sait au monde que le b^tard, ne se tenait tran- 
quille et ne se sentait heureux que quand il 
^tait 1^. La duchesse obtint que Charles habitat 
rhotel de Bouillon. En proie k une maladie 
longue et cruelle, elle re^ut de lui des soins 
assidus. II la quittait h peine et. lui faisait la 
lecture. A la veille de mouHr, elle fit venir le 



78 DERNlfeRES PAGES 

jeune prince dans sa chambre. On le portait, il 
ne marchait pas. 

— Mon fils, lui dit-elle en lui montrant le 
chevalier, si je me resigne k la volont6 de Dieu, 
qui est que je vous quitte, c'est que je laisse un 
ange gardien aupr^>s de vous. Jurez-moi de Tai- 
mer toujours. — Et vous, chevalier, promettez-moi 
de vous consacrer k votre fr^re, et de donner, 
s'il le faut, votre vie pour conserver la sienne, 

Lo chevalier jura avec effusion. La duchesse 
les benit tous deux, « et mourut sainteraent ». 

Jusquo-1^, M. le due, qui avait^quatorze cent 
mille livres de rente, revenu 6norme k cette 
epoque, ne s'etait occup6 ni dS ses enfants, ni 
de son interieur. Un jour, il appela Charles et 
lui dit : 

— Chevalier, je t'ai fait donner del'Mucation; 
en as-tu profits ? Saurais-tu repondre k cette 
lettre ? 

Charles fit un brouillon et le porta en trem- 
blant k son p6re, qui (5tait rude et violent. 

— Comment me faites-vous parler, nisieur? 
s*ecria-t-ilenlui jetant le papier au nez. Refaites 
ceci au plus vite, et qu'il n'y ait pas un seul mot 
de ce que vous y^ avez mis. 



MON GRAND-ONCLE 79 

Le chevalier, eperdu, se remet k Toeuvre et 
apporte son second brouillon. 

— Encore pis que I'autre! s'^crie le due. 
Refaites cela et que je n*y trouve pas un raof 
des deux premiers essais. 

Le chevalier recommence et revient. 

— C'est bien, dit le due. Je vois qu on ne 
m'a pas vol6 mon argent. 

Et il Tembrasse. 

— Ta premiere lettre 6tait bien, la seconde 
6tait mieux, la troisi^me est parfaite. J'ai 
voulu t'^prouver. A present, je te nomme mon 
secretaire in time. 

Dfes lors, le chevalier, charge de connaitre et 
de surveiller une maison au pillage, fut un objet 
de crainte et de haine pour deux gredins qui 
jur6rent sa perte. C'etaient Le Bas et Cerson, le 
maitre d'hdtel et Tintendant. 

Ici se place une anecdote qui ne manque pas 
de couleur. 

Le due possMait aupr^s d'fivreux le chateau 
de Navarre, au milieu d'une foret de vingt-cinq 
lieues de parcours. Le cardinal de Bouillon, on- 
cle du due, annonce k celui-ci qu'il desire chas- 
ser chez lui le jeudi suivant. Mais, ce jour-li, le 



80 DERNlfeRES PAGES 

due est do service chez le rol. 11 appelle le 
Mtard. 

— Chevalier, il faut me remplacer k Navarre. 
Fais les invitations, organise tout et que tout 
aille bien. II s'agit de traiter le cardinal, fais 
attention k mes gens. Us ont le parler un peu 
leste. Veille k ce que mon oncle n'entende pas 
une parole d^plac^e, pas un juron surtoutl 

Le chevalier part pour fivreux, organise tout 
k merveille et voit bientdt arriver le cardinal 
dans son carrosse, escort^ de toute une ^l^gante 
gentilhommerie k cheval. Dfes le lendemain, on 
se met en chasse; mais, malgr^ les excellents 
pr^paratifs du chevalier, tout va de travers. 
Hommes et chiens sont comme paralyse par la 
consigne. II s'^vertue en vain. Le cardinal ne 
reconnalt ni la vaillante meute, ni les piqueurs 
6m^rites de son neveu. 

— Mon enfant, dit-il au chevalier, tant que 
vous vous contenterez de dire: « Tayaut!... 
tayaut!... » nous ne ferons rien qui vaille. Je 
vais vous apprendre comment on parle aux 
chiens. 

Et li-dessus, le cardinal apostrophe b^tes et 
gens en terraes si 6nergiques, que les piqueurs 



MON GllAND-ONCLE 8l 

enthousiasm^s se r^veillent et que les chiens 
bien stimulus retrouvent Tardeur et le flair. 
Monseigneur donna lui-m^me le coup de griice 
au sanglier, el, k quelques jours de 15> il racon- 
tait I'aventure au petit coucher du roi, en lai- 
sant force doges du jeune chevalier en presence 
de son p^re. Le due parut temoigner alors une 
sorte d'aifection k son fils. 

Une seconde parlie de chasse k Navarre eut 
lieu peu apr^s et le chevalier fut encore charge 
de remplacer son pere. Aupres d'fivreux, on 
rencontre une noce de bons paysans et la bril- 
lante jeunesse du cortege de monseigneur la suit 
pour se livrer k la danse. 

Le paysan qui mariait sa fille dait un riclie 
fermier du due. Le (Jievalier tut accueilli avec 
joie et charge de dormer le bras k la jeune soeur 
de la marine. L'histoire ne dit pas si le cardinal 
prit part a la fete; mais il est dit qu'elle dura 
plusieurs jours, et mon grand-oncle a raconte 
les faits qui le concernent, en plagant k cetle 
date le second grand chagrin de sa vie. Le 
premier avait ete la mort de la duchesse. 

11 avait alors dix-neuf ans, il n'avait aucun 
traitement fixe chez son p^re, aucun etat defini, 



5. 



82 DERNIERES PAGES 

aucun reve d'ambition. II adorait la campagne, 
il faisait d6ja des vers dans le gout champetre 
de son temps. La seconde fille du fermier 6tait 
jolie. 11 en devint amoureux etdemanda sa main. 

Le pere repondit que c*^tait grand honneur 
pour lui; si M. le due y consentait. 

Le chevalier consulta d'abord sa mere. Made- 
moiselle Verri^res, qu'on appelait alors madame 
Rinlcau, accueillit avec joie Tidte d*aller vivre k 
la campagne avec lui. Mais il fallait le consen- 
tement paternel. M. le due ecouta Tidylle du 
chevalier en souriant et lui d^fendit de songer 
jamais k cette billeves6e. Peu apr^s, il le nomma 
colonel du regiment de dragons qui lui appar- 
tenait. La m^re fut joyeuse et fifere, le jeune 
homme sc crut en possession d'une carri^re 
brillantc. Mais Gerson et Le Bas veillaient, 
avides de Ic trouver en faute. L*occasionne tarda 
pas k se presenter. Une dame de haut parage, 
maitresse du prince, ayant rencontr6 dans le 
monde le jeune et beau colonel, Tinvita k venir 
chez elle. 

11 ignorait, parait-il, Tintimit^ de son p^re 
avec cette personne. II lui rend visite. C^son, 
qui r^piait sans cesse, avertit le due. A peine 



MON GRAND-ONCLE 83 

le colonel est-il assis que le carrosse paternel 
arrive grand train. La dame, eifrayee, pousse le 
jeune homme dans son cabinet de toilette et le 
cache sous un monceau de robes et de chiffons. 
Le due entre en fureur I'^p^e au poing, ouvre 
toutes les portes, penMre dans le cabinet, perce 
k plusieurs reprises le tas de chiffons. Le colonel 
effleure ne bouge pas. Le due croit qu'on Ta 
tromp^, deraande pardon k sa maitresse et se 
retire. Gerson 6tait aux aguets. 11 voit, quelques 
moments apr^s, sortir le colonel, et de nouveau 
avertit son maitre, qui court chez le roi et ob- 
tient pour monsieur son fils une lettre de 
cachet. 
Rentr6 chez lui, il mande le colonel et lul dit : 

— Je me suis tromp6, rrCsieury en vous 
faisant militaire. (la ne vous convient pas. 
Demain, vous entrez au s^minaire. 

— Pretre, moi ? jamais ! 

— Vous! je le veux. 

— Ce sera un sacrilege, je n'ai pas la vocation. 

— Vous Taurez, sinon la Bastille k tout jamais. 
Savez-vous lire? 

II lui montre la lettre royale. 

--r Mon prince, reprend le colonel, mon corps 



84 DERNIERES PAGES 

est k vous, mais raon ^me est k Dieu, et il 
me defend de vous oMir. 

II salue et sort ; en passant devant la cham- 
bre de ce pauvre fr^re infirme qu'il a jur6 de 
ne point abandonner et qu'il ch^rit toujours, il 
h^site, il lui crie un adieu dfchirant et sort de 
rhotel pr^cipitamment. Oil va-t-il ? ou trouvera- 
t-il un refuge contre cette odieuse autorit6 pa- 
ternelle qu'aucun lien social ne consacre ? II 
n'en sait rien, il marche au hasard, la t6te per- 
due. 11 n'ose aller chez sa m^re, il craint sa ter- 
reur et son d^sespoir. U se trouve, sans savoir 
comment, dans le jardin des Tuileries, et se jette 
sur un banc, oil, dans un mouvement d'angoisse 
Kbrile, il frappe la terre du bout de sa caune. 
Un bruit m^tallique se fait entendre, il voit luire 
quelque chose; il se baisse et ramasse une 
pi^ce de douze sous. II gratte un peu et en 
trouve une seconde. 

— Allons! se dit-il, le Ciel vient k mon 
aide. J*ai quitt6 Fhdtel sans songer k prendre le 
moindre argent, et je ne puis en aller chercher; 
mais je ne mourrai pas encore de faim aujour- 
d'hui ! 

II allait s' Eloigner avec ses vingt-quatre sous. 



MON GRAND-ONCLE 85 

quand une idte superstitieuse le retient : c*est la 
Providence qui lui a fait faire cette trouvaille, 
il faut aider la Providence. II se rassied, fouille 
encore avec sa canne, et trouve deux louis do 
vingt-quatre francs. II s'eloigne alors, va dejeu- 
ner au Palais-Royal avec ses vingt-quatre sous, 
et, tout aussitdt, il court jeter ses quarante-huit 
francs surle tapis vert d'une maison de jeu. II 
gagne soixante mille livres k la roulette ! 

Quelle fortune pour un gar^jon de vingt ans 
qui n'a encore rien possede au monde et qui 
n'a v^cu sur un certain pied qak la condition 
d'une souraission absolue, voisine de la domes- 
ticity ! Avec soixante mille francs, on pouvait k 
cette ^.poque-lci, vivre modeste et libre, en rom- 
pant avec le funeste milieu ou notre colonel 
avait M ^lev^. Mais ou eut-il pris la notion 
d'un meilleur sort? L'ideal de la vie de campagne 
avec une jolie fermifere et de bons paysans ^tait 
d6]k loin. On avait ^t^ dragon, on connaissait 
le plaisir et le bruit. D6s lelendemain, on s'in- 
stalle en plein Paris, dans un bel appartement, 
ruede Bourbon (aujourd'hui rue de Lille), on se 
iHeuble somptueusement, on achate voiture et 
chevaux et on s'en va passer fi^rement devant 



86 DERNI^ftES PAGES 

les fenetres de Thotel de Bouillon pour narguer 
le tyran qui peut, d'un geste et d'un mot, vous 
envoyer mourir a la Bastille. 

Le due, violent et sans scrupule, n'^tait pas 
m^chant au fond, car il le laissa faire et ne 
sevit point. II savait bien que la faim ramene- 
rait Tindocile sous le joug. Le tr&or dura quel- 
ques semaines ; lorsque Venfant prodigue vit ap- 
procher le terme inevitable de sa splendeur, il alia 
trouver sa mfere pour lui demander conseil.EUe 
savait tout, elle avait vu la lettre de cachet, elle 
Texhorta k la soumission et se mit k ses genoux. 
II avait le coeur tendre et g^nereux, il ch6rissait 
samere. II disail d'elle sur ses vieux jours: 

— J*ai connu bien des femmes charmantes, je 
n'en ai jamais rencontr^ aucune qui, pour la gr&ce, 
Tesprit et la bonte, approch^t de ma m6re. 

II fut ^mu, boulevers(^. ; il cMa et partit pour le 
scminaire (f'fivreux, oil il devait faire son temps 
d'^tude et d'epreuve. 

L*aimable biographe que je resume croit sa- 
voir le veritable nom des demoiselles Verri^res ; 
selon le texte que j'ai sous les yeux, elles s'appe- 
laient de Rainteau, et la mere de ma grand'm&re 
et de mon grand-oncle serait devenue comtesse 



MON GRAND-ONCLE SI 

de Furcy k T^poque que je viens de retracer. Le 
titre estau moins de trop. Les deux soeurs sont 
historiquement connues sous les noms de Marie 
et Genevieve Verri^res, qu'elles portaient comme 
dames d'0p6ra, et ma grand'mere iie leur en a 
jamais donn6 d'autres en me parlant d'elles. Dans 
un acte de procedure du temps, le mari de mon 
ai'eule, en 1748, est qualified tout simplement de 
5ieur de la Rivifere, bourgeois de Paris. La femme 
s'appelle Marie Rainteau. 

Les demoiselles Verrieres, apres la vie bril- 
lante que Ton sait, devinrent devotes et songe- 
rent k quitter le monde. Voici une lettre qui 
peint la situation. On verra que la signature 
ajoute Furcy k Rainteau. Qu'^tait-ce que Furcy ? 
Je ne sais et ne Tai jamais su. 

« Paris, 1771. — Je vous suis pas k pas, mon 
cher enfant. Je sais, k pen pres, Theure de vos 
exercices et je me joins a vous autant que me 
le permet tout ce qui m'entoure, m'ennuie et 
me fatigue. Ne riez pas si je vous dis que je 
travaille avec vous. Ah Qkl monsieur Charles, 
voili qui n'est pas bien du tout, vous riez au 
net de votre m^re ! Je m'explique. 



88 DERNIERES PAGES 

» Quand je crois que vous 6tes enfonc6 dans 
vos auteurs, dans vos P^res de rfiglise, moi, 
bien humblement, je prends la Vie des saints. 
Saint Augustin me rassure et me raifermit ; je 
veux, k son exeraple, et quel exemple I lout quit- 
ter, tout fuir, tout briser... Et vous voyez bien 
maintenant que je travaille avec vous. 

» G*est surtout k Theure de vos exercices de 
pi6t6 que vous me trouverez toujours k vos 
c6t6s, si ce n'est pas toujours en r^lit6, 
ddtournee que je suis encore, c'est au moins par 
mon d^sir constant et ma bonne volont6. Je prie 
avec vous, je prie pour vous, je vous tiens les 
mains, mon Moise bien-aim^, quand vous les 
^levez vers le Seigneur ! Levez-les souvent pour 
votre pauvre mfere, et ne les laissez pas tomber 
jusqu'k ce qu'elle ait obtenu mis^ricorde. 

» Votre bonne marraine vous aimechaque jour 
davantage. Pauvre soeur, elle se d^sole quand 
elle me voit souffrante, et je le suis beaucoup. 
Adieu, mon ami, je vous embrasse. 

)) RAINTEAU DK FURCY. » 

Malgr6 les conseils maternels et ses propres 
resolutions, le colonel de dragons se r^signait 



MON r.RAND-ONCLE 89 

difficilenienl a son nouvel elat. La meme an- 
n^e 1771, sa mere lui ^crit encore : 

« Je souffre d'ajouter k toutes vos peines, mon 
pauvre et si cherami, maisil faut pourtant que je 
vous le dise. II faut que vous ayez de grands 
ennemis auprfes du prince de Turenne (le 
duo de Bouillon) . II ne veut pas, et cela abso- 
lument, que vous veniez k Paris durant les va- 
cances qui arrivent ! II m'a detendu de vous rece- 
voir si vous y veniez. Mon ami, voyez-vous mos 
larmes? Le prince est bon pourtant, il vous aime, 
mais il est si malade et si mal entour^!... 
Plaignons les mediants. Pardonnons-/es toujours, 
et notre lot, malgr^ tons les chagrins qu'ils 
nous causent, vaut bien le leur, allez I Adieu. Vos 
lettres et vos bons sentiments soutiennent seuls 
mon courage pour pouvoir supporter vos peines, 
qui sont tant miennes ! 

» Votre bonne marraine me fait rire k travers 

« 

raes larmes. Les m^chants! dit-elle, je voudrais 
les 6trangler! Elle si bonne et si douce, la 
voyez-vous 6trangler quelqu'un ! 

» Cela vous dit encore comme elle vous aime, 

» Votre meilleure amie, 

» RAINTKAU DK FURCY. » 



90 DERNIIERES PAGES 

Quatre ans plus tard, Charles, d6sormais abW 
de Beaumont, perdit cette bonne m^re, trop fai- 
ble et trop d^pendante pour le d^fendre et le 
proteger. 

En ce temps, la m^re ne comptait pas, m6me 
dans la famille legale, k plus forte raison quand 
cette mfere devait son existence k quelque grand 
seigneur qui commandait chez elle. 

Dans ses derni^res ann^es, Marie Verriferes 
alia vivre avec Genevic^ve au convent de Sainte* 
Avoye. Elle ne laissa rien k ses enfants. Ma 
grand' mere, Aurore de Saxe, veuve du comte 
de Horn, dut s'^tablir au convent des Anglaises, 
vivant d'une modique pension de la dauphine sa 
tante. L'abb6, toujours exil6 de Paris, dut ac- 
cepter la fonction de vicaire dans une petite 
cure de Norraandie. La mort de sa mfere lui fut 
si sensible, qu'il en faillit mourir. Son pfere lui 
ocrivit a cette occasion. 

« Ge 25. — Je ne sais encore que par vous, 
mon bien cher enfant, la cruelle nouvelle que 
vous m'avez mand^e hier. Votre douleur est bien 
juste et je la partage bien vivement et bien sin- 
cerement. Soyez assure que, si vous vous eon- 
duisez bien, vous trouverez toujours dans mon 



MON GRAND-ONCLE 0! 

coeur les sentiments les plus vrais et les plus 
tendres. M^ritez-les par votre conduite, et par 
li mettez-moi k raeme de pouvoir decerament 
m'occuper de votre fortjine. 

Adieu, mon bien cher fils, je vous embrasse 
et vous aime bien tendrement. — Votre pere, 

le DUG DE BOUILLON. » 

Ce tendre pere qui avait failli le tuer dans un 
acces de jalousie et qui lui avait donn6 le choix 
entre la Bastille et la tonsure, le laissa en- 
core quelques ann^es en Norraandie, puis il se 
d^cida k Texiler encore plus loin, en le noramant 
cur6 de Tartas, dans les Landes. 

A cotte occasion, Genevieve Verri^res, restee 
.au convent apres la mort de sa soeur, 6crivait 
au jeune abbe son neveu : 

« Sainte-Avoie, 1784. — Quelle nouvelle! Je 
suis atterrte, an^antie ! Pauvre et si cher ami, si 
encore, en vous plaignant, je pouvais vous con- 
soler! Adieu toutes mes esp^rances, adieu tou- 
tes les esp^rances de notre bonne amie, votre 
pauvre m^re ! Elle etait si persuad6e, et je Y6- 
tais avec elle, que le prince vous attacherait k sa 
personne ! II n'en est rien, il n*en sera jamais 
rien, puisqu'il vous envoie aux antipodes! 



0;2 .DERNI^.RES PAGES 

» Gommeje me figure les habitants des Lan- 
des I Devrez-vous done marcher sur des 6chas- 
ses, corame eux ? Mon Dieu ! et c'est vous qui 
etes envoy6 1^! Courage, ami : Dieu compte tout, 
il voit tout, et nous aurons toute T^temitS pour 
nous. )) 

Comment le due de Bouillon avait-il le droit 
de nommer un cur^ k Tartas? Voici le detail 
historique : filtonore de Bergue, duchesse de 
Bouillon, avait, en 1632, ^change la principaut^ 
de Sedan et Raucourt, qui 6tait I'antique apanage 
do la maison de Bouillon, centre le duch6 d'Al- 
bret. La villc de Tartas et le chef de la maison 
dc Bouillon s'^taient r6serv6 le droit de nommer 
a tour de role le cur^de cette ville. C'^taitalors 
une ville de noblesse et de bourgeoisie qui 
avail scs attaches dans des families depuis 
longtemps domicili^es au pays. Tout le monde 
s'y connaissait done de p^re en fils, et Tabb^ y 
trouva bon accueil et bonne compagnie. Ilsefit 
k son exil, subit sa destin^e, aima et se fit ai- 
mer. II 6tait essentiellement g^n^reux, enthou- 
siaste et sensible. Je I'ai connu dans sa vieillesse, 
colere et parfois injuste, comme son pfere, bon 



MON GUAND-ONCLE 93 

et charmant comme sa mfere. A Tartas, il prit 
son parti d'exercer la charite chr^tienne k la 
lettre, sans creuser les questions Iheologiques 
dont je Tai, depuis, entendu faire tr^s-bon 
march6. II acheta son presbysterehuitmille francs 
et s'y meubla pour sixmille francs. 11 faut croire 
qu'il avait encore quelque argent par devers 
lui, car son premier soin fut de crt^er k ses frais 
une immense marmite pour les pauvres, puis un 
grenier de reserve pour les ann^es de misere. 
Tous les dimanches, les paysans chefs de fa- 
mille avaient leur convert mis chez lui. On ne 
le compreuait pas, ces braves gens ne sacliant 
pas un mot de fran^ais ; mais on Taimait 
pour son beau visage, ses mani^res sympatlii- 
ques et ses grandes fa^jons d*agir. 

11 eut un proems k propos d'une usurpation 
de droit qui avait et6 faite contre lui. La cause 
fut port^e a Bordeaux et gagn^e. Ses adversaires 
furent condamn6s k lui payer vingt-quatre mille 
francs qu'il distribua aussitot aux pauvres de sa 
paroisse. 

Le due de Bouillon 6tait toujours aux mains 
de Cerson et de Le Bas. Au lieu d'admirer le 
d^sint^ressement etla loyaute de sonfils, il prit 



04 DERNIJ^RES PAGES 

parti contre lui et lui 6crivit un torrent d'injures 
intraduisiblcs, ce qui ne corrigea nuUement I'abbd 
de sa g^n^rosite. 

En void une preuve des plus romanesques : 

11 y avait k Tartas un peintre en b&timents 
nomme Gobet, qui tenta de voler, dans T^glise 
ou il travaillait, une lampe, laquelle n'^tait pas 
meme en argent. II fut jet6 en prison, les fers 
aux pieds. L'abbe alia le voir, et, touch6 de son 
repentir, frapp6 de son intelligence et apprenant 
qu'il avait k Auch une femme et cinq enfants 
clont 11 etait I'unique soutien, il se mit en t6te 
de le sauver, non-seulement en Tautre monde, 
mais dans celui-ci. II conseilla k Cobet de faille 
le malade afin d'etre transf(6r6 k Fhopital. Cobet 
joue si bien son r6le, que, dans la nuit, le gardien 
de riiospice le croit k Textr^mit^ et court cher- 
cher le cur6. Gelui-ci arrive ; on le laisse avec 
le prctendu moribond qui demande k se confes-^ 
ser. 

— Partons, dit-il k Cobet; ne perdons pas 
une minute 1 

Mais Cobet ne pent marcher ; on ne lui a pas 
6t6 ses fers, qui sont rives k ses pieds. L'abb^ 
n'h(5site pas, il le charge sur ^es ^paules^ s'es- 



MON GRAND-ONCLE Do 

quive adroitemcnt, traverse toute la ville par 
une nuit noire, arrive chez lui, grimpe k son 
grenier et y depose son Gobet sur un tas de 
foin. II Ty garda six semaines, ne le voyant 
qile la nuit, lui portant alors k manger et Tai- 
dant k limer ses fers, operation qui fut tr^s- 
longue et tr6s-difficile, et lui pr^chant le travail 
et la probity. Enfin, il r6ussit k le faire partir 
secr^tement, et il eut la satisfaction d'apprendre 
plus tard qu'il avait tenu ses promesses, qu'il 
travaillait bien et ne p^chait plus. 

M. de Beaumont avail agi avec tant d*habilet6 
et de mystfere, qu'on ne sut jamais ce que Cobet 
6tait devenu et comment, k Tarticle de la mort 
et charge de fers, il avait pu disparaitre. On 
crut.i un miracle, on crut k son innocence. 

La Revolution arrivait, rapide et menagante. 
On donna pour vicaire k Tabb^ un M. Pomirau, 
qui donna ardemment dans les id^es nouvelles. 
Un matin, comme il allait sortir de la sacristie 
aprfes 3a premifere messe, il voit arriver son 
vicaire coiff6 du bonnet phrygien aux trois cou- 
leurs. L'abb6 se sentait bien encore d'avoir ete 
dragon. II saisit sa canne, la pose sur les levres 
de Pomirau et lui dit : 



06 D£KNIEUES PAGES 

— Otez ce bonnet ou je vous fais manger ma 
canne comrae un radis ! 

II etait alprs tr^s-oppos6 k T^tablissement de 
la republique. On verra plus tard qu'il tran- 
sigea et fit bien. 

Le due de Bouillon venait de marier le prince 
son lils avec une princesse de Hesse. Que se 
passa-t-il entre eux? Le lendemain du mariage, 
le prince « dcclara que sa femme lui avail fait 
un affront qu*ii ne lui pardonnerait jamais et 
qu*il ne voulait plus la voir ». L*infirme ^tait 
fort t^tu ; rien ne put le fltehir, et la princesse 
fut forc6e de retourner dans sa famille. Le due 
vit que sa maison allait s'^teindre avec lui et 
regretta d'avoir sacrifi6 le beau et bon b&tard, 
mals il ne songea point k le dMommager. En- 
voy6 en mission royale en Angleterre, il s6jouma 
quelque temps dans Tile de Jersey et y fit con- 
naissance avec un M. d*Auvergne, son parent 
au huiti^me degre, dont il iraagina d* adopter le 
fils ain6, lui l^guant, apr^s le d6cfes du prince, 
son propre fils, le duch^ de Bouillon dans les 
Pays*Bas. 

Peu de temps apr^s (1791), le pauvre cul-dp- 
jatte 6crivait de son ^norme ^criture d'enfant, 



MON GRAND-ONCLE 97 

ce peu de mots qui remplissaient deux graiides 
pages : 

a Mon cher abb6, notre pere est enfle comme 
une barrique. II a toujours 6te bien boii pour 
raoi; mais je ne peux pas lui pardonner de 
t'avoir taut fait souffrir. Adieu, mon cher frfere! 
adieu, mon meilleur ami ! Ton fr^re qui faime, 

» DE BOUILLON. » 

Le due, hydropique et mourant, avail une 
elfroyable peur des 6v6nements qui se pressaient 
autour de lui. II n'avait plus qu'une idee, raourir 
dans son h6tel et dans son lit! II inventa d'e- 
pouser mademoiselle La Guerre, sa derniere 
maitresse, fille d*un artisan, faisant ainsi 
alliance intime avec le peuple qu'il redoutait. 
Les Bourbons n'ont jamais pardonne cette 
l^chet^ k sa m6moire. 

De son cdt6, Tabb^ 6tait brave. II fut arr^te 

et incarc^r^ k Mont-de-Marsan. Mais il est rare 

qu*un caract^re parfaitement droit et noble ne 

fasse pas fl^chir les circonstances autour de lui. 

On lui t^moigna de grands ^gards, et, sur sa 

6 



08 DEUNIERES PAGES 

parole, on lui doiiiia la ville pour prison. Puis 
Dumont, un liomme du peuple, 61u maire de 
Tartas, partit pour Mont-de-Marsan et plaida avec 
taut de chaleur pour Tabb^, racontant tout le 
bien qu*ll avait fait, qu'on rel^cha le pr^venu 
et que Dumont le ramena k sa paroisse. lis 
furent regus avec enthousiasme, et M. de Beau- 
uiout a mis ce jour au nombre des plus beaux 
de sa vie. 

Mais le temps des grandes rigueurs r6volution- 
naires arrivait. M. La Neuville, 6veque de Dax, 
lui toit : « Mon ami, le temps n'est plus sett- 
lement a Forage. Le tonnerre tombe sur toute 
la France. Nous n'avons que le temps de fuir. 
J'ai, en Espagne, des amis qui m'attendent. Vous 
venez avec moi. Preparez-vous, il n'y a pas mi 
moment k perdre. » 

L*abbe fait ses apprets de depart, dit adieu h 
ses amis qui le pleurent, mais qui le pressent 
de fuir les dangers, car il s'agissait de prater le 
serment k la Constitution, et Tabb^ n'y voulait 
pas entendre. L'exigence de ce serment etait 
arbitraire, la resistance n'etait pourtant pas de 
devoir religieux, car le serment ne portait aucune 
atteinte k la croyance personnelle, mais il bles- 



iMON GRAND-ONCLE 99 

sait rppinion politique, et tout royaliste un peu 
fier le repoussait corarae une l^chet6. Done 
rabb6 etait au moment d'emigrer lorsqu'il regoit 
une lettre de Paris et tombe comme foudroy^. 
C'^tait la nouvelle de la mort de ce p^re qu*il 
avait toujours aime, malgre sa rigueur etson in- 
justice. La lettre est trop curieuse pour qu'on 
ne nous permette pas de la transcrire. 

« Notre j.-f.... de pere vient de mourir. Arrive 
dans les bras et sur le coeur de ton fr6re. Je 
voudrais te rendre aussi heureux que tu as 616 
malheureux. Si tu ne te h^tes pas, tu me trou- 
veras guillotine. Souvions-toi que tu as promis a 
ma mere de me defendre. Je t'aime etje t*at- 
tends avec impatience. — Ton frere, de bouil- 
lon. » 

Rien de plus net que T^go'isme concis de ce 
malheureux infirme, abandonn6, au milieu de la 
crise supreme, aux soins d'une valetaille prete i 
le trahir et k le livrer. 11 ne sait rien de mieux 
k dire pour condamner le sort fait au batard 
que de traiter son p6re de j.-f..., — et c'est le 
batard qui pleure et respecte ! 



a a i J 

• • * * » * 



100 DERNTftUES PAGES 

L*abbe fut comme aneanti pendant trois jours. 
Peut-etre murissait-il une resolution supreme. 
Enfin il se ranime, se relive et court chez 
Tev^que. 

— Mon fr^re est un grand enfant, orphelin. 
impotent, 6\e\6 sur un fauteail par des valets, 
incapable au moral comme au physique de le- 
ver un doigt pour se d^fendre ou se preserver; 
j'ai jure k sa mfere mourante dedonner aubesoin 
ma vie pour conserver la sienne, Fuyez seul; 
moi, je vais k Paris. 

— Mais c'est la mort! vous allez au foyer de 
la Revolution. 

— Je le sais. J*y vais. 

— Vous ne traverserez pas la France sans 
etre arrets! 

— Si fait : je pr^terai le serment ! 

— Mon enfant, dit T^v^que en le pressant 
dans ses bras, que Dieu b^nisse votre sainteen- 
treprise! Partez! 

II n'etait que temps ! Dumont, ayant appris 
que les commissaires du gouvernement 6taient 
en route pour s^vir dans le d^partement des 
Landes, avait ^t^ au-devant d'eux k Bayonne 
pour plaider avec chaleur la cause du cur6 de 






MON GKAND-ONCLE 101 

Tartas. II eut affaire au plus humain des qua- 
tre, k Cavaignac, qui lui r^pondit : 

— Dans peu de jours, nous seronschez vous 
avec la guillotine ; votre cur6 est le premier sur 
nos listes : il a refuse le serment, c'est un aris- 
tocrate, un fills de prince. Puisque c'est un digne 
homrae, dites-lui de partir au plus vite, car 
il me serait absolument impossible de le sauver. 

Quand Dumont revint avertir Tabb^, celui-ci 
avait pr6t6 serment et il partait pour Paris. 

La diligence marchait k grand'peine. L'abb6, 
qui avait su organiser si bien les secours que la 
misere n'^tait pas entree dans sa paroisse, vit 
sur sa route des paysans manger de Therbe et 
ne fit autre chose que donner TaumOne tout le 
long du voyage. 

11 trouva son fr^re dans son hdtel, mangeant 
dans sa vaisselle plate fleurdelis6e, servi par ses 
laquais en livr^e, c'est-a-dire n'ayant, malgr(^. 
sa frayeur, rien pr^vu, rien pr6par6 pour se 
soustraire au p6ril. Le Bas 6tait mort, mais 
Gerson 6tait toujours 1^, et Tabb^ fremit d'arri- 
ver trop tard. 11 commenga par jeter aux com- 
modit^s toutes les pieces d'argenterie armoriees; 
puis, sachant bien qu'U ne maintiendrait Tennemi 






102 DERNIERES PAGES 

que par la crainte, il appela Gerson pour lui 
dire qu'il lui pardonnerait tout, k la condition 
qu'il resterait fidele au prince. Gerson le haissait 
si mortellement, qu'il se jette sur lui pour T^tran- 
gler; Tabb^ assis, pris k Timproviste, vient 
pourtant k bout de se degager. Ses gens accou- 
rent au bruit : 

— Jetez cet homme k la porte, dit Tabb^, mais 
quon ne lui fasse aucun mal. 

Ce paladin d*abb<§, ce descendant de Godefroid 
de Bouillon, eut du ^trangler Gerson , puisque 
c etait . le cas de legitime defense. Gerson s*6- 
chappc sain et sauf et va denoncer le prince. 
Le lendemain, un domestique effar^ accourt au 
salon oil causaient tranquillement les deux frfe- 
res : 

— On vient arreter Son Altesse. lis sont Ik ! 

— Prie pour moi, dit Tabb^ au prince. 
Et il s'61ance dans Tantichambre. 

— Qui demandez-vous, citoyens? 

— Nous venons arreter le ci-devant due de 
Bouillon. 

— Me voici, marchons!. 

On le m^ne au comity de salut public. 

— Es-tu le ci-devant due de Bouillon? 






MON GRAND-ONCLE 103 

— Non, je suis son fr^re. 

— Pourquoi n'est-il pas venu? 

— CitoyenS; accordez-moi la parole. 

— Parle. 

11 parle avec feu, avec simplicity, avec esprit. 
II sait fort bien Tenergie du langage populaire 
et ne r^pugne pas a s'en servir. II plaide I'inof- 
fensivit^ du pauvre infirme et demande qu'on 
lui d^livre un sauf-conduit pour Temmener k la 
campagne. II parle si bien qu*on lui r^pond : 

— Tu es un bon b Tu auras ton sauf- 
conduit! 

II tend d^jk la main pour le recevoir, mais tons 
ne Font point signe. II y a quelque hesitation. 

— II nous faut en delib^rer. Va-t*en et reviens 
dans une demi-heure. 

On le pousse dans la rue. II avise devant lui 
un cafS, il y entre : il attend, il compte les mi- 
nutes, puis il se prfeente de nouveau k la porte. 

— On ne passe pas, lui disent les horames de 
faction. 

— Pardon, ils m'ont dit de revenir au bout 
d'une demi-heure. 

— ils nous ont dit que, quand tu reviendrais, 
il fallait te renvoyer, tu ne passeras pas! 



104 DERNIERES PAGES 

Et on ]e repousse dans la rue. 

II rentre au caf^, prend une plume qu'il met 
en travers dans sa bouche, s'empare d'une feuille 
de papier, et, avec Failure d61iWr6e et presste 
d'un gar^on de bureau attard6, il pousse, il cul- 
bute tout en criant : u Garel gare done! » et il 
enlre dans la salle du conseil. 

— Par ou es-tu entr6? s*6crie un des mem- 
bres stupefait. 

— Par la porle, citoyens! 

— La consigne ^tait de ne pas te laisser 
revenir. 

— J'avais votre parole, j'^tais sur que vous 
me recevriez. 

On sourit, on T^eoute encore, tous signent 
le sauf-conduit. II lui est permis de conduire 
son frere au chateau de Navarre; il remercie 
avec effusion. II retourne au caf(S, car il est 
tres-nerveux et il sent que la t6te lui toume. 
II paie sa d^pense, se sent defaillir, se ranime 
et court k Thdtel de Bouillon pour dire k son 
frt>re : 

— J'ai tenu ma parole, je t'ai sauv^. Ta m6re 
est contente de moi. En route pour Navarre ! 

Mais, pour etre k Navarre, dtait-on sauv6? 



MON GRAND-ONCLE 105 

On traversait la Terreiir. Le printie se rassurait 
et se rejouissait comme un enfant. L'abb6 voyait 
bien qu'il y avait quelque chose a fa ire encore. 
Ce qu'il inventa 6tait dans ses habitudes de g^- 
n^rosit6 et dans ses instincts de grand seigneur. 
II demanda carte blanche au prince, manda tous 
les fermiers, se fit approvisionner par eux pour 
des distributions pantagru^liques et appela tous 
les n^cessiteux d*alentour k la nourriture. II y 
eut foule au chateau, car la riche Normandie 
6tait dans la misfere comme le reste de la France. 
L'abb^ d^pensa des sommes considerables, sans 
prodigality pourtant, car il 6tait essentiellement 
organisateur et administrateur. II fit si bien, que 
les lib^ralit^s de la maison de Bouillon devin- 
reiit, en ces mauvais jours, une necessity dont 
il eut et6 impolitique de priver les paysans affa- 
m^s et d^sesper^s. La Terreur passa sans encom- 
bre pour les r^fugi^s du chateau de Navarre. 
Le prince fut fort gai et ne manqua de rien. II 
imagina, pour tuer le temps, d'entreprendre un 
amusement litt^raire en partie double avec son 
fr^re. II voulait faire un roman d'amour par lettres. 
L'abb6 ^crirait celles de la dame; le due, celles 
de Tamant. La chose n'alla pas plus loin 



100 DERNlfeRES PAGES 

que la premiere querelle entre les deux amants, 
le due y raettant trop de rdalit^s. « Madame, 
disait-il, vous 6tes une f... poup^e, une f... 
begueule, une f... pimbeche! » L'abbe lui fit 
comprendre en riant qu'il 6tait impossible de con- 
tinuer sur un ton si haut mont6, et on en resta li. 
Apres la tourmente, les deux Mres revinrent 
k Paris. L'abb*^ avait une grosse liquidation k 
faire pour que son fr^re ne fut pas mine, car le 
temps etait venu ou les grands seigneurs 6taient 
tenus de payer leurs dettes, et, depuis un pass6 
immemorial, la maison de Bouillon n'avait 
jamais mis ses affaires au pair. L'abb^ vint k 
bout de cette t^clie r^put^e impossible. II satisfit 
tons les cr^anciers, il nettoya les ^curies d'Au- 
gias, comme je le lui ai entendu dire. — Ce 
qu il n'a dit qvCk ses intimes amis, c'est qu'il y 
porta un desint6ressement admirable et que, 
dans une affaire ou on lui offrait un pot-de-vin 
de trois cent mille francs, il n'accepta qu'k la 
condition d*employer cette somme au rachat des 
dernieres cr^ances. Le prince le pressait d'accep- 
tcr les trois cent mille francs pour sa part des 

ft 

b^ntfices, et, ne pouvant vaincre sa resistance, 
il lui dit : 



MON.GRAND-ONCLE 107 

— Fais done comme tu voudras, f... bete! 

11 le gratifia de la m6me epith^te lorsque,vou- 
lant lui faire accepter vingt-quatre mille livres 
de rente en toute propri^t^, au lieu de douze 
mille francs de pension viag^re que son pere 
lui avail 16gu6s, il le trouva inaccessible k toute 
vue d*int^r6t personnel. Mais, s'il etait grossier, 
il 6tait reconnaissant, et Tabbd fut la seulc 
affection r^elle de sa vie. 

Et pourtant il mourut brouille avec ce bon 
ange de fr^re. La duchesse de Bouillon, cette 
princesse de Hesse qu'il avait epous6e et repu- 
di6e d^s le lendemain, 6tait venue trouver 
M. de Beaumont pour le supplier de la r^conci- 
lier avec son mari. Le prince prit la chose tr^s- 
mal et Tenvoya faire f..., en ajoutant : 

— Va au diable et m^nes-y ma femme avec 
toi! 

M. de Beaumont savait qu'il aurait raison de 
lui en feignant de le bonder. 11 resta deux 
jours sans le voir; le troisifeme, il apprit que 
son frere 6tait mort subitement dans la nuit. 

Le bon abb6 aimait ce malheureux en raison 
du d^vouement absolu qu*il avait eu pour lui, il 
fut longtemps inconsolable; 



108 DERNIERES TA^ES 

Sous TEmpire, M. de Talleyrand, qui venait le 
voir souvent et qui faisait grand cas de lui,vint 
lui annoncer qu'il etait nomm6 6veque d* Arras. 
II refusa et fit nommer son ami M. de Latour-en- 
Lamagnai a sa place. Plus tard, Talleyrand 
voulut Tattacher k Tambassade de Russie. II re- 
fusa encore. S'il avail caress^ quelque chimfere 
d* ambition dans sa jeUnesse, le temps de fi^vre 
ct d'espoir avait 6t6 si court, qu'il s'en souve- 
nait k peine. Sa vie ext^rieure bris6e, il n'avait 
plus Youlu, il ne voulait plus vivre que par le 
coeur. Et puis il avait subi une contrainte si 
contraire k ses instincts, que la liberty lui parais- 
sait le premier des biens. Je Tai souvent en- 
lendu dire k ma grand'mfere que la Revolution 
Tavait ddivr^, et qu'il n'avait pas le droit de la 
niaudire. Tons deux d6testaient 93, mais ils res- 
pectaient 89. 

Le reste de la notice que j'ai sous les yeux 
devient personnelle k mes parents ei k moi. 
Elle traite beaucoup de nos relations de famille ; 
j'ai parl6 de ces relations et j'ai fait le. portrait 
de mon grand-oncle dans VHistoire de ma vie. 
Tout ce qui precMe m'^tait inconnu ou mal 
connu; peut-etre n'ai-je pas parl6 de lui avec 



MON GRAND-ONCLE 109 

tout le respect que merite un caractere si pur et 
si g^n^reux. Dans une nouvelle Edition de mon 
ouvrage, j'ajouterai au bien que j'ai dit de lui, 
car je me suis vraiment tromp^e en voyant tou- 
jours en lui une manifere d'abb6 de cour. Tigno- 
rais quelle tyrannic il avait subie et par quels 
d^vouements il s'^tait veng6. C'est un portrait k 
refaire, car il m'apparatt sous un jour nouveau. 
Ce n'est plus un debris de Tancien regime pre- 
nant la nouvelle society avec une l^g^retd de 
coeur philosophique : c'est une victime de ce 
pass^ oil les notions, de la famille et les liens du 
sang sont si 6trangement confondus et mteonnus 
dans les grandes families. C'est un opprim6 plein 
de tendresse et de mansu6tude, rendu k la pos- 
session de lui-mSme, rest6 aimable, souriant et 
patemel sur les ruines de sa propre existence. 

II v^cut paisible, adonn6 aux arts, qu'il effleura 
d*une main 16g6re, entour6 de vieux amis et 
d*enfants adoptifs dont quelques-uns vivent en- 
core et b^nissent sa m^moire, entre autres 
mademoiselle Virginie Cazeaux, une personne 
de grand merite qui lui a ferm6 les yeux k 
Brunoy, et qui s'est retirte k Tartas, d'ou elle 



110 DERNlliRES PAGES 

m'a envoy6 Ics 616meiils du r6sum6 qu'on vient 
de lire. 

M. de Beaumont a vecu dans Taisance avec sa 
modique pension, grcice k sa science des choses 
pratiques. 11 a eu le grand art de rendre beau- 
coup de services et de donner beaucoup de so- 
cours en menant une vie d'apparence assez 
somptueuse et de reel bien-etre. II est mort d'un 
an^vrisme au coeur, dont il avait, je crois, tou- 
jours souffert, k Ykge de soixante-treize ans. 

Nohant, decembrc 1875. 



DIALOGUES 

ET 

FRAGMENTS PHILOSOPHIQUES 



Je suis de ceux pour qui un livre de M. Re^ 
nan est comme un jour doux et clair ou pas- 
sent beaueoup de nuages tour a tour brillants 
et sombres, tous beaux de couleur et de forme. 
Le soleil est sou vent voile et puis les nuees se dis- 
sipent, et il reparaft triomphant pour se voiler 
encore. On aime ces alternatives, qui sont Timage 
exaete de la conscience humaine aux prises 
avec rid6al. L*immuable s^renit6 ne se trouve, 
pour rhomme de recherches, que dans les scien- 
ces positives i celui qui cherche la v(5rit6 au 

1. Par Ernest Renan. 



112 derni£;res pages 

deli doit combattre sans reliche le grand com- 
bat. 

: Ge combat terrible entre la foi et Texp^rience 
est aujourd'hui dans tons les esprits moyens. 
Nulle 6poque autant que la nfitre ne Fa pouss6 
k ses extremes pcrip^ties. L'figlise, demifere gar- 
dienne de la r6v61ation, tente les derniers eflforts 
pour imposer le divorce entre la croyance et la 
raison. La science lutte Iranquillement^ dans son 
domaine imprescriptible, pour rejeter le miracle, 
c'est-i-dire Tinterversion des lois naturelles au 
gr^ d'un pouvoir plac6 en dehors de la nature. 
Entre ces deux p61es, la majority des bous es- 
prits se d^bat, ne voulant renoncer ni k son 
ideal, ni k sa raison. L'humanit^ pensante en 
est arrivte k cette impasse, k cette porte de fer 
devant laquelle se brisent tons les efforts de 
Torthodoxie et de Tath^isme. II faut que les 
6coles extremes en prennent leur parti. L'homme 
ne se passera ni du pain de Time, ni de celui 
du corps. 

Si cette lutte agite les esprits moyens, elle est 
ardente quand elle se concentre dans des esprits 
de premier ordre comme ceux de MM. Berthelot 
et Renan; car le livre des Dialogues et Frag- 



DIALOGUES PHILOSOPHIQUES 113 

ments 'philosophiques^ pour n'^tre sign6 que d'un 
de ces noms illustres, n'en est pas moins sorti 
d'une double inspiration. M. Renan le proclame 
avec la chaleur de Tamitie dans une touchante 
d^dicace, et, dans le cours de Touvrage, une 
lettre de M. Bertlielot, page capitale qui r^pond 
k toute la logique du livre et qui la confirme 
victorieusement, prouve de resle que ces deux 
grandes intelligences ont agi Tune sur Tautre i 
la manifere de deux 61^ments qui se p^n^trent 
sans se transformer et sans rien perdre de ce 
qui constitue leur force. lis ne se sont pas fait 
de concessions mutuelles, on le voit bien. Rien 
en eux-m6mes ne s'est desagr6g6. C'eut ^t^ bien 
dommage, car il est rare que deux esprits de 
nature dilf6rente se confondent sans s'att^nuer 
mutuellement. M. Renan a gard6 son idi^al de 
logique et de sentiment. M. Berthelot garde sa 
puissance exp^rimentale, sa certitude bas^e sur 
r^vidence, et il s'est produit un fait rare, digne 
de notre admiration. lis ne se sont pas heurt^s 
dans la discussion, ils n'ont pas meme song6 k 
se combattre. G'est peut-^tre la premiere fois, 
dans Thistoire de la philosophie, qu'un pareil 
fait se produit, et je ne sais si on Ta remarqu6 



114 DERNlllRES PAGES 

autantqu'il le m6rite. G'est pourquoi j'en parle, 
tout indigne que je suis de m* Clever k de si 
hautes visc^es. 

II est vrai que, dans toute la premifere moiti6 
du livre, les Dialogues^ M. Renan fait k la science 
la part si belle, il rend k la m^thode exp^rimen- 
tale de tels hommages, qu'elle aurait mauyaise 
gr^ce k ne pas reconnaitre Tautorit^ que I'id^l 
conserve dans son domaine. Ge qui sera iu avec 
le plus d'empressement dans ce volume, ce qui 
soulevera le plus d*objections, de coieres peut- 
Atre, mais ce qui, k coup sur, pr^sentera le plus 
d'attrait k la curiosity et d'aliments k la discus- 
sion, c*est le quatri^me dialogue, intitule Mves, 

II y a li un certain Thtoctiste qui va loin, je 
Tavoue, et qui me parait logique jusqu'i la f^ 
rocit6. Ce n'est pas un personnage r6el qui parle, 
ne Foublions pas; ce n'est pas une th6orie que 
Tauteur recueille et raconte ; c'est un raisonne- 
ment 6clos et men6 jusqu'au bout, un des lobes 
de son propre cerveau qui a fonctionn6, en ce 
moment-li, jusqu'k epuisement d'induction. Les 
autres lobes c^r^braux, representes par les autres 
personnages des dialogues, sont un peu scanda- 
lises de la vehemence de Th^octiste ; mais, si 



DIALOGUES PHILOSOPHIQUES 113 

j'avais 6t6 admiso, pauvre here, en cette illustre 
corapagnie, j'aurais reclame plus haut pour les 
pauvres d'esprit menaces d'extermi nation finale 
par les puissants inoyens de fprce brutale que 
poss^deront un jour, au dire de cet exalte, les 
hommes de science, et voici ce que le paysan 
du Danube se fut permis de iGi r^pondre : 

« Vous dites que Tavenir du monde appartient 
aux savants, qu'ils sont tout, et nous autres 
ignorants rien qui vaille. Vous d^cr^tez que la 
d^mocratie ne peut rien pour le progr^s et 
qu'elle doit le subir, sauf k etre exterminee par 
lui, si, ne le comprenant pas, elle y fait obstacle. 
Vous admettez qu'elle ne peut le comprendre 
que par ses rfeultats. Done, si elle corabat des 
experiences et en trouble Tapplication, qu'elle 
soit an^antie par ces engins, qui, en dehors des 
mains savantes, seront des ustensiles de nulle 
efficacit6. » Ce serait done la fin de la race hu- 
raaine, car, d*apr6s votre raisonnement, il n'y 
aura jamais qu'un petit nombre d'hommes eclai- 
res, et les masses, les nations entiferes accepte- 
ront bien moins les d6crets de T incomprehensi- 
ble dans Tordre positif que dans Tordre merveil- 
leux. II faudra des centaines, peut-^tre des mil- 



IIG DERNlfeRES PAGES 

liers de si^cles, pour que ces masses soient arri- 
v^es par la pratique k ne plus douter de votre 
infaillibilit6 scientifique, car il aura fallu tout ce 
temps-1^ pour vous la faire acqu6rir h vous- 
memes. Nous voici done lances dans des guerres 
atroces oil vous r^gnerez par la terreur, et vo- 
tre science de destruction augmentant toujoiirs, 
cbaque nouvelle guerre sera plus meurtrifere que 
les aulres, jusqu*i ce que vous restiez seuls en 
face de vos instruments formidables, n'ayant 
plus d'autre ressource que de faire sauter la 
plan^te pour en fmir. Voili un petit r6ve qui 
n'est pas gai, et que vos amis ont eu raison de 
traiter d'affreux cauchemar. 

Le pouvoir absolu qui s'appuierait sur la 
science du fait serait le pire de tons, parce qu'il 
d6truirait Tamour de la liberty qui commence 
a nous venir et dont nous n'avons pas abus^ 
jusqu*ici. II nous rejetterait dans la barbaric des 
superstitions. Les hommes ne se laissent pas con- 
vaincre malgrd eux. L'^vidence n'a pas d'empire 
sur celui k qui on dte le choix entre le vrai et 
le faux. £tre libre, c'est la premiere condition 
pour voir clair. Laissez la foudre aux mains du 
vieux Zeus. Au moins celui-Ii ne savait pas s'en 



DIALOGUES PHILOSOPHIQUES 117 

servir. Ne r^vez plus d'etre la souche future des 
empereurs l^itimes et des papes infaillibles. II 
ne faut plus de ces pouvoirs-1^. Honneur k la 
masse vulgaire si elle sail les supprimer sans 
violence, tandis que vous rfeveriez de les retablir 
par la force ! 

Mais j'ai tort d'insister sur cette petite d^bau- 
che d*imagination du philosophe, et je demande 
qu'au contraire les lecteurs serieux en fassent 
bon march^ et suivent M. Renan sur son veri- 
table terrain, qui est Tid^al. Je le soup^onne 
presque, car c'est un esprit aussi malicieux que 
tendre, d'avoir mis cette th^se dans la bouche 
de Thtoctiste, pour nous montrer qu'en allant 
trop loin dans la passion de la science positive, 
on peut arriver k des conclusions pareilles k 
cellesde Tinquisition. Ou bien encore, consultons 
sa preface et reportons-nous k T^poque de mai 
71, ou ces dialogues furent terits. La force bru- 
tale dominait partout le droit moral. Le philo- 
sophe ^prouvait le besoin de les mettre d'accord 
k tout prix, dans les hypotheses de Tavenir. 

Mais ce n*est pas dans ce passage brillant, et 
admirableraent 6crit d'ailleurs, qu'il faut cher- 
cher la force r^lle des id^es et des reflexions 

7. 



H8 DERNlfeRES PAGES 

de M. Renan. La vraie puissance de ce merveil- 
leux talent est dans sa douceur, dans sa modes- 
tie g6n6reuse, dans Tesprlt de veritable charit6 
qui le p6n6tre et qui 6mane de lui. C'est un 
rare type de penseur. fipris de raison et de li- 
bert(5 jusqu'a tout sacrifier s'il le fallait k ces 
lois sublimes, il reste I'apfitre fervent du sens 
divin dans Thomme ; sa conviction d^sarme le 
positivlsme le plus m^fiant, et voici que Ykme 
la plus ferme dans la voie du mat^rialisme bien 
entendu lui r^pond : 

a Le sentiment du bien et du mal est un fait 
)) primordial de la nature humaine; il s'impose 
» k nous en dehors de tout raisonnement, de 
)) toute croyance dogmatique, de toute idfe de 
» peine ou de recompense. II en est de mSme 
» de la liberte, sans laquelle le devoir ne serait 
» qu'un mot vide de sens. La discussion abs- 
)) traite si longtemps agit6e entre le fatalisme 
» et la liberty n'a plus de raison d'etre; Thomme 
» sent qu'il est libre, c'est un fait qu'aucun rai- 
» sonnement ne pent ^branler. Les anciennes 
» opinions, n6es trop souvent de Tignorance et 
» de la fantaisie, disparaissent pour faire place 
» k des convictions nouvelles fond^s sur Tob* 



DIALOGUES PHILOSOPHIQUES 119 

» servation de la nature. J'entends de la nature 
» morale aussi bien que de la nature physique. 
» Les premieres opinions avaient sans cesse va- 
» ri(^, parce qu'elles 6taient arbitraires; les nou- 
)) velles subsisteront, parce que la r6alit6 en 
» devient de plus en plus manifeste, k mesure 
» qu'elles trouvent leur application dans la so- 
)> ci6t6 humaine, depuis Tordre materiel et in- 
» dustriel jusqu'k I'ordre moral et intellectuel le 
» plus 61ev6. La puissance qu'elles donnent k 
» I'homme sur le monde et sur Thomme lui- 
» m6me est leur plus solide garantie. Quiconque 
» a gout6 de ce fruit ne saurait plus s*en d^ta- 
» cher. Tons les esprits sont ainsi gagn^s sans 
» retour, k mesure que s' efface la trace des 
» vieux pr6jug^s, et il se constitue, dans les r6- 
» gions les plus hautes de Thumanit^, un en- 
» semble de convictions qui ne seront plus ja- 
» mais renvers^es. » 

Voili de grandes paroles et que tons nous 
ferons bien de m^diter. C'est MarcelinBerthelot, 
un savant de premier ordre, un adepte in^bran- 
lable de la m^thode experimentale, qui recon- 
natt dans Thomme le sentiment primordial du 
bien, du be^u et du bon. II fait k ce sentiment 



120 DER1SI£RES PAGES 

la premiere part dansle droit humain. La liberty 
n'est pour lui que le moyen de Texercer. Nous 
voici bien loin du materialisme proprement dit, 
qui d6truit toutes les notions du devoir et 
du droit. Cette constatation du fait primordial 
nous suffit. EUe legitime Taffirmation de M. Re- 
nan que Tunivers a un but et que Thomme est 
vertueux ou coupable selon qu'il se soumet k 
ce but ou qu'il cherche k le combattre. 

Dire que le livre est beau, c'est dire ce qui 
frappe tous les lecteurs de M. Renan. Mais di- 
sons aussi qu'il est bon; que son m^rite n'est 
pas purement litt^raire; qu'il nous r6concilie 
avec le bon sens, tout en d6veloppant de plus 
en plus en nous le sentiment de Tid^al, enfin 
qu'il assure nos pas sur la terre, tout en aidant 
nos ailes a pousser. N'est-ce pas la, en elfet, le 
grand, le vrai probl6me? Ne faut-il pas que 
nous 6chappions radicalement aux illusions du 
pass6, et qu'en m^me temps nous gardions la 
foi et le culte des v^rites sacrc^es sans lesquelles 
nous assimilerioRS les idees aux faits etperdrions 
la notion de la grande synth6se? La nature est 
immorale, nous disent les savants. Elle ne fait 
pas de choix; elle frappe sans souci du m^rite 



DIALOGUES PHILOSOPHIQUES 121 

des 6tres, elle ob^it k deslois qu'aucune consid^ 
ration morale n'entrave et ne fait m6me h6siter. 
Voil^ qui est vrai pour les forces de la mati^re; 
mais, que riiomme soit matiere ou esprit, le 
voilk qui entre en lutte contre cette force aveu- 
gle et qui la combat a son profit ; aussitdt que 
vous lui accordez le discernement de ce qui est 
utile ou nuisible, il faut bien lui accorder la 
liberty et la connaissance du bien et du mal. 
Si la morale est un fait primordial, verifie par 
rexp6rience et au-dessus de tout raisonnement, 
la morale est, d'une certaine manifere, dans la 
nature ; car, non-seulement Thomme appartient 
h la nature, mais encore il en est, quant k notre 
monde, Texpression la plus haute, Texpression 
raisonn6e. 



Nohant, mai 1876. 



LE 



THEATRE DES MARIONNETTES 



DE NOHANT 



De toutes les manieres de s'amuser h la cam- 
pagne ou dans les salons , la plus emouvante et 
la plus artiste est certainement le th^^tre ; qu'il 
soit musique, drame ou com6die, il met en jeu 
toutes les volont6s et en lumi^re toutes les apti- 
tudes des personnes qui s'y emploient. II est un 
exercice d'esprit et une 6tude de plastique pour 
les jeunes gens des deux sexes. Durant les lon- 
gues soirees d'hiver, j'imaginai, il y a environ 
trente ans, de crter, pour ma famille, un tW^tre 
renouveli^ de Tantique proc^de italien, dit com^- 
dia deir arte, c'est-i-dire des pi^es dont 1^ 



124 DERNIERES PAGES 

dialogue improvis6 suivait un canevas 6cril affi- 
ch6 dans la coulisse. 

Cela ressemblait aux charades que I'on joue 
en soci6t6 et qui sont plus ou moins d^velop- 
p6es seion I'ensemble et le talent qu'on y 
apporte. Nous avions d6but6 par Ik. Peu a peu 
le mot de la charade disparut et Ton joua d*a- 
bord des saynfetes foUes, puis des comedies d'in- 
trigues et d'aventures, puis enfin des drames k 
6v(^nements et k Amotions. Le tout avait com- 
mence par la pantomime, et ceci avait 616 de 
Tinvention de Chopin ; il tenait le piano et im- 
provisait, tandis que les jeunes gens mimaient 
des scenes et dansaient des ballets comiques. Je 
vous laisse k penser si ces improvisations admi- 
rables ou charmantes montaient la t6te et d6- 
liaient les jambes de nos executants. II les con- 
duisait k sa guise et les faisait passer, selon sa 
fantaisie, du plaisant au severe, du burlesque 
au solennel, du gracieux au passionne. On im- 
provisait des costumes afin de jouer successive- 
ment plusieurs roles. Des que Tartiste les voyait 
paraitre, il adaptait merveilleusement son th6me 
et son accent k leur caractere. Ceci se renou- 
vela durant trois soirees, et puis le mai- 



LE THEATRE DES MARIONNETTES 125 

tre, partant pour Paris, nous laissa tout excites, 
tout exalt^s, et d^cid^s k ne pas laisser perdre 
r^tincelle qui nous avait ^lectris^s. 

Je ne raconterai pas ici Thistoire de notre 
theatre improvise. Je dirai celle du th^^tre des 
marionnetles de Nohant, qui a march6 k c6t6 et 
qui a lini par prendre un d^velopperaent com- 
plet, tandis que Tautre s*est arr6t6 faute d*ac- 
teurs. Si j'ai parl6 de celui-ci, oil nous remplis- 
• sions des rdles, et ou, pendant des ann^es, nous 
ne voulumes point de spectateurs, c'est pour en 
en venir k ceci, que, si la comMie est le plus 
vif amusement de la vie intime, elle exige un 
concours de circonstances qui ne se cr6ent pas 
k volont^ et une reunion d'amis exceptionnel- 
lement disposes k y prendre part. Le th^^tre 
toujours possible est celui des marionnettes, 
parce qu'il reclame peu d'espace, de moindres 
frais et une seule personne, deux tout au plus, 
pour manier les personnages et tenir le dia- 
logue. II est done k la portte de quiconque a 
de Tesprit ou de la faconde, du talent ou de la 
gaiet(^, et, si Ton y ajoute TinvenLion et le gout, 
il pent prendre des proportions singuli^rement 
int6ressantes. 



126 DERNlfeRES PAGES 

Mais la marionnette 616mentaire a besoin de 
notables perfectionnements, et nous voulons 
donner au public tous les petits secrets du 
metier. C'est pourquoi nous raconterons toute 
rhistoire de ces pupazzi que nous avons vus 
naitre et qui sont devenus pour nous de v6rlta- 
bles personnages associ^s k toutes les impres- 
sions gaies ou po^tiques de notre vie intime. 

Disons, avant tout, ce que c'est que la ma- 
rionnette et quelle place elle tient dans i'histoire 
de Tart. 

La marionnette n'est pas ce qu'un peuple vain 
pense. II y a li en effet tout un art special, iion 
pas seulement n^cessaire dans la confection et 
Temploi du personnage qui repr^sente TStre hu- 
main en petit, mais encore dans la fiction plus 
ou moins litteraire qu'il doit interpreter. 

Tout le raonde connait I'excellent et charmant 
ouvrage que M. Magnin, de Tlnstitut, a public 
d'abord en chapitres dans la Revv^ des Deux 
Mondes^ puis en volume (chez Michel L6vy,1852). 
C'est bien YHistoire des marionnettes en Europe, 
dcpuis Vantiquiti jusqu'a nos jours, mais c'est 
aussi rhistoire du th^^tre europ^en, car ces deux 
modes de representation sc^nique ont toujours 



LE THIEATRE DES MVRIONNETTES 127 

6t& contemporains ; leur commune origine se 
perd dans la nuit du passe, et ils ont suivi les 
rafimes destin&s jusqu'i nos jours. Quand ils 
ont ^t^. proscrits ou delaiss^s, c'est pour les 
rafimes causes, la persecution religieuse ou les 
malheurs publics. En tout temps, ils ont r^pondu 
k un besoin imp^rissable de Thomme, celui 
de la fiction, et Tart qu'ils ont exprim6 a ^te 
Vhistoire de Timagination humaine, mythologies 
de Tancien monde, myst^res du moyen ^ge, ex- 
ploits de la chevalerie, feeries de la renaissance, 
drames et galanteries des temps modernes. Ils 
ont pr^sente au regard sous le relief de la rampe 
toutes les reveries de Thomme associte k toutes 
ses r^aiites. 

La marionnette obeit sur la sc^ne aux memes 
lois fondamentales que celles qui r^gissent le 
tWitre en grand. C'est toujours le temple archi- 
tectural, immense ou microscopique, ou se 
meuvent des app^tils ou des passions. Entre le 
Grand Op^ra et les baraques des Champs-Ely- 
sees, il n'y a pas de difference morale. Le Me- 
pliisto de Faust est le meme Satan que le dia- 
ble cornu de Polichinelle. Polichinelle, Faust, 
don Juan ne sont-ils pas le meme homme, di- 



l!28 DERNlfeRES PAGES 

versement influence par T^ternel combat entre 
la chair et Tesprit? 

II n'y a done pas deux arts dramatiques, il n'y 
en a qu'un. Mettre des marionnettes en sc^ne 
est un acte qui reclame autant de soin et de 
savoir que celui d'y mettre de v6ritables acteurs. 
Les proc^des ont m6me des points de ressem- 
blance. Les gens qui ne sont ni de Tun ni de 
Tautre metier croient g^neralement que tous les 
raouvements et toutes les intonations s'impro- 
visent librement k la representation. lis ne savent 
pas que le long et minutieux travail des repe- 
titions consiste k emprisonner, k garrotter Pac- 
teur dans la convention de son rdle avec une 
precision automatique. 

La longue histoire des marionnettes prouve 
qu'elles peuvent tout representer, et que, jus- 
qu'a un certain point, ces 6tres fictifs, mus par 
la volonte de Thomme qui les fait agir et parler, 
deviennent des etres humains bien ou mal in- 
spires pour nous emouvoir ou nous divertir. Tout 
le drame est dans le cerveau et sur les Ifevres 
dc Tartiste ou du poete qui leur donne la vie, 
II n'est done pas etonnant que certains maitres 
en Tart des marionnettes aient passionne beau- 



LE THEATRE DES MARIONNETTES 129 

coup de lettres, et que de grands esprits aient, 
ou travaill6 pour elles, ou puis6 leurs inspirations 
dans les traditions steulaires de leurs repertoires. 
M. Magnin' nous apprend , et nous prouve par 
des citations, qu'ils contenaient de grandes 
beaut^s, comme on en trouve dans ces chan- 
sons populaires dont les auteurs sont rest^s 
inconnus. 

La marionnette est d'ailleurs un 6tre multiple, 
qui tantot se resume en une t6te et des mains 
de bois adapt^es i un sac d'^toffe^ tant6t devient 
un objet d'art dans les mains du m^canicien, 
du sculpteur, du peintre et du costumier. Les 
marionnettes k corps entier, dont les articula- 
tions sont mues par des fils , ne devraient pas 
6tre confondues, comme Fa fait M. Magnin, avec 
les automates proprement dits, dont le merite 
appartient exclusivement k Tart mecanique, 
comme les poup^es parlantes qu'on met aujour- 
d'hui dans les mains de nos enfants, et qui ne 
sont pas, disons-le en passant, une mediocre 
invention. Pourtant, comme les enfants seront 
toujours des enfants, c'est-i-dire de petits hom- 
mes et de petites femmes qui ob^issent an 
besoin d'exprimer la vie dans leurs jeux, les 



130 DERNIERES PAGES 

poup^es m^caniques les ^tonneut plus qu'elles 
no les amusent. Quand la surprise est pass^, 
c'est-k-dire au bout d'un jour ou deux, Tenfant 
a bris^rautomate pour voir ce qu'il y a dedans, 
ou il le dclaisse, pr6ferant les poup^es ou les 
animaux articules, qu'il peut ployer ^ sa guise 
et faire crier ou parler par sa propre voix, 

C'est pour cela que les marionnettes de la 
premiere catdgorie, les v^ritables guignols ou 
burattini, qui n'ont point de jambes, et qui, 
viies k mi-corps, remuent les bras dont les man-^ 
ches vides sont remplies par le pouce et le 
medius de Top^rant, tandis que Tindex soutient 
la t6te, sont ct seront toujours plus anim^es et 
plus amusantes que celles qui ob^issent au sys- 
teme des fils et des ressorts. Je ne veux pas 
dire de mal des fantoccini italiens, que j*ai vus 
k Genes et qu'on voit k Milan reciter des tra- 
gedies et danser des ballets avcc une precision 
de ges.tes et de pas vraiment extraordinaire * 
Mais un tel spectacle est deji tres-compliqu6 5 
il exige une troupe d*opera7iti qui sont en meme 
temps recitantiy liommes et femmes; et, s*ils 
disent bien leurs i^oles, on regrette de ne pas les 
Toir en scene k la place de leurs figurines aux 



LE THEATUE DES MARIONNETTES 131 

gestes trop precis, aux physionomies inertes. 

Nous avons toujours cru qu'il ^tait possible 
de creer, en petit, un th^Stre dont une seule 
personne serait Tinspiration, le mouvement et 
la vie. Ge probleme semblait tout realist d^j^ 
par les guignols des baraques, dont la verve et 
la gaiet6 ont le monopole de la place publique. 
Mais, k ces divertissements ^l^mentaires, ne pou- 
vait-on ajouter Tillusion th^atrale, la po6sie ou 
la r^alit^ du dc^cor, le m^rite ou le charme 
litt^raire? Avec des moyens aussi simples que 
la marionnette sans jambes, vue k mi-corps, 
pouvait-on obtenir Tillusion de la scene et sortir 
des classiques lazzi de Polichinelle ? G'^tait un 
probleme, et voici comment il a 6te r^solu par 
mon fils Maurice Sand, que j'appellerai Maurice 
tout court, puisqu'il ne pent pas 6tre monsieUr 
sous ma plume. 

G*est en 1847 que, pour la premiere fois, aveC 
Taide d'Eug^ne Lambert, son ami et son cama- 
rade k Tatelier d*Eugene Delacroix, et sans auti'e 
public que moi etViclor Borie, alors journalistci 
en province, Maurice installa une baraque de 
marionncttes dans notre vieux salon. Nous 
venions d'etre assez nombreux pour jouer en 



132 d£rni£:res pages 

famille la comedie improvis^e (voir Masques et 
BouffonSy Maurice Sand). La troupe s*6tait dis- 
pers^e, nous n'^tions plus que quatre k la 
maison : deux de nous se consacr&rent k charmer 
les longues soirees d'hiver des deux autres. 

La premiere representation n'eut pourtant pas 
lieu sur un th^&tre. L'id^e naquit derriferfe une 
chaise dont le dos, tourn6 v«rs les spectateurs, 
6tait garni d'un gra:nd carton k dessin et d'une 
serviette cachant les deux artistes agenouill^s. 
Deux buchettes, k peine d^grossies et emmail- 
lott^es de chiffons, 61evferent leur buste sur la 
barre du dossier, et un dialogue tr&s-anim6 
s'engagea. Je nein'en rappelle pas un mot, mais 
il dut 6tre fort plaisant, car il nous fit beaucoup 
rire, et nous demand^mes tout de suite des 
figurines peintes et une sc&ne pour les faire 
mouvoir. 

Ce th^&tre se composa d*un 16ger chassis garni 
d'indienne k ramages et de sept acteurs taill^ 
dans une souche de tilleul : M. Guignol, Pierrot, 
Purpurin, Gombrillo, Isabelle, della Spada, capi- 
tan, Arbait, gendarme, et un monstre vert. Je 
reclame la confection du monstre, dont la vaste 
gueule^ destin^e k engloutir Pierrot, fut formte 



LE THEATRE DBS MARIONNETTES 133 

d'unc paire de pantoufles doublees de rouge, et le 
corps, d'une manche de satin bleu^tre ; si bien 
que ce monstre, qui existe encore et qui n'a pas 
cess6 de porter le nom de « monstre vert)), a tou- 
jours 6i& bleu ! Le public nombreux qui depuis 
Ta vu fonctionner ne s'en est jamais aper^u. 

On joua des faeries ; les deux jeunes artistes, 
habitues d6ji k Timprovisation, furent si comi- 
ques, que les deux spectateurs, k I'unanimite, 
les engag^rent k augmenter la troupe et k soi- 
gner le d^cor. lis r^pondirent que le th6dtre 
6tait trop petit et ne comporLait qu'une paire 
de coulisses et une toile de fond. On verrait 
Tannee suivante. 

II ne fut pas possible d'attendre jusque-lJi. 
Victor Borie, voulant repr^senter un incendie^ 
incendia pour tout de bon le th^sltre, et il fallut 
en construire un autre, dont les dimensions 
furent doubl6es. Dans le courant de Thiver, on 
joua sept pieces : Pierrot UMrateur, Serpentin 
verty Olivia^ Woodstoke^ le Moine, le Chevalier 
de Saint-Fargeau, le R4veil du lion. 

En 1848, on en joua une douzaine. On appor- 
tait toujours le chassis au salon, aprfes le diner; 
on dressait le d^cor, et on constatait chaque 

8 



131 DERNIERES PAGES 

soir un nouveau progres. Cromwell, L^on, 
Lacroix, Valsenestre, Cl^anthe, Louis, Rose, 
Celeste, Ida at Daumont avaient vu le jour, el , 
k peine sortis de la buche, avaient paru sur la 
scene avec Taplomb de vieux com6diens. On 
avail am61ior^ T^clairage, la chose la plus diflB- 
cile k obtenir, saus risque d'incendie, dans un 
theatre portatif; mais le systfeme 6tait encore 
irop imparfait pour qu'on s'appliquftt beaucoup 
aux decors. Et puis on jouait encore la com6die 
improviste plus souvent et plus volontiers que 
les marionnettes. Ce qui n'empechait pas cer- 
taines soirees d'etre consacr^es a la lecture. 
Chacun lisait k son tour, pendant que les autres 
travaillaient aux costumes ou k la sculpture des 
figurines. Nous achevions les Girondins de La- 
marline, quand, par une preoccupation tr&s- 
naturelle, Maurice et Lambert eurent Tidte de 
repr6senter toute la revolution frangaise en une 
s^rie de pieces congues comme un roman hls- 
lorique k la Walter Scott. II y en eut seulement 
deux de jouees. La revolution de F6vrier nous 
surprit au beau milieu de notre vie de campagne 
et nous dispersa de nouveau. 
En 49, on se remit k Toeuvre : la troupe. 



LE THEATRE DES MARIONNETTES J33 

compos^e de dix-sept personnages, s'installa dans 
une petite pitee voutfe qui servait de garde- 
meuble et que, dans mon enfance, on appelait , 
je ne sais pourquoi, la salle des archives. En 49, 
elle fut nettoy^e, restaur^e et classiquement 
consacr6e « aux muses ». Un ou deux ans plus 
tard, on perga un gros mur, ou Ton pratiqua 
une arcade ; la salle des marionnettes devint la 
loge d'un public de soixante personnes bien 
plac^es sur une estrade qui se d^montait et se 
remontait en peu d'instants. Au delJi de Tarcade 
se trouvait une grande pifece assez flevte pour 
qu'on put y planter le th^&tre des acteurs vivants, 
et dont on enleva le billard pour ^tablir un 
second plancher. Gette combinaison fut tres- 
heureuse. On plaga le luminaire sur la face du 
mur qui regardait le th^^tre, et le spectateur, 
assis dans Tombre, fut absolument trorap6 sur 
la dimension et la profondeur des objets exhib6s 
devant lui. On avait obtenu un effet de diorama 
qui permit des lointains et des reliefs remar- 
quables dans un espace ch^tif en r^alit6. 

Quant aux marionnettes, leur theatre, ^tabli 
dans la partie de la salle des archives qui ne 
faisait point face k Farcade, resta tranquille et 



130 DERNlfeRES PAGES 

intact derri^re une cloison mobile qui en mas- 
quait entiercmcnt la facade. Quand on le rouvrit, 
onlui appliqua le m^nie syst^me d'6clairage qu'i 
Tautrc th^ditre. La charpente k demeure 6tant 
solide, on ^tablit une rampe et des montants 
caches k Toeil du spectateur et munis de puis- 
sants r.^flccteurs. Plus tard, on mit une herse 
dans Ics frises, et, plus tard encore, on en ajouta 
deux autres au milieu et au fond, si bien que 
la scene fut ^clair6e comme celle d'un vrai 
tbfe^tre, et on put se permettre un grand luxe 
de decors, dont il fut permis de r^gler Ttelairage 
selon les besoins de Teffet. Rien n'6tait plus sim- 
ple que de rendre la lumi^re rouge ou bleue 
par le moyen des verres de couleur et des trans- 
parents; mais on ne s'arreta pas au n6cessaire. 
On voulut avoir le soleil, la lune, les 6toiles 
et le reflet des astres dans les eaux. Maurice, 
devenu promptement menuisier, serrurier et 
m^canicien, fut bientdt un habile machiniste. On 
voulut, plus tard, voir le soleil et la lune se 
lever et se coucher. On ^tait exigeant ; on trou- 
vait insupportables ces astres immobiles. On 
peignit des ciels sur calicot et on fit monter et 
descendre derri^re, frisant la toile, une boite 



LE THEATRE DES MARIONNETTES 137 

de lanterne magique, dont la lentille fut r6gke 
selon r^clat voulu. Au moyen d'un simple tourne- 
broche, dont on r6gla ^galement le mouvement 
et dont on ^teignit le bruit, on eut le lever et 
le coucher du soleil et de la lune relativement 
aussi muets et aussi lents que dans la reality. II 
ne s'agissait que de monter la machine avant 
le lever du rideau et de la faire marcher au 
moment n^cessaire. Le changement de lumi^re 
sur la scfene fut obtenu par des ficelles dont 
Toperateur se sert avec la plus grande facilite, 
sans interrompre son dialogue. Tout cela exigea 
d'assez longs t^tonnements. Aujourd'hui, tout 
fonctionne au gr6 de Toperant, et une lanterne 
i lumi^re ^lectrique lui permet les apoth^ses. 
Disons, pour finir ce qui a trait k F^clairage, ce 
point essentiel des effets de th^^tre , qu'on ne 
souifrit point de lustre dans la salle. Quelques 
bougies plac6es contre la muraille d\f fond, der- 
ri^re le spectateur, suffisent pour lui faire trouver 
sa place, et tout T^clat du veritable luminaire, 
dont il n'apergoit point les foyers, se concentre 
sur le thMtre. C'est toujours Tefifet de diorama , 
qu'on n'a jamais essaye d'appliquer ailleurs, et 
qui donnerait k la sc6ne la magie et la profon- 

8. 



138 DEUNlfeRES PAGES 

deur qu'elle n'a point. Les Italiens savent bien 
que les salles doivent fetre sombres pour que la 
scene soit lumineuse, et que Toeil perd la facult6 
de bien voir quand la clart6 Tassi^ge et le p^- 
netre de prfes et de tous c6t(5s. Mais les Frangais, 
les Frangaises surtout, vont au th^itre pour se 
faire voir, et le spectacle passe souvent par- 
dessus le march^. 

Les progrfes obtenus par Maurice dans Tart 
d'adapter par. des moyens faciles et peu couteux 
c'est-i-dire k la port^e de beaucoup de person- 
nes, les merveilles du theatre k une bonbonni5re, 
furent souvent interrompus par F^tude de choses 
plus sinenses. Quand nous avions des loisirs, 
ce qui n'arrivait pas tous les ans, le Grand 
TMdtre, comme nous Tappelions par antithfese 
forc6e, bien qu'il fut une bonbonnifere aussi, 
nous occupait davantage ; mais, par le soin que 
nous apportions k nos costumes, a notre mtso 
en sc^ne, et par Thabitude que nous prenions 
d'improviser le dialogue, le don de faire agir et 
parler des marionnettes ne se perdait pas chez 
nos jeunes artistes. En 1848 et 49, ils nous 
avaient jou6 dix-huit pitees nouvelles. En 18S4, 
Thiron, aujourd'hui de la Gom^die-Franpaise, 



LE THEATRE DES MARIONNETTEB 139 

d6buta cheznous, non-seulement dans la com^die 
improvis^e, mais encore au th6^tre das marion- 
nettes et fut 6blouissant d'esprit et de verve sur 
ces deux scenes. Lambert, tr^s-brillant aussi et 
trfes-original, reprit ensuite son emploi. Puis 
Alexandre Manceau Tann^e suivante et Tliiron 
encore. Plus tard, Victor Borie, Sully -L6vy, 
fidouard Cadol, Charles Marchal, Porel; enfin 
plus tard encore, notre ami Planet et deux de 
mes neveux furent les associ^s de mon fils dans 
la mise en scfene, la convention des canevas et 
la recitation des marionnettes. Avec gens qui 
ont de Tesprit k revendre, il 6tait difficile que 
ces representations ne fussent pas d'exquis di- 
vertissements. De 1854 k 1872, il y en eut en- 
viron cent vingt. Et puis Maurice travailla et 
op^ra tout seul et c'est alors que ce theatre entra 
dans une voie nouvelle qui n'est sans doute pas 
son dernier mot, mais qui est la voie d'un art 
complet, en ce sens qu*il pent aborder des genres 
jusqu'ici interdits k ses moyens d'exfoution. 

En eflfet, la marionnette classique, tenue dans 
la main, est, par la nature de son agencement, 
un etre exclusivement burlesque. Ses mouve- 
ments souples ont de la gentillesse, mais ses 



liO DERNIERES PAGES 

gestes sont d^sordonn6s et le plus souvent im- 
possibles. C'est done un personnage impropre 
aux r61es s^rieux, et il avait fallu tout le talent 
de nos operanti pour nous attendrir et nous 
efifrayer dans certaines situations. Presque tou- 
jours ils nous donnaient des parodies de melo- 
drames ou des pieces bouflfonnes. Les titres de 
quelques-unes en font foi, comme Oswald VEcos- 
sais, VAuberge du Haricot verl^ Sang, S&r6nades 
et Bandits, Robert le Maudit, les Sangliers noirs, 
une Femme et un Sac de nuit, les Filles brunes 
de Ferrare, le Spectre chauve, Pourpre et Sang^ 
les Lames de Tolede, Roberto le ton voleur, 
VErmite de la mar6e montante, une Temp^te 
dans un coeur de bronze, le Cadavre recalcitrant, 
etc. Les sujets bouffons etaient souvent inspires 
par les impressions du moment, une aventure 
ridicule dans le monde politique ou artiste, 
une chronique locale, un r6cit amusant ou sin- 
gulier, la yisite de quelque personnage absurde, 
un intrus dont on faisait la charge sans qu'il 
se reconnut, tout scrvait de thfeme i la pi^ce 
(^tablie en canevas en quelques heures et jou6e 
quelquefois le soir m^me. Nous avons dA k ce char- 
mant petit th^dtre des distractions bienfaisantes, 



LE THJ^ATRE DES MARIONNKTTES i41 

des soirees d'expansion et d*oubli d'un prix ines- 
timable. 

La dispersion de la famille et la difficult^ de 
se r6unir, la mort de quelques aaiis bien chers 
qui avaient brill6 sur notre Grand Theatre (Bo- 
cage y avail jou6, et d'autres non moins celfe- 
bres), enfm le manque de temps pour les loisirs 
avaient amene la suspension indefinie de la 
comedia delFarte. Les marionnettes seules nous 
restaieat, et mon fils, k mesure que ma vie se 
fixait davantage k la campagne, tenait k m'y 
donner les plaisirs de la fiction, si n^cessaires 
k ceux qui la cultivent pour leur compte et qui 
s'en lasseraient, si Tinvention des autres ne les 
distrayait point de leur propre contention d'es- 
prit. Mais il ^tait seul la plupart du temps. 

L'heure du travail ou du mariage 6tait venue 
pour ses jeunes associ^s. Nous avions de jeunes 
enfants qu'il tenait k divertir aussi et pour qui 
la charge exclusive eut &t6^ ou incomprehensible 
ou d'une mauvaise influence sur le gout nais- 
sant. II fallait un theatre plus ch^ti6 et d^s lors 
une plus fiddle observation des lois de la sc^ne. 
Ceci paraissait impossible, car on n'a que deux 
mains, et les pieces ainsi rendues par un seul 

• 



142 derni£:res pages 

operant ne peuvent 6tre qu*une suite de mono- 
logues ou de scenes k deux personnages. Avec 
un compare, on ne pouvait d6passer le nombre 
de quatre, et, si on avait besoin de comparses, 
on pla^ait au fond une sorte de r^teau sur. les 
longues dents duquel plusieurs marionnettes 
6taient fich^es. Ce riteau, excellent pour les 
effets comiques, pr6sentait une rang6e de t6tes 
immobiles sur des robes flasques, avec des bras 
pendants du plus pileux aspect. C'6tait comme 
une apparition de pendus. Rien de plus impos- 
sible k prendre au serieux que la marionnette 
quand elle n'est pas chauss6e par la main 
humaine, et les dimensions du th^itre ne per- 
mettaient pas la liberty d'action de plus de deux 
op6rants. 

Ces dimensions, qui, chez nous, ne sont pas 
tout k fait ce qu'il faudrait, vu le manque d*em- 
placement, devraient 6tre, quant au cadre de la 
sc^ne, d'un metre de hauteur sur deux metres 
de largeur; ce seraient les plus grandes qu'on 
puisse mettre en harmonic avec la taille de la 
figurine, c'est-k-dire avec sa tete, ses mains et 
son buste, qui repr^sentent sa hauteur Active, 
70 centimetres. Plus petite, la t^te ne se verr 



LE THEATRE DES MARIONNETTES 143 

rait qu'a une distance trop rapprochee. Plus 
grosse, elle fatiguerait le doigt qui la supporte et 
serait trop accentu^e pour produire Tillusion. 
Cette figure doit etre toujours en mouvement. 
Tant qu'elie remue, elle parait vivante. Elle 
doit 6tre sculpt^e avec soin, mais assez largement ; 
trop fine, elle devient insignifiante. Elle doit 
etre peinte k Fliuile sans aucun vernis, avoir de 
vrais clieveux et de vraie barbe. Les yeux peu- 
vent etre en ^mail comme ceux des poup6es. 
Nous les pr6ferons peints, avec uii clou noir, 
rond et bomb6 pour prunelle. Ce clou verni 
revolt la lumiere a chaque mouvement de la 
tete et produit Tillusion complete du regard. U 
peut faire aussi Tillusion d'une prunelle bleue 
si on Tentoure d'un 16ger coup de pinceau 
tremp6 dans le cobalt ; dans ce cas, il faut faire 
la pupille avec un clou noir plus petit. Les mains 
doivent 6tre en bois ; en porcelaine elles se cas- 
seraient trop vite. II les faut n^cessairement as- 
sorties k Timportance ou k la d61icatesse de la 
face. Celles qui sont d'un dessin 61ementaire 
sont preKrables k des main,s trfe-finies dont la 
position ^tendue ou ferm6e frapperait par son 
immobility. II faut qu'elles ne soient en rdalit6 



144 DERNIERES PAGES 

ni fermees ni ouvertes, et que, par leur aspect 
un peu vague et gr^ce au mouvement qui les 
anime sans cesse, elles 6chappent k Toeil qui 
chercherait k en saisir le detail. 

On voit que, malgre Taide d'un compere, mon 
Ills avait toujours eu de grandes difficult6s a 
vaincre pour 6viter les scenes k cinq personna- 
ges ou pour lesobtenir. Onnepouvait pas asseoir 
la marionnette et Tabandonner sans que sa t^te 
fut fix&e k son si6ge. A cet effet, le si^ge 6tait 
muni d'un crochet, et un piton 6tait cach6 dans 
la chevelure de la marionnette ; mais il fallait 
une grande adresse pour faire entrer vite le cro- 
chet, et queiquefois le personnage s'agitait con- 
vulsivement sur son si^ge sans parvenir k se 
fixer. L'improvisation tirait parti de tout. — 
« Qu'avez-vous done? lui demandait une autre 
personne ; etes-vous souffrant ? — Oui, r^pondait 
le patient condamn^Ji s'accrocher. C'est une ma- 
ladie grave qu'on appelle le piton, — Bah ! je 
connais ga, nous y sommes tons sujets. » Dfes 
lors, si un r6citant s'embarrassait dans le scena- 
rio et qu'il fit attendre sa r^plique, les autres 
personnages lui deniandaient si, lui aussi, avait 
le piton. Pendant longtemps, avoir le piton^ 



LE TH]&ATRE DES MARIONNETTES 145 

c'est-^-dire raanquer de m6moire, fut une 
locution consacr^e dans les coulisses de TO- 
deon, dont les acteurs avaient vu ou fait jouer 
nos marionnettes. Lesouffleur surtout laconnais- 
sait, lui qui 6tait force d'etre attentif au 
piton. 

En outre de ces difficult^s, il arrivait souvent 
que I'on dtait forc^ de laisser la sc^ne vide pour 
introduire les mains dans de nouveaux person- 
nages et pour preparer quelque accessoire; c'6- 
tait autanl de loups^ nom que Ton donne, 
en argot de th^^tre, i ces maladresses, aujour- 
d*hui bien rares, de la composition litt^raire, qui 
consistent k laisser le theatre vide. Nos specta- 
teurs 6taient pr^venus que les loups nous ^taient 
n6cessaires. S'ils s'impatientaient, on proposait 
de nommer le th6^tre : Theatre des loups, pour 
couper court k toute recrimination. Mon fils 
voulut supprimer les loups, les scenes k nombre 
limits de'personnages, la n6cessit6 de les lenir 
debout ou accroch^s, les quelques repetitions 
auxquelles ses associ^s devaient s'astreindre sous 
peine d'embrouiller la pi6ce, enfin se passer 
d'eux du moment qu'ils etaient absents. II ima- 
gina d'etablir, sur le premier plan du theatre, 

9 



JiG DEIINIERES PAGES 

deux traverses k coulisseaux glissant dans des 
rainures, et, dans ces coulisseaux , des trous ou 
Ton plante la marionnette munie d'un support. Ce 
support est une tige de lil de fer en spirale 
dont cliaque cxtr^mite est garnie d'un bouchon 
de bois, Tun qui entre dans le cou du person- 
nage et remplace le doigt de Top^rant, I'autrc 
qui s'enfonce dans le trou du coulisseau. Au 
moyen de la double traverse, les personnages en 
sc^ne peuvent etre aussi nombreux qu'on le de- 
sire, et chacun pent passer derriere ou devant 
les autres pour etre au premier ou au second 
rang. Les fauteuils, les tr6nes,les tables, les di- 
vans sont portes par d'autres rainures k coulis- 
seaux, qui partent des c6tes et se plient ou se 
deplient suivant les besoins de la raise eh 4tat *. 
De semblables rainures pour porter des person- 
nages assis ou debout sur les cdt6s se deplient 
et se replient ^galement pour les besoins de la 
mise en sc6ne. Enfin^ quatre autres traverses 
avec le m6me systeme de coulisseaux sont Sta- 
biles au fond et permettent la presence d'une 
nombreuse assemblee, ou des plans de decors, si 

1. On appelle mise en etat I'arrangement des meubles 
et accessoires necessaires a la mise en scene. 



LE THEATRE DES MARIONNETTES li7 

ceux de rextreme fond ne suffisent pas. En re- 
sume, e'est un faux plancher dont les interval- 
Ics permeltent k Top^rant d'aller de Tun k Tau- 
tre de ses acteurs, de passer sa main sous leur 
vetement pour mettre ses doigts dans les man- 
ches et faire mouvoir les bras, de les tirer du 
coulisseau pour les faire marcher, danser, sortir, 
se coucher ou s'asseoir. lis s'asseient parfaite- 
ment en apparence, le support entrant dans le 
trou du coulisseau qui porte le si^ge ; ils peuvent 
se mettre au lit, se soulever, se lever, se recou- 
cher sans qu'on voie le support, et, au besoin, 
on le retire sans que personne s'en apergoive. 

Au moyen de ces traverses et de ces coulis- 
seaux qu'on place sur les lignes de la perspec- 
tive dans les decors k plusieurs plans, on Intro- 
duit une foule, une arm^e, un corps de ballet. 
Mais ici les personnages sont repr^sent^s pardes 
poupees de grandeurs diff^rentes, proportionn^es 
auplan ou elles se trouvent. EUes entrentet sortent 
avec leur coulisseau, parbandesde trente ou qua- 
rante comparses a la fois. II y en a, pour les 
derniers plans, qui n'ont pas plus d'un pouce de 
haut et qu'on distingue parfaitement. II arrive 
aussi qu'on veut amener k grand effet un person- 



Ii8 DERNlfeRES PAGES 

nage du fond d'un grand d^cor ouvert. II suffit 
de lui substituer rapidement k chaque plan une 
poup^e plus grande k mesure qu'il se rapproche. 
Dans les apparitions, ce true si simple est d'une 
illusion qui ne peut etre r6alis6e que par des 
marionnettes. Un spectre se compose de cinq 
ou six poup^es pareilles, mais de grandeurs 
diff(6rentes, qui traversent chacune un plan de 
mines ou descendent de terrasse en terrasse 
en se succ6dant Tune k Tautre jusqu'k ce que la 
derni^re arrive sur le devant de la sc^ne dans 
sa dimension normale. 

Toute cette machination ^tant obtenue par des 
moyens d'une extreme simplicity, on voit que 
Pon peut realiser sur une scfene de marionnettes 
ce qui est impossible ailleurs et manier le fan- 
tastique bien au de\k de ce que comportent les 
theatres d'acteurs vivants. La m^canique peut ob- 
tenir plus de precision ; inais c'est \k un autre 
art, d'ou la vie est exclue, quelle que soit la 
recitation qui accompagne et explique le mou- 
vement des figures. J'ai vu autrefois sur la place 
des Esclavons, durant les fi^tes du Redeniorey k 
Venise, des drames de chevalerie ex6cut^ par 
de merveilleux automates. C'^tait de savantes 



LE THEATRE DES MARIONNETTES 149 

petites machines, des chevaliers d'une coud^ede 
haut se livrant a des combats equestres, des 
dames ruisselanles d'or et de pierreries donnant 
le prix au vainqueur, des pages sonnant du cor 
sur le haut des tours, que sais-je? Mais des vers 
du Tasse ou de TArioste 6taient brailles dans la 
baraque pour expliquer Taction, et ce n'etait 
point \k qu il fallait esp^rer les jouissances de 
Tillusion. 

La vraie marionnette doit etre, je le dis en- 
core, dans la main de Thomme qui parle. Quand 
Maurice fait parler les siennes dans une scene 
de fond, il laisse glisser le support et les fait 
mouvoir k la mani^re classique, qui est la meil- 
leure. Quand elles ne sont plus que spectateurs 
de Taction, ou qu'elles ^content en placant de 
temps en temps une replique, il les reintegre 
sur le support et ne s'occupe plus d'elles que 
pour passer lestement ses doigts dans les man- 
ches lorsque vient leur replique. II les retire 
pour passer k un autre et peut animer ainsi 
plusieurs groupes prenant part k la m^me ac- 
tion. Pour aider k la rapidity du dialogue, il y 
a encore d'autres expedients fort simples. Un 
personnage n'a qu'un mot ou deux k lancer 



150 DERNlfeRES PAGES 

dans une scfene k plusieurs. Un fil de soie est 
passe Ji son bras at dans un piton impercepti- 
ble cached dans son noeud de cravate ; en tirant 
le fil, on obtient un geste suffisant; ces details 
sont essentiels, car la marionnette, qui ne remue 
pas les Ifevres, doit remuer le corps pour avoir 
Tair de parler ; grace k son support 16g5rement 
61astique, il suffit de souffler dessus pour lui 
imprimer le mouvement. Mais, pour arriver k 
faire vivre une trentaine de personnages en sc^ne 
sans en toucher plus de deux k la fois, il failait 
obtenir de la marionnette une attitude convena- 
ble quand elle est au repos, et c'est par quoi 
Ton dut commencer. Ceci fut Tobjet d'une dis- 
cussion passionnee entre mon fils et moi. Je ne 
pr^voy ais pas les heureuses innovations qu'il m6di- 
tait, etje fus vivement con trari^^e quand il m'ap- 
porta une marionnette qui avalt des 6paules et 
une poitrine en carton. C'6tait tr^s-bien ex6cut6, 
admirablement models, garni de peau et peint 
d'un ton excellent qui permettait a nos femmes 
de porter des corsages ajust^s et d6collet6s. Jus- 
que-li, nous avions trich6 pour simuler la taillo 
et les epaules. Charg^e depuis trente ans de faire 
leurs costumes et de les habiller pour la repr^- 



LE THEATRE DES MARIONNETTES iM 

sentation, j'avais passe bien des soirees et quel- 
quefois des nuits k ce minutieux travail. Avecle 
nouveau syst^me, il fallait refaire tous les cos- 
tumes, et il y en avait des caisses enti^res. J'a- 
vais m^me fait bon nombre d'uniformes mili- 
taires,. des costumes renaissance ou moyen age, 
enfin des habits de cour Louis XV et Louis XVI 
brod^s ad hoc en soie, en chenille, en or et ar- 
gent sur soie et velours, Je tirais aussi un juste 
orgueil de ma lingerie, car ces dames poss6- 
daient des chemises, des jupons, des coUe- 
rettes de toute sorte. II fallait tout recom- 
mencer ! 

Mais ce n'etait pas la mon plus grand chagrin. 
Je craignais de ne plus reconnaitre nos chers 
petits personnages quand ils auraient un buste. 
lis etaient nombreux et tous d'un type excellent, 
pouvant exprimer les caract^res qui leur sont 
confi^s; mais quelques-uns nous 6taient parti- 
culi^rement sympathiques, et nous ne nous faisions 
pas k Tidee de leur voir une autre tournure et 
d'autres attitudes. Une representation, qui avait 
pour sujet la lutte des acteurs 4pauUs contre 
ceux qui ne Tetaient pas encore, donna raison 
h rinventeur. La cuirasse de carton, assez cburte 



152 DERNIERES PAGES 

par devant et plus courte encore par derrifere, 
permeUait d'animer le personnage autant que par 
le pass6 et de le laisser reposer sur son support 
sans qu'il prit une attitude f^cheuse. Le corps 
ne tombait plus commeun parapluie qui seferme, 
les bras ne ballottaient plus sur les flancs avec 
les mains retournees ci I'envers. Une nouvelle 
innovation avait fix^ Tavant-bras au corps sous 
forme de manches aisles ou les doigts, n'entrant 
plus jusqu'k Tepaule du personnage, donnaient 
une apparence de coude articul^. La marionnette 
au repos conserve done le bras 16g^rement 
repli^ sans gaucherie et sans efforts. Le support 
fut d'abord un ressort a boudin; on y renonga 
parce que la souplesse'et le tremblement du 
corps 6taient exag^r^s; le fil de fer formant 
seulement trois ou quatre spirales fut adopts. II 
suffit a donner aux personnages un trfes-l^ger 
balancement qui se communique k ceux qui 
Tavoisinent et qui fait merveille k la danse. 
L'immobilit6 est done supprim6e, les gestes ne 
sont plus convulsifs, k moins qu'on ne les veuille 
tels en les exag6rant. On n'a rien perdu de ce 
qui servait au burlesque, on a gagne tout ce 
qu'il empecliait de se produire. On pourrait 



LE THEATRE DES MARIONNETTES 153 

jouer des pieces s^rieuses si on en avait envie. 
On pent, en tout cas, abordcr des situations d'un 
r^el int^r^t, sans qu'un geste de^plac6 ou une 
attitude ridicule les corapromettent. 

L'adresse de I'op^rant et son d^licat outillage 
font le reste, ses personnages portent leurs 
sieges pour s'asseoir k la place qui convient, 
ils font un lit en scene, ils prennent un flambeau 
ou une lampe sur un meuble pour le mettre sur 
un autre, lis servent un repas, ils se d^shabillent 
et se rliabillent devant le spectateur, ils 6tent 
leurs chapeaux et les remettent, ils se battent en 
duel, ils valsent et dansent avec beaucoup de 
gr^ce et d'entrain. En r^alit^, ils ne prennent 
rien; Tobjet qui leur est n^cessaire leur est pre- 
sent6 au bout d'une mince tige de fil de fer qui 
accompagne leur mouvement et leur permet de 
le saisir en apparence avec une seule main, sans 
que leurs deux pattes serrees au corps les rendent 
ridicules. 

Et tout ceci est si bien agenc^ et regl6, que 
Top^rant tout seul a pu faire agir les deux ou 
trojs cents personnages d'une faerie, faire surgir 
ou disparaitre des for^ts, des palais enchantes, 
d^molir des forteresses, incendier des villes, 

9. 



154 DERNIERES PAGES 

voler des genies, des chars de ftes tir6s par des 
colombes, pourfendre des guivres et des hippo- 
griffes, promener des navires sur la mer agit^e, 
figiirer k distance des joutes et des tournois dans 
la proportion voulue, ramener en uu instant ces 
personnages agrandis sur la scfene, faire passer 
des 616phants, des chameaux et des chevaux, 
des tigres, des loups et des lions, simuler une 
chasse, imiter k lui seui toutes les voix, tons les 
airs, tous les bruits, avec une mise au point 
parfaite, m^me les convois de cherains de fer 
avec leurs sifflements et le souffle haletant de la 
chaudifere. Une , multitude de petits objets ac- 
croch^s autour de lui, dans la partie du th6Mre 
ou il se tient debout {il castelloy terme consacr6), 
lui servent k donner a ces bruits accessoires une 
v6rit6 surprenante. Timbres de plusieurs calibres, 
gongs, sifflets, trompettes, cor de chasse, pluie, 
vent, tonnerre, gr^le, chants d'oiseaux, grelots, 
roulement de voiture, vagues qui deferlent, tout 
est rendu k point et rien n'est omis. L' intensity 
des sons a 6t6 6tudiee pour ne pas rompre la 
proportion qui doit exister entre ce petit monde 
fictif et les bruits qui s'y produisent. Un trop 
fort roulement de voiture ou de tonnerre ^cra- 



LE THJEATRE DES MARIONNETTES 135 

serait le d^cor et les personnages. L'harmonie 
savamment 6tablie dans tous ces details produit 
un ph^nom^ne auquel aucun spectateur n'^chappe. 
Au lever du rideau, comme k Tapparition des 
premiers personnages, il se rend bien compte 
qu'il a affaire k des marionnettes; mais bientot il 
oublie de comparer leur stature a la sienne. La 
demi-obscurite ou il est efface les autres points 
de comparaison; la v^rit6 de Taction qui se 
produit devant lui le saisit au point qu'il y croit 
et que Tapparition d'une t^te humaine au milieu 
des personnages, comme il arrive quelquefois 
quand Vop^rante masqu6 se montre en g6anl 
ou en ogre, dcvient monstrueuse et v^ritable- 
ment effrayante. 

On fait aujourd'hui de tr^s-jolis jouets d'enfants, 
On pent les utiliser en les choisissant dans la 
proportion voulue et en les corrigeant si les 
formes sont d^fectueuses et Tenluminure trop 
crue. 

On pent en avoir qui se montent comme une 
montre et marchent tout seuls. Mais ils coutent 
fort cher et font moins d'effet que ceux qu'on 
promfene au bout d'une iige k la hauteur du 
plan. Les automates n'obeissent qu'i eux-memes 



156 DEKNIERES PAGES 

et ne font rien d'impr6vu. Les plus vulgaires 
animaux en bois, corrig^s et repeints, sont pr6- 
Arables. Pour les grands monstres de la f(§erie, 
ce sont des tarasques comme on les fabriquait 
jadis en osier pour les f§tes populaires du Midi. 
Les nOtres sont en baleine rev^tue d'6toffe, ou 
mieux encore en acier; tons nos anciens jifpons- 
cagcy si fort k la mode dans ces derniers temps, 
y ont pass6 et ont fourni la souple carcasse d'ani- 
maux fantastiques qui sont de v^ritables objets 
d'art. 

II s'agissait encore de pouvoir organiser vite 
les representations, car le plaisir est toujours 
pris k la vol^e dans I'existence de gens qui tra- 
vaillent s^rieusement k autre chose. Le plus 
long, c'6tait, k chaque piece nouvelle, de d^sha- 
biller et de rhabiller les personnages, cela pre- 
nait des heures que nous n'avions pas toujours 
k leur service. II valait mieux avoir une troupe 
habili^e une fois pour toutes, sauf les excentri- 
^it^s impr^vues. C'est pourquoi, en Tespace de 
quelques jours, Maurice sculptait de temps en 
temps k la veill^e une vingtaine de personnages 
nouveaux. II y en a maintenant cent vingt-cinq, 
sans compter les nombreux petits comparses des 



LE THEATRE DES MARIONNETTES 157 

difierents plans. Ce grand nombre de types et 
de costumes est n^cessaire. Bien plus que Tau- 
teur dramatique qui desire trouvef; dans les ac- 
teurs qu'on lui propose, les temperaments qu'il 
a rev6s pour ses caract^res, le maitre du jeu de 
marionnettes doit se pr^occuper de i*expression 
des figures de ses sujets, de leur regard, de leur 
sourire, de leur forme craniale, de leur cheve- 
lure, enfin de leur temperament particulier, 
bien plus essentiel a leur effet que celui de Tac- 
teur vivant. D^s qu'on sort des masques petri- 
fies de Tancienne com^die italienne qui n'expri- 
maient que des types el^mentaires, on rencontre 
une foule de nuances dans I'etre humain. Ces 
nuances, Thabilete du comedien les apprecie 
plus ou moins, et il se transforme selon le 
besoin de son role. Le comedien de bois n'a pas 
cette ressource. II f'aut qu*il soit, une fois pour 
toutes, le type qu'on attend de lui. J'ai vu sou- 
vent Maurice hesiler longtemps entre plusieurs 
figures dont aucune ne r^alisait Tid^e qu'il 
s*etait faite d'un certain caract^re k produire, et 
se decider k fabriquer un nouvel acteur avant 
do monter sa pi^ce. Ces cent vingt-cinq per- 
sonnages, qui tons ont un nom et une histoire. 



158 DERNIERES PAGES 

surtout les anciens, qui, 16g5rement retouches, 
sont rest^s nos favoris, se pr6tent k tons les em- 
plois sans jalousie de metier et sans reculer de- 
vant les plus mauvais roles, certains d'avoir 
affaire k un directeur int^gre qui leur fera pren- 
dre leur revanche k I'occasion. lis nous sont 
maintenant doublement chers, depuis qu'ils 
charment nos enfants en les instruisant, car on 
apprend de tout et partout quand la substance 
de Tamusement est bonne en soi. Nous arrivons 
i aimer les marionnettes de Nohant comme nos 
petites filles aiment leurs poup6es, et, quant k 
elles, elles deviennent plus soigneuses et plus 
maternelles on voyant ce qu'on peut attribuer et 
jusqu'^ un certain point communiquer d'esprit, 
de gr^ce et de sentiment k ces 6tres fictifs. Le 
lendemain d'une representation, elles rejouentla 
piece dans tous les coins de la maison et du jar- 
din avec leurs poupfes. Elles les costument, les 
disposent et les font parler ayec cette memoire 
surprenante des enfants qui saisit de pr^fSrence 
ce qu*on croyait au-dessus de leur port^e. Je me 
rappelle combien notre ancienne comMie im- 
provisee eut de prompts et de bons effets pour 
eclaircir les id^es de nos enfants d'alors, en de- 



LE THIEATRE DES MARIONNETTES 139 

brouillant leur parole et en les contraignant k 
suivre le fil d'une logique serr^e dans la fievre 
de leur divertissement. Je crois que e'est \k une 
bonne ^cole pour Tenfance et la jeunesse, non 
pas un fond d'enseignement suffisant par lui- 
m^me, mais le meilleur des exercices pour ame- 

' ner Tesprit k s'^largir et k vouloir apprendre 
mieux pour se manifester davantage. 
Examinons maintenant, en racontant toujours, 

' le c6te litt^raire de la recitation du th^^tre des 
marionnettes ainsi perfectionn^es, car il y a une 
litt^rature k improviser en vue des ressources 
dont un pareil th^^tre dispose. L'op6rant, qui 
fait ses pieces et les joue k lui tout«seul, les 
joue mieux qu'une troupe de th^^tre styl^e k 
interpreter des pens^es qui ne sont pas les 
siennes. C'est pourtant la meme voix qui parle 
pour tons ; mais, outre que chaque marionnette 
accompagne son debit d* attitudes et de gestes 
expressifs, Tinflexion et les intonations parfaite- 
ment justes du Hcitant donnent un dialogue 
d'une clarte complete : il n'est pas necessaire 
qu*il change beaucoup son diapason; chaque 
personnage a bien, comme dans la realite, son 
intonation et sa pronoQciation particulieres en 



160 DERNIJ^RES PAGES 

rapport avec ses tendances on ses pretentions 
personnelles ; mais il faut bien pen d'effort pour 
mettre sa diction d' accord avec sa figure, son 
costume et son r61e. Dans les bonnes troupes de 
theatre, la recitation tend toujours k s'harmo- 
niser et k faire disparaitre ce que la mani^re 
personnelle aurait de trop tranche. II en est de 
meme pour les marionnettes; les nuances l^ge- 
res sont plus agr^ables que les exag6rations d'in- 
dividualite, et meme elles se pretent mieux k la 
clarte du dialogue. Mais il ne faut pas oublier 
que le maitre du jeu improvise et qu'il ne de- 
bite pas sa piece comme un bon lecteur, tran- 
quillement assis devant son manuscrit avec un 
verre d'eau sous la main. II a bien son manu- 
scrit place sur un leger pupitre mobile, k moins 
qu*il ne Tapprenne par cceur et que la memoire 
ne lui fasse jamais defaut; mais encore cette 
ressource ne lui suffirait pas s*il n'etait pas done 
de la presence d'esprit necessaire pour combler 
des vides inevitables. La marionnette n'obeit pas 
a la main qui la dirige aussi passivement que 
Tacteur k la reglementation de la mise en scfene. 
EUe ne marche pas toute seule, elle ne remue 
pas d'elle-meme, elle ne se gare pas d'un ob- 



LE THEATRE DES MARIONNETTES 161 

stacle; elle peut s'accrocher k un d^cor, elle peut 
sortir de son support ou du doigt de Fop^rant 
et s'^vanouir hors de propos. II est done fort 
difficile, sinon impossible, de s'en tenir k la 
lettre du texte, et il faut etre pr^t k expliquer 
les accidents. Les vrais acteurs, quand ces acci- 
dents se produisent, ne peuvent y obvier. J*ai 
vu les plus spirituels et les plus intelligents 
rester court et se decontenancer en sc^ne quand 
leur interlocuteur attendu manquait son entr6e. 
Cela est tout simple, Tacteur eut-il d'excellentes 
idees k son service, n*a pas le droit de mettre 
son improvisation k la place du texte. L'auteur 
et le public, sans compter la censure, pourraient 
lui faire un mauvais parti. Dans son castello, 
le maitre du jeu de marionnettes a ses coud^es 
tranches, il est seul responsable. II d it son pro- 
pre texte et le modifie k chaque instant. S*il 
joue plusieurs fois la m^me pi^ce, il y ajoute 
les mots plaisants ou energiques qui lui vien- 
nent ou supprime ceux qui n'ont pas port^ aux 
representations pr6c6dentes. Le propre de Tim- 
provisateur est, d'aiileurs, de ne pas aimer k se 
r6p6ter, et, s'il se soumet au canevas, il ^prouve 
le continuel besoin de changer le dialogue. C'est 



i62 DERNlfeRES PAGES 

m^me le principal attrait de ce genre de specta- 
tacle, sur lequel Tauditeur ne se blase pas. La 
forme litt^raire propre aux marionnettes est done 
le canevas 6crit avec un dialogue 616mentaire 
tr6s-rapide sur lequel le recitant peut broder. 
Quel est en dehors de la sc6ne Teffet de ce tra- 
vail k la lecture? Nous avons voulu le savoir, et 
il nous a paru tr^s-original. En resserrant da- 
vantage Taction, le texte nous a 6t6 agr^able 
encore. Plus rapide et plus enlev6 que celui qui 
passe par plusieurs bouches, ce dialogue concis, 
qui fait contraste avec les developpements de 
rimprovisation, apporte un m^rite de plus au 
talent net et solide de Tauteur. 

Le grand attrait des marionnettes dans la vie 
de campagne, c'est de repr^senter des histoires, 
romans coraiques, merveilleux ou dramatiques 
en plusieurs soirees. Plus Thistoire est longue, 
plus Tesprit s'y attache et voit avec regret arri- 
ver la fln de la soiree. L*improvisation permet k 
Tauteur recitant de faire de chaque acte un cba- 
pitre developp6 qui remplit la soiree, ou d'en 
montrer plusieurs rapidement enlev6s. Me cora- 
prendra-t-on si je dis que ce th^itre est celui 
des lenteurs charmantes et que nous pr^CSrons 



LE THJ^ATRE DES MARIONNETTES i63 

ici rimprovisation etoffi^e et les details de r^alil6 
minutieuse, k la charpente sobre et au dialogue 
concis qui sont de rigueur au veritable theatre ? 
Chaque chose est bonne en son lieu. La marion- 
nette est bavarde et musarde. Elle a, quoi qu'on 
fasse, des gestes courts et des yeux ^tonn^s qui 
semblent faire effort pour comprendre toute 
chose, et cette naTvet6 d'expression est toujours 
comique ou touchante. Quand un incident du 
dramela surprend, sa stupefaction est ^loquenle. 
Quand elle a trouve un moyen d'^chapper au 
danger, on dirait qu'elle dig^re son id^e et qu'elle 
demande au spectateur si elle est bonne. Le jeu 
ne doit done pas se presser, car le personnage a 
ses ressources particulieres, ses singularites qui 
amusent les yeux et calment les impatiences de 
Tesprit. Ce qui irriterait au vrai thMtre, les 
hors-d'oeuvre, les scenes ^pisodiques sont ici 
des fl^neries divertissanles dont nul ne se plaint. 
Elles rentrent dans la v6rite absolue de la vie, 
qui est un combat acharn6 contre Temp^che- 
ment perp^tuel. Avant Tinvention des timbres- 
poste, nous avions un facteur classique, person- 
nage chantant, qui apportait la lettre fatale, 
nceud de Tintrigue, et qui, pendant que Tac- 



164 DERNl^RES PAGES 

teur en scene Touvrait « d'une main tremblante » 
et s'eifor^ait de la d^chiffrer, rentrait dix fois 
pour r^clamer le port et raconter ses peines_^e 
coeur. Certain tailleur b6gue arrivait aussi pour 
reclamer sa note au moment oil le h^ros partait 
pour le bal ou pour le duel. Tous ces incidents 
(^talent tellement acci^pt^s, qu'aux moments les 
plus int^ressants de Taction, on partageait avec 
angoisse les souffrances de Tacteur, sans songer 
k s'en prendre aux fantaisies du r^citant. 

Se servir de ses avantages et n'en pas abuser, 
c'est la science du maitre de jeu ; lorsqu'il s'en 
sert bien, la fiction prend une couleur de vitality 
frappante. Un de nos amis, auteur dramatique 
d'un ordre sup^rieur, assista un jour k une 
pi^ce militaire du repertoire, et son attention 
n*eut pas un sourire ; nous pensions qu'il s'en- 
nuyait d'un passe-temps si leger. Le lendemain, 
11 nous dit : « Je n'ai pas dormi de la nuit et 
jo ne voudrais pas voir souvent ce th^&tre. II 
m*a bouleverse, il m'a fait douter de Tart ; je 
me suis demande ce que valaient nos conven- 
tions, k c6te de ce dialogue libre, vulgaire, 
rompu ou renou^ comme dans la r6alit6, de ces 
expressions spontan^es si bien appropriies k la 



LE THEATRE DES MARIONNETTES i65 

situation, de ce p^le-m61e d'enlrees et de sor- 
ties, ingenieux r6sum^ de Tagitation et du tu- 
muUe. J*ai oubli^ absolument hier au soir que 
je voyais des marionnettes ; je me suis cru dans 
la for^t de TArgonne, attelant prfcipitamment le 
cheval de la vivandi^re, me couchant comme le 
jeune conscrit pour 6viter les coups de fusil, 
m*int6re^sant avec passion aux morts et aux 
blesses, et ne me souciant plus de la fiction 
litt^raire que j'^tais hors d*6tat de juger, tant 
elle me tenait par les entrailles. Je me ques- 
tionne en vain pour savoir ce qui m'a tant ^mu. 
Est-ce le r^sultat de Tabsence d'art ou la vision 
d'un art nouveau qui essaie d*6clore, ou enfin 
d*un art consomm6 que je ne connais pas? » 

Jamais pareil honneur n'avait 6t6 fait a nos 
marionnettes, d'autant plus qu*k cette ^poque, 
dies etaient bien loin d'avoir accompli les pro- 
gr6s mat^riels dont elles disposent main tenant. 
Mon fils n'accepta ni Tid^e trop flatteuse d'avoir 
cr6^ un art nouveau, ni celle trop s^v^re de 
s'etre soustrait k toute notion d'art. U disait ce 
que je pense aussi de cette mani^re de traduire 
le mouvement de la vie : C'est la recherche 
d'une convention trfes-bien r^gl^e qu'on ne voit 



466 DERNIERES PAGES 

pas. Vop^rantey dans son ^troit castellOy invi- 
sible, ignor^, supprim^ pour ainsi dire, a toute 
sa pens^e parfaitement libre de preoccupation 
exterieure. Au bout de ses mains ^lev^es au- 
dessus de sa t6te, il fait mouvoir un monde qui 
realise et personnifie les Amotions qui lui viennent. 
11 voit ces personnages qui lui parlenl de pr^s, 
et qui, de sa main droite, demandent imp^rieu- 
sement une r^ponse k sa main gauche. II faut 

• 

qu'il reste court ou qu'il s'enfi^vre, et, une fois 
enfi^vre, il se sent lucide, parce que ses fictions 
ont pris corps et parlent pour ainsi dire d'elles- 
memes. Ce sont des etres qui vivent de sa vie 
et qui lui en demandent une depense complete 
sous peine de s'^teindre et de se p6trifier au 
bout de ses doigts. II faut qu'elles disent et fas- 
sent ce qui est dans leur nature. Ce ne sont pas 
des roles bien Merits qu'elles exigent, ce ne sont 
pas des fioritures litt^raires, ni des expressions 
tribes sur le volet : ce sont des raisons qui por- 
tent, c'est le parce que de toutes leurs actions et 
le pourquoi de leur situation. Les paroles les 
plus ing^nieuses ne masqueraient pas Jes invrai- 
semblances du caract^re quand c'est une sta- 
tuette et non un etre huinain qui agit. On lui 



LE THEATRE DES MARIONNETTES 167 

demanderait pourquoi elle a pris celte figure et 
endoss6 cc costume, si ce n'est pour aller au fait 
et saisir Ja v^rit^. 

Dans le fantastique, chose singuli^re, Teffet 
contraire se produit. Le personnage est d'autant 
plus dans le reve que sa stature invraisemblable 
et sa figure immobile le mettent en dehors de 
la reality. La f6erie fait ici agir et parler des 
etres impossibles, meme des choses. inanim6es, 
comme dans Jouets^et Mystere, une fantaisie du 
repertoire de Maurice, ou Tapparition d'un ballet 
de balais nous a fait Teffet d'une hallucination, 
qui, du principal personnage de la pi^ce, se 
communiquait k nous-memes. 

J*af engage Tauteur k recopier ses canevas, 

lisibles pour lui seul, et k les publier* Ce ne 

sont pas de simples scenarios; ils comportent, 

comme je Tai dil, un dialogue net et serr6, dont 

il se sert quand bon lui semble, et qui serait 

suffisant pour un mditre de jeu, c'est-Ji-dire pour 

toute personne adroite de ses mains qui aurait 

des guignols a sa disposition et voudrait leur 

faire repr^senter une pi^ce au pied lev^. C*est, 

je le r^p^le, un amusement de famille ou dln- 

timite qui a sa valeur dans la vie g^n^rale dont 



168 DERNlilRES PAGES 

la culture intellectuelle doit etre le but. Plai- 
sirs d*enfants si Ton veut, mais plaisirs d* ar- 
tistes comme tous ceux que recherche Tesprit 
fran^ais, amoureux de la fiction dans tous les 
genres. 

L'art du d^corateur trouve aussi sa part dans 

ce divertissement, et, pour qui s'occupe ou veut 

s'occuper de peinture, la d^trenipe est le meil- 

leur apprentissage qu'on puisse faire. Ce n'est 

pas un art secondaire, comme pourraient le croire 

les gens superficiels. C'estTart type, au contraire, 

Tart math^matique, le grand art exact dans ses 

proc^d^s, sur dans ses r^sultats. Le peintre en 

decors doit connaitre la perspective assez par- 

faitement pour savoir tricher avec elle san§ que 

Toeil s'en aper^oive. II doit connaitre aussi d'une 

fagon mathematique la valeur relative et Tasso- 

ciation n^cessaire des tons qu'il emploie. Ce que 

ces tons doivent perdre ou gagner aux lumiferes, 

c est une question de metier; mais ici le metier 

n'est pas tout. II faut etre aussi bien doue que 

savant pour donner k ces grands tableaux pra- 

ticables Taspect de la nature. Les maftres d6co- 

rateurs de nos th6^tres sont done en general 

d'^minents artistes, et Delacroix les tenait en 



LE THEATRE DES MARIONNETTES 169 

haute estime. Dans ses jours de paradoxes feconds 
en enseignements, il les plagait au-dessus de 
lui-ni^me. « Ces geiis-li, disait-il, savent ce que 
Ton ne nous apprend* jamais, ce que nous ne 
Irouvons qu'apr^s de longs t^lonnements et bien 
des jours de d^sespoir. Nous nous battons contre 
la v6ril^ avant de la saisir, et eux, sans en 
chercher si long, ils y arrivent par la science 
exacte de leur art. » 

Delacroix, je m'en souviens, allait plus loin 
encore. II avait, pour les papiers points dont on 
decore les appartements, une admiration enfan- 
tine, et je Tai vu s'extasier devant des scenes 
militaires reproduisant des tableaux connus, sur 
des papiers de salles d'auberge ou de cabaret. 
Devant ces reliefs habilement enlev^s et ces 
rudes effets si simplement obtenus, il s'6criait 
que ces copies naives ^taient plus savantes et 
plus dans les lois de Tart vrai que les tableaux 
qu'elles reproduisent. A un certain point de vue, 
il avait raison. Je Tai vu, chez nous, faire des 
bouquets de fleurs, les arranger k sa guise et 
les peindre hardiraent et largement pour en 
saisir les tons et en comprendre ce qu'il appelait 

Y architecture. Get homme du monde si fln, si 

10 



170 DEKNIERES PAGES 

reserve, si port6 k railler les artistes exub^rants 
(les artistes chevelus d'alors), ne travaillait gufere 
sans fi^vre et sans expansion vibrante : « Ces 
fleurs me rendront fou, disait-il. Elles m*6blouis- 
sent, elle m'aveuglent. Je ne peux pas me de- 
cider k les ^teindre, tant je suis amoureux de 
leur fraicheur et de leur ^clat. II faut pourtant 
que j'en sacrifie les trois quarts pour les mettre 
k leur plan et faire sortir de la toile celles qui 
viennent k moi. » J'avais alors de nombreux 
^chantillons de papiers peints, que je m'^tais 
procures pour les imiter en tapisserie. II s*ex- 
tasiait devant ces ^chantillons > devant ces bou- 
quets, ces semis et ces guirlandes de fleurs d'un 
effet si puissant et d'un travail si sobre. « Ces 
gens-1^ sont nos maltres, disait-il ; si j'avais k 
recommencer ma vie, j'irais k leur ^cole! » 

QuMl eut ^t6 heureux, notre ami, sileth^^tre 
des marionnettes eut exists chez nous k cette 
epoquel Quels decors il nous eiit fails! II ne 
cessait de dire k Maurice : « Peins k la colle, 
mon cher enfant, peins k la colle ! II n'y a que 
cela de vrai. C'est de la peinture par A + B et 
c'est parce que nous avons perdu FA + B de 
la peinture k Thuile, que le public patauge, 



LE THEATRE DBS MARIONNETTES Hi 

quand nous ne pataugeons pas nous-m6mes. 
Nous ne savons plus faire d'^l^ves, et ce que 
j'ai appris, moi, je ne peux pas te Tenseigner. 
Je Tai trouv6 trop peniblement, et nous en 
sommes tous \h; il faut tout trouver soi-m^me, 
tandis que les peintres en decors ont encore 
des lois qu'ils se transmettent les uns aux au- 
tres, et ces lois-lk, c'est Je n^cessaire, la chose 
pr6cis6ment qui nous manque , et sans laquelle 
le genie ne nous sert de rien. » Maurice s'est 
souvenu, et, quand, en se jouant, il a essays de 
distribuer de grands sites sur les divers plans 
de ses petites toiies, il s'est apergu de la diffi- 
cuit6 et des ressources du proc6d6. II s'est 
tromp6 souvent avant de se rendre maitre des 
moyens et il a trouve un extreme int^r^t k 
faire ce cours retrospectif de peinture, en son- 
geant aux paroles de notre illustre et cher ami, 
si vraies parfois, si int^ressantes toujours. Je 
me les rappelais avec lui, en lui voyant faire 
r^preuve decisive de T^clairage sur ses essais. 
Nous avons prolong^ des soirees bien avant 
dans la nuit, lui travaillant dans son castello k 
combiner ses quinquets, moi assise et jugeant 
Teffet, k la distance n^cessaire. 



172 DERNlfeRES PAGES 

J*y prenais un vif plaisir. La metamorphose 
qui s'op6re au feu combing des rampes est sur- 
prenante, les tons semblent changer, les reliefs 
sortir, les profondeurs se creuser, les transpa- 
rences s'operer par magie. Je m'amusais tant h 
voir ces jolies toiles r6v61er leurs secrets et de- 
venir forets, monuments, eaux et montagnes, na- 
geant dans un air factice qui donnait Timpres- 
sion du chaud et du froid, que je priais parfois 
mon fils de me donner une representation de 
decors. II en a fait tout un magasin, et, comme, 
suivant la loi voulue, ils sont tous ^clair^s du 
meme cote, il pouvait me composer des aspects 
nouveaux jusqu'^ I'infini, en plagant les diver- 
ses parties k leur plan, et mettant les ciels en 
harmonic avec le caract^re general des sites. Je 
voyageais ainsi en reve et j'y aurais passe ma 
vie, car, k T^ge ou je suis maintenant, le plus 
agr^able des voyages est celui qu'on peut faire 
dans un fauteuil. 

Sans doute, le theatre de Nohant, peint, ma- 
chine, sculpte, edaire, compose et recite par 
Maurice tout seul, oifre un ensemble et une 
homogeneite qu'on realiserait difficilement ail- 
leurs et qui n'a certainement pas encore son 



LE THlfiATRE DES MARIONNETTES 173 

pendant au monde. Mais la construction et For- 
ganisation de ces sortes de spectacles n'en est 
pas moins la plus realisable des fantaisies d'ar- 
tiste, car on peut s'y employer k plusieurs. II 
nous importait d'etablir le fait palpable que nous 
avons vu se produire : c'est qu'un artiste tout 
seul peut donner un spectacle complet, m^me 
celui d'une feerie k grand spectacle, a plus grand 
spectacle que celui de nos grands theatres, 
puisque nous , pouvons y introduire la foule 
k son vrai plan, gr^ce aux personnages de taille 
gradu^e *. En se bornant k la comMie et 
aux saynfetes, on peut encore, sans beaucoup 
de peine, donner de tr^s-jolies soirees ; les ma- 
rionnettes de Sf. Lemercier de Neuville ont, 
m'a-t-on dit, beaucoup de finesse et d'esprit ; il 
ne tiendrait qu'^ lui de donner plus de develop- 
pement aux moyens mat^riels que nous venons 

1. Certainement, k I'Op^ra et aux th^Atres de f6erie, 
on se pr6occupe de cette gradation, puisqu'on place, aux 
second et troisi^me plans des grands decors, des figu- 
rants femmes et enfants ; il est rare que I'effet de cette 
figuration soit heureux. Les personnages yivants, si petits 
qu'on les choisisse, sont toujours trop grands pour la 
distance oil Ton est forc^ de les mettre. Us ^crasent le 
d6cor et d6truisent Tid^e de profondeur et de transpa- 
rence. 

10. 



174 DERNIERES PAGES 

d'indiquer et de les mettre k la port^e de tout 
artiste ou amateur dou6 comme lui de talent et 
d'invention. 

La musique peut concourir au succfes des repr^ 
sentations des marionnettes. On se rappelle que 
Haydn ecrivit et fit ex^cuter plusieurs op^rettes 
pour les marionnettes du prince Esterhazy. Quand 
on a un orchestre ou seulement un instrument 
k son service, la f6erie ou le drame prennent un 
vol plus elev6 . Nous avons souvent de d^licieuses 
improvisations ou reminiscences bien adaptees 
par un charmant violon de nos amis. Quand 
nous ne Tavons pas, une boite de Geneve, un 
orgue de barbaric, une flute harmonica font le 
n^cessaire dans les pieces franchement bouf- 
fonnes ; Touverture de mirlitons, avec cymbales 
et tambours, est d'autant plus d^sopilante et de 
meilleure preparation au rire, que chacun joue 
un air different en charivari. Certaines pieces, 
pantomime ou ballet, ne peuvent se passer de 
musique. Maurice a fabriqu6 une douzaine de 
personnages classiques que nous appelons la 
troupe italienne et qui fonctionnent d'aprte un 
syst^me de son invention, Arlequin, Pierrot, 
Cassandre, Scapin, Polichinelle, Colombine, etc. 



LE THEATRE DES MARIONNETTES 175 

Ce sont des marionnettes k jambes et a corps 
complet qui marchent, remuent les bras, s'as- 
soient, dansent et prenn^nt toute sorte d'at- 
titudes gracieuses ou plaisantes sans fils ni res- 
sorts. Elles agissent comma les guignols ordi- 
naires au moyen de la main de Vop^rant cach^e 
sous leurs v^tements. Mais son bras qui serait 
vu du public est masque par de 16g6res balus- 
trades plac6es k diff^rents plans et figurant les 
terrasses d'un jardin k Titalienne. Les person- 
nages se meuvent le long de ces balustrades, les 
enjambent, s'y mettent Jtcheval, s'y couchent ou. 
dansent en les effleurant, de mani^re que 
cette mince d^coupure se trouve entre la partie 
interieure de leurs corps et le bras qui les 
conduit. G*est un tr^s-joli spectacle, applicable 
seulement k un genre sp6cial dont Tesprit 
est surtout dans les jambes et les poses des ac- 
teurs. On pent s'en servir dans les intermMes 
ainsi que des.saltimbanques et des 6quilibristes 
k ressorts mus en dessous. 

Mais le veritable esprit des marionnettes est 
comme le ndtre, dans la t6te, et le syst^me des 
supports permet k celles qui n'ont point de jam- 
bes de se montrer aux deux tiers et d*6taler le 



d76 DERNIERES PAGES 

luxe de leurs costumes : ce qui reste cacM de 
leur stature, gene si peu Toeil du spectateur, 
qu'on croit les voir enti^res et que certaines 
personnes ne s*aper(;oivent nullement qu'elles 
n*ont ni pieds ni jambes. D'autres se Invent pour 
voir le terrain ou elles sont cens^es marcher. 

Et maintenant que nous avons dit minutieuse- 
ment comment ce divertissement ing^nieux est 
realisable, voyons un peu quelle est la morality, 
la philosophic, si Ton veut, de la chose. 

Nous vivons dans une ^poque ennuyeuse et 
triste. An lendemain de nos grands malheurs 
publics, nous nous agitons dans la lutte des 
partis, beaucoup trop pr^occup^s de nos int6r^ts 
particuliers ou de nos theories personnelles. 
Nous passons les trois quarts de notre vie k es- 
sayer de savoir comment nous vivrons le len- 
demain, sous quel regime et dans quelles condi- 
tions. La politique nous rend v^ritablement as- 
sommants, surtout au fond des provinces, oil Ton 
parle d*autant plus que la sphere d'action est 
plus^troite: paroles perdues, provisions inutiles, 
craintes chimOriques, espOrances vaines, theories 
incompletes ou fausses, probl^mes insolubles et 
toujours mal posOs,solte importance de laplnpart 



LE THEATRE DES MARIONNETTES 177 

de ceux qui parlent, credulity funeste de la plupart 
de ceux qui ^coutent, temps gaspill^ sans r^sul- 
tat, voili Ja vie inteilectuelle de cette ^poque 
troublee d*oii la sagesse de Tavenir se d^gagera 
quand meme, nous Tesp^rons bien, et nous Tes- 
p6rons meme s^rieusement aujourd'hui ! Mais 
combien nous marcherions plus vite vers la so- 
lution, si nous nous occupions dix fois moins 
de la d^finir chacun k notre point de vue ! Sans 
doute la conversation a son heure et en son 
lieu est int^ressante et profitable. On comprend 
une certaine d^pense de temps pour se rensei- 
gner et commenter les ^v^nements qui se suo- 
cMent, afin de les comprendre autant que pos- 
sible. Mais comme il serait bon d'etre sobre de 
discussion et avare de dispute ! que d' assertions 
fausses et de predictions absurdes, que de vain 
orgueil et de niaiseries oiseuses on s'6pargnerait ! 
Que de bonnes lectures et de sages reflexions 
on porterait au profit de sa cause ! Rien ne s'ar- 
rangera plus en ce monde que par la raison et 
requite, la patience, le savoir, le d^vouement et 
la modestie. On dit qu'autrefois Fesprit fran- 
gais eiait charmant, et on se demande pourquoi 
la conversation est devenue chez nous un pugi- 



178 DERNlfeRES PAGES 

lat. L'espriL de jadis 6tait trop leger sans doute, 
puisque Tart du causeur ^tait d'effleurer sans 
approfondir, mais I'esprit d'aujourd'hui est tomb6 
dans Texc^s contraire. II est lourd comme le 
pas de r^lephant ou menagant comme celui du 
cheval de bataille. Tout ce que Ton 6vitait au- 
trefois pour maintenir la bonne harmonie, on 
se le jette k la t6te k present avec une ^pret6 
grossi^re. C'est que nous sommes une race d'ar- 
tistes, et que, quand notre cerveau n est pas 
rempli de la recherche d'un ideal, beau ou joli, 
gai ou dramatique, il s'emballe dans le noir, 
Tincongru, le bete ou le laid. Voili pourquoi je 
pr^che le plaisir aux gens de ma race; oui, le 
plaisir ; tons les hommes y ont droit et tons les 
hommes en ont besoin : le plaisir honnete, d6sint6- 
resse en ce sens qu'il doit etre une communion 
des intelligences ; le plaisir vrai avec son sens 
naif et sympathique, son modeste enseignement 
cach6 sous le rire ou la fantaisie. Toutes les 
autres occupations utiles de Tesprit sont plus se- 
rieuses et s'appellent 6tude, recherche, travail, 
production. Les grands divertissements publics 
soiit ^mouvants ou fatigants. L'amusement pro- 
prement dit est pour chacun de nous un joli 



LE THEATRE DES MARIONNETTES 179 

petit id^al k chercher et. k realiser au coin de 
son feu, k la place du jeu ou Ton s'^tiole et de 
la causerie ou Ton se dispute quand on ne dit 
pas du mal de tons .ses amis. Trouvons autre 
chose pour nos entants, n'importe quoi, des co- 
mMies, des charades, des lectures plaisantes et 
douces, des marionnettes, des r6cits, des contes, 
tout ce que vous voudrez, mais quelque chose 
qui nous enlfeve k nos passions, k nos int^rets 
mat^riels, i nos rancunes, k ces tristes haines 
de famille qu'on appelle questions politiques, 
religieuses et philosophiques, et qui ne devraient 
jamais 6tre abord^es leg^rement, ni trait^es sans 
competence suffisante. 



THfiATRE DE CAMPAGNE 



LA LAITIERB ET LB POT AU LAIT 

SAYNftTE 



PERSONNAGES 

PERRBTTE. M. CROCHARD. 

PIERROT 1. MADELON. 



Dans la salle k manger de M. Crochard, k la campa^ne; porte 
au fond donnant sur une cuisine; porte k droite allant chez 
M. Crochard. Cliemiiiee k gauche ; une table avec un couvert. 



SCENE PREMIERE. 

MADELON, puis PERRETTE. 

MADELON. 

De la cr^me sans lait et du lait sans eau ! 
aux environs de Paris! suis-je sorcifere, moi, 
suis-je f6e pour trouver ca? — All! tiens, voili 
Perrette; peut-6tre... Bonjour, Perrette! com- 
ment QdL va-t-il, Perrette? 

1. En costume de domestique villageois, ou en pierrot 
de la Comddie, au choix* 

11 



182 DERNIERES PAGES 

P£RR£TTE, avec un pot au lait sur la tSte. 

Qsl va bien; et vous, madame Madelon? 

MADELON, 

Oh! moi, je ne suis pas madame et ne le 
serai jamais. 

PERRE T T£, posant son pot au lait sur la table. 

Bah! qui sait? un bourgeois peut bien 6pou- 
ser sa gouvernante, ?a s'est vu! 

MADELON. 

J*ai affaire k un maitre trop difficile k con- 
tenter. Un gourmand... ^a.n'est pas un mai, 
un cordon bleu aime k 6tre appreci^; mais 
celui-li, s'il a de bons moments, il a encore 
plus de caprices: ii demande des choses impos* 
sibleS; et, avec ^a, monsieur ne vcut pas payer 
le prix des choses. II 6pluche les notes, faut 
voir! 

PERRETTE* 

II est chiche. Je sais ga, mais je croyals que^ 
pour sa bouche, il ne se refusait rien. 

MADELON. 

Pas grand'chose; mais il est m6fiant et dit 
qu'il ne veut pas etre vol6. Par exemple, il 
pretend que toutes les laiti^res du pays sont 
des empoisonneuses. 



LA LAITIERE ET LE POT AU LAIT 183 

PERRETTE. 

Dame! il y a du vrai! 

MADELON. 

Mais toi, Perrette, tu es une honn^te fiUe, tu 
no voudrais pas...? 

PERRETTE. 

Moi, je n'empoisonne pas mon lait ; mais quel- 
quefois, darnel il le faut bien, j^allonge la sauce 
avec de Teau; ga n'est pas malsain, on a taut 
de pratiques k contenter! 

MADELON. 

Mais 9a ne les contente pas! Monsieur dit 
que sa crfeme est du lait, et que son lait n'est 
que de Teau. J'ai beau lui dire que c'est la 
faute des herbes du pays, qui sent fades, il ne 
se paie d'aucune raison. \oilk huit laitiferes que 
nous faisons! Mais toi, Perreite, si tu voulais y 
mettre de la bonne foi, tu aurais la pratique. 

PERRETTE. 

Et je ne serais pas payee plus cher que les 
autres? 

MADELON. 

Si fait! j'y mettrais du mien pour contenter 
monsieur, sauf k me rattraper sur autre chose; 



i8i DERNIEUES PAGES 

PERRETTE, 

Combien donneriez-vous? 

MADELON. 

Pour aujourd'hui, tout ce que tu voudras. Je 
ii'ai pas le temps de marchander. Monsieur va 
demander son cafe; si je pouvais le servir k 
son gr^, 11 serait aimable pendant huit jours et 
je pourrais lui demander tout ce que je vou- 
drais! 

PERRETTE, k part. 

Ah! oui-da! (Haut.) Je ne peux pas vous con- 
tenter aujourd'hui, Madelon. (Montrant son pot.) Tou- 
tes mes vaches sont tirees et tout ce laifc-1^ est 
baptise. Puisqu'il s'y connait... mais demain... 

MADELON. 

Ah! bien,oui, demain! voili ddji neuf heures! 
Dans une derai-heure, il va sonner. II faut que 
je coure chez la Glaudine; je lui ferai tirer sa 
vache devant moi et je paierai ce qu'elle vou- 
dra. Adieu, Perrette. (Appelant.) Pierrot! Pierrot!. . 

(Elle va a la porte de la cuisine.) PierrOt ! m'cntends- 
tU? (Regardant dans la cuisine.) Personnel Ic drolc est 

sorti! Juste au moment ou j'ai besoin de lui 
pour garder la maison# 



LA LAITIERE ET LE POT AD LAIT 185 

PERRETTE. 

Vous allez le trouver par \k en sortant. 
Allez, allez, Madelon, je reste jusqu'^ ce qu'il 
revienne. 

MADELON. 

Ah ! bien, merci, Perrette, tu mc rends service. 
Mais, si monsieur sonnait,,..n*y va pas, tu m'en- 
tends! Envoie-iui Pierrot. 

PERRETTE. 

II est done...? 

MADELON. 

Oui, oui, tres-entreprenant. 

PERRETTE. 

A son 'kgel 

MADELON, qui a pris son panier dans la cuisine. 

Oui, oui! e'est comme ga! 

Elle sort. 



SCENE DEUXIEME. 
PERRETTE, puis PIERROT. 

PERRETTE. 

Quelle bonne id6e j'ai eue! et comme le 
hasard m'a bien servie! Faut dire aussi que 
j'ai bien manoeuvre ga.! Tiens, voilJi Pierrot, 



180 DERNIERES PAGES 

PIERROT, venant de I'int^rieur. 

Ah! ma Perrette! 

n veut I'embrasser. 
PERRETTE. 

Non, c'est trop t6t! Notre mariage n'est pas 
si decide que ga! 

PIERROT. 

Ah! mon Dieu! qu'est-ce quil y a done? 

PERRETTE. 

II y a que mon pauvre p^re ne peut pas me 
marier sans un sou. 

PIERROT. 

Qu*est-ce que ga me fait? 

PERRETTE. 

Qd. me fait, k moi. Je ne peux pas m'etablir 
comme une malheureuse, sans un brin de toi- 
lette et sans une seule vache. M. Crochard, ton 
maitre, menace de tout faire saisir chez nous, 
parce que nous lui devons mille ^cus. 11 ne 
veut plus attendre, Tusurier, et 11 fera vendre 
notre betail aux ench^res. Comme ga, nous 
serons ruin^s. 

PIERROT. 

Ah 1 le vilain homme, le mauvais coeur! 

II pleure. 



LA LAITltlRE ET LE POT AU LAIT 187 

PERRETTE. 

Voyons, ne te d^sole pas! J'ai eu une id^e 
qui peut nous sauver. Mais il faut que tu m* ai- 
des. 

PIERROT. 

Tout de suite, voyons. 

PERRETTE. 

Fais-moi avoir une entrevue, t6te h t6te, avec 
ton maitre. 

PIERROT. 

T6te k t6te... une... quoi? 

PERRETTE. 

Une entrevue, une conversation. 

PIERROT. 

J'ai bien compris; j'en serai? 

PERRETTE. 

Non, ce ne serait plus un t6te-i-t6te. 

PIERROT. 

Tu as done des secrets que je ne sais pas? 

PERRETTE. 

Non, mais... il est libertin, tu sais? 

PIERROT, soupirant. 

Oh! oui! 

PERRETTE. 

C'est un vieux fat, affreux, qui veut faire 
croire S ses bonnes fortunes. Avec lui, pour peu 



188 DERMEUES PAGES 

qu'on se dc^fende, on ne court pas grand risque, 
je sais cela par la petite Charlotte, qui a tente 
r^preuve et qui s'en est bien tirte. EUe Ta 
giffl6 en douceur et sans bruit; sans bruit, 
remarque bien! Ton maftre lui a remis les int^- 
r6ts de sa dette, et, comme elle lui a laiss6 
esperer qu'elie serait plus gentille une autre 
fois, elle esp^re se faire exempter de la dette 
enti^re. Tu vois, c'est bien simple. 

PIERROT. 

G'est bien simple, c'est bien simple!... pas 
tant que ?a, peut-etre ! 

PERRETTE. 

Ce sera tout simple avec moi, car j'ai plus 
d'un moyen de seduction... Tiens! regarde ce 
pot, c'est pure cr^me, tout ce qu il y a de plus 
frais, de plus moelleux, une vraie fleur ! 

PIERROT. 

Ah ! voyons I 

II louche le pot. 
PERRETTE . 

Laisse ?a„ ce n'est pas pour ton bee ! Figure- 
toi que justement la Madelon en cherche par- 
tout; elle n'en trouvera pas, et moi, je tiens mon 
gourmand... 



LA LAITlfeRE ET LE POT AU LAIT 189 

PIERROT. 

Par le bee I e'est ga ! 

PERRETTE . 

Tu eomprends, avee eette friandis^, quelques 
jolies paroles... 

PIERROT. 

Des paroles? 

PERRETTE. 

Quelques doux regards au besoin?... 

PIERROT. 

Des regards? 

PERRETTE . 

II n'en faudra gufere, va I la crfeme est si 
bonne ! 

PIERROT. 

Elle est done bien bonne? Laisse-moi gouter 
pour voir I 

U veut boire k m4me le pot. 
PERRETTE. 

Prends une tasse au moins ! Tu as peut-etre 
mang^ de Toignon, tu ferais tourner... 

PIERROT, apportant une tasse. 

Je n'ai rien mang^ encore, et j'ai grand soil'! 

PERRETTE, lui versant un peu de cr6me. 

Oh ! je ne t'en donnerai gu^re ! 

11. 



190 DERNIERES PAGES 

PIERROT, 

Rien qu*une goutte! (iiiavaie.) G*est comme 
tu dis, une vraie fleur ! un sirop de toutes les 
herbes des pres ! 

II veut s'en verser encore. 
PERRETTE. 

G*est assez, gourmand I Tu es done gourmand 
nussi, toi? 

PIERROT, 

Oh non ! Mais, quand je pense que tout cela 
a passe par tes jolis doigts ! — Tiens ! ils sont 
tout froids. Tu es glacee, ma Perrette ! chauffe- 
toi done! 

II met du bois dans la chemin^e. 
PERRETTE, a la chemin6e. 

.Sais-tu, Pierrot, que, si je r^ussis k altendrlr 
Tusurier, nous en aurons aussi, nous, du bon 
feu, dans notre petite maison, et du bon temps 
quelquefois? pourquoi non? 

PIERROT , qui est retourn^ auprds du pot au lait. 

Pourquoi non? Gertainement! Mais... 

II se verse de la cr^me. 
PERRETTE, sans le voir. 

Mais quoi ? nous avons k nous deux pour dix 
mille francs de terres et de betail. Tu es bon 
jardiqier et je m*entends a soigner les betes, 



LA LAlTlfeRE ETLE POT AU LAIT 191 

PIERROT, qui a aval^ la tasse pleine, 

Les Mtes ! les b^tes I est-ce pour moi que tu 
dis ga? 

PERRETTE, se retournant. 

Quelle id^e ! Viens done te chauffer aussi. On 
dirait que tu es contrari^? 

PIERROT, s'approchant, et parlant le dos A la chemin^ 
pendant qu'elle est assise devant le feu. 

Non, mais je pense... 

PERRETTE . 

A quoi ? 

PIERROT. 

La cr^me est bonne : je pense moi, sais-tu 
Perrette ? je pense que qs. suffirait. 

II retourae k la table. 
PERRETTE . 

Tu te trompes, il faut que je plaise k ton 
patron. 

PIERROT , 

Ah! oui! tu veux lui plaire! (a part.) Eh bien, 
alors... 

11 bolt une seconde tasse de crSme et s'essuie du revers 
de sa manche dds que Perrette le fegarde. 

PERRETTE. 

Dis done, Pierrot, sais-tu une chose, toi ? 

PIE RROT , inquiet, regardant le pot au |a1t. 

Tu t'imagines.,. ? 



192 DERNlERrES PAGES 

PERRETTE. 

J'en suis sAre, tu es jaloux ! 

PIERROT. 

Ah! dame! je ne dis pas ! si... 

PERRETTE . 

Si... si je te trompais, n'est-ce pas? Je n'ap- 
pelle pas cela ^tre jaloux. Tu serais dans ton 
droit de me mepriser et de me battre. J'appelle 
jaloux un ingrat, un injuste, un fou, qui se 
m^fie d'une honn^te femme et qui, pour un 
mot, un regard, une apparence, un rien, Tac- 
cuse d*6tre infidye et la tyrannise. Je t'avertis, 
Pierrot, que, si tu es comme ga, je ne serai ja- 
mais ta femme. 

PIERROT, allant k elle. 

Jamais ma femme? qu'est-ce que tu dis \k ? 

PERRETTE. 

Oui, oui, je vols bien que tu as du souci parce 
que je veux parler a M. Grochard. 

PIERROT. 

Mais non, mais non, Perrette ! <?a m'est ^gal 
va ! Je sals bien que!... seulement je trouve 
que... c'esti cause des choses que... 

PERRETTE. 

Que, que, que... t'expliqueras-tu ? 



LA LAlTlfeRE ET LE POT AU LAIT 193 

PIERROT, k part. 
Je ne saurai pas dire... (Versant de la cr§me dans 

la tasse.) Allons ! pour me donner du courage ! 

II avale. 
PERRETTE. 

Parleras-tu, k la fin? 

PIERROT , revenant a elle. 

Voila ce que c*est, Perrette : quand on aime, 
on est jaloux de tout. Je suppose que mon patron 
te regarde... comme je te regarde i present, 
comme ^a, tiens! qu'il examine ton joli menton, 
ta jolie bouche... 

PERRE TTE . 

Eh bie'n, c*est ce qu'il faut ! 

PIERROT. 

D'accord I mais, s'il a envie de t^ter ta main 

douce, comme ga... de la baiser, comme <?a ! 

et de regarder de plus pres tes beaux yeux, 
comme je fais h present. 

PERRETTE. 

Apr^s? 

PIERROT. 

Apr^s, apres... s*il lui prend envie... <?a lui 
viendra bien sur, de baiser tes beaux cheveux, 
comme ga, et ton front blanc, comme ga, et 
puis... 



194 DERNIERES PAGES 

PERRETTE. 

En voil^ assez, A Tid^e de ces hardiesses-l&, je 
sens pbusser mes ongles pour le griffer. 

PIERROT. 

Bien ! Mais, si tu griffes, il sera furieux, parpe 
que ?a se verra, et il ne pourra pas faire croire 
que tu as 6te aimable avec lui. Done, tu n'ob- 
tiendras rien, k moins de lui laisser prendre 
quelques baisers, et tu n*as pas ce droit-1^. Tu es 
ma promise, et je te veux avec toute ta dot d'agr^ 
ments et de primeurs, Tes mains, tes yeux, ton 
front, tes joues, tout cela est ci moi et je n'en 
veux pas c6der Tetrenne au patron, tu m'entends? 
Je ne veux pas ! 

PERRETTE. 

Et si je veux, moi, qu'est-ce que tu feras? 

PIERROT . 

J'en mourrai de chagrin, et tu seras bien 
avanc^e ! 

PERRETTE. 

Ne meurs pas et ne sois pas si simple. Com- 
ment peux-tu croire...? Voyons, faut-il te jurer 
qu il ne me touchera pas seulement le bout du 
doigt? Je m'en tirerai par des promesses. 



LA LAITIERE ET LE POT AU LAIT 193 

PIERROT. 

Eh bien, voilJi ce qui est plus mauvais que 
tout. Tu ne peux pas promettre ce que tu m'as 
promis. 

PERRETTE . 

Mais soDge done ! Pas de mariage sans ga. Au 
lieu que, avec du temps, en deux ou trois ans, 
nous serious quittes. Oui, je t'en r^ponds, avec 
mes oeufs, mes fruits, men laitage, jete jure que 
nous paierons les mille ^cus sans nous g^ner. 
Mon p^re m'a dit que, si je voulais me charger 
de la dette, il me donneralt son plus beau pr^ 
avec la petite maison. EUe n'est pas grande, 
c'est vrai, mais tu b^liras k cot^ une Stable pour 
trois vaches, un appentis pour le cochon gras et 
les poules; avec ga, nous aurons la maison a 
nous seuls. Elle n*est pas jolie, nous planterons 
une vigne, une belle vigne pour Tenguirlander, 
et dcs rosiers pc^ur quMl y sentebon... (EUe sest 

approchee de Pierrot pour lui parler, et s'interrompt .tout i coup 
en entendant remuer au-dessus.) Ah ! mOU Dieu, VOili 

ton maitre qui est lev6! Est-ce qu'il va venir? 

PIERROT . 

Sans doutel aussitot eveill^, il crie la fain) ! 



196 DERNIERES PAGES 

II ne faut pas qu'il te trouve ici. Emporte tes 
sabots et va-t'en dans la cuisine. 

PERRETTE. 

Tu vas lui demander de me recevoir ? 

PIERROT. 

Oui, va ! d6p6che-toi ! 

PERRETTE. 

Je ne trouve pas mon autre sabot I (EUe cherche 

dans la chemin^e.) 

PIERROT, a part. 

Elle y tient, k le voir. Eii bien, moi, je n'y 
tiens pas... Attends, attends! (u avaie icsiement le 

resto de la cr^me et verse la carafe dans le pot au lait. — A 

perrette.) Ell bien, va done! il sera de mauvaise 
humeur s'il te trouve ici. . . 

PERRETTE. 

C'est mon sabot... le voilJi... 

M. Crochard paratt. 
PIERROT , a part. 

Trop tard ! 



LA LATTIERE ET LE POT AU LAIT 197 



SCENE 111. 

CROGHARD, les M6mes. 

GROGHARD, sans voir Perrette, qui est a la cheminee. 

Il va vers la table. 

Eh bien, ce premier ddijeuner, ou est-il ? Ou 
est Madelon? R^ponds done, animal! Es-tu 
sourd ? dors-tu encore k Theure qu'il est, pares- 
seux ? Va chercher mon caf6. 

PIERROT. 

Oh ! oui, monsieur, merci de vos bontfe, j'ai 
tr6s-bien dormi. 

GROGHARD . 

Est-il devenu fou ? (ii voit perrette.) Ah ! oui-da ! 
Je surprends monsieur en bonne fortune... avee 
Perrette! (Apart.) Un beau brin de fille! iHaut.) 
G'est done pour ga, petite, que Pierrot perd la 
tete et r^ponds de travers? 

PERRETTE . 

Pardon, excuse, monsieur Crochard, je le 
tourmentais pour qu'il me procur^t le plaisir 
de vous voir. 



198 DERNlfeRES PAGES 

CROCHARD. 

El il ne voulait pas? (a part.) Je comprends <?al 
(Haul.) Je vais le renvoyer et tu me conteras tes 
petites affaires, (a Pierrot.) Va-t'en dire k Madelon 
que je ne prends pas de caf6 ce matin, qu'elle 
me fasse une tasse de chocolat. Allons, r^veille- 
toi, ob^is. 

11 le secoue et le pousse vers la cuisine. 
PIERROT, effray^. 

Voila, monsieur, j'y vas I 

II sort, mais il reste demure la porte et montre sa t^te de 
temps en temps. 

CROCHARD. 

Je devine ce que tu me veux, poulette ! 

PERRETTE , k part. 

Poulette? (Haut.) Je m'appelle Perrette, mon- 
sieur Crochard, c'est moi la fiile au grand Jac- 
ques k qui vous avez pr6t6 dans le temps. 

CROCHARD. 

Je sais ton nbm, je sais tout (ja, ton pfere ne 
veut pas payer. 

PERRETTE, tristement. 

II ne pent pas, monsieur! 

CROCHARD. 

Vas-tu pleumicher? Non, je t'en prie! (la 



LA LAITIERE ET LE POT AU LAIT 199 

enlaidit, les larmes, et une fille qui n'a que sa 
beauts doit toujours sourire. Voyons, souris- 
moi un peu et ne baisse pas tes yeux si tu veux 
que j'en voie la couleur! Souris-raoi done! 

PERRETTE, d part. 
Je ne peUX pas. (S'efforQam pour prendre un air rianl.^ 

Monsieur, pardonnez-moi... j'ai peur de vousi 

CROCHARD. 

On pent m'apprivoiser, c'est ton affaire ! Tu ne 
dis plus rien, es-tu si sotte que cela? 

Pierrot passe sa t^te, et montre le poing a Crochard sans quMl 
le voie. 

PERRETTE. 

Que voulez-vous que je vous dise, monsieur 
Crochard? mon pauvre p^re... 

CROCHARD. 

Laisse 1^ ton p^re, parte de toi! 

PERRETTE. 

Eh bien, moi,... je serai bien k plaindre si 
vous ne voulez pas me faire credit, car c'est 
moi et Pierrot qui ailons etre vos d^biteurs. 

CROCHARD. 

Tu Spouses cet ^ne de Pierrot? 

PERRETTE. 

Pierrot n'est pas un ^ne, monsieur Crochard ! 



200 DKRNIERES PAGES 

■ 

c*est un bon et brave gar<?on que j'aime et qui 
vous paiera blen, si vous voulez attendre encore 
deux ans, trois tout au plus I 

M^me jeu de Pierrot, qui, sans 6tre vu, envois un baiser k Per- 
rette. 

CROCHARD. 

Pas une semaine, pas un jour. Tu te maries, 
tu prendras sur ta dot. Tu aimes Pierrot? Tant 
mieux pour toi. Mille 6cus pour avoir ce beau 
mari, ce n'est pas trop cher! Ton pfere verra 
les huissiers aujourd'hui. 

PERRETTEy h part. 

Vieux monstre, va! 

CROCHARD. 

Tu dis...? 

PERRETTE. 

Je dis que vous me ferez peut-etre gr^ce 
quand vous aurei gout6 ma crfeme. 

CROCHARD. 

Ah! tu as de la cr^me? de la vraie? 

PERRETTE. 

Goutez, monsieur, et, si vous n'6tes pas trop 
mechant, vous en aurez de la meme tous les 
jours. 

CROCHARD. 

Voyons d'abord. Oh! c'est qu'on ne me 



LA LAITIERE ET LE POT AU LAIT 201 

trompe pas, moi! Mais quelqu'un Ta deji gou- 
t6e\ on a bu dans ma tasse! Est-ce ce polisson 
de Pierrot? 

PIERROT, paraissant. 

Monsieur? 

CROCHARD. 

Je ne t'appelle pas. 

PIERROT. 

Monsieur a demand^ une tasse? 

U va en chercher une au buffet. 
CROCHARD, a part. 

Le drole ^coute aux portes et la petite me 

tend un pi6ge. (A Pierrot qui lui pr6sente une tasse.) Qui 

a bu dans ma tasse? 

PIERROT. 

Moi, monsieur. Vous dltes que le lait du pays 
est empoisonn^. Mon devoir 6tait de ne pas vous 
en laisser boire une goutte sans j^voir fait 
Tepreuve sur moi-meme. Je peux vous r6pon- 
dre de celui-ci, monsieur. Goutez, goiitez! 

CROCHARD goftte la cr^me.— En colore. 

Cest de Teau, et de Teau claire! Ah! on se 
moque de moi? 

II veut Jeter le reste de la tasse h Perrette ; il se ravise et le 
lance au nez de Pierrot, qui fait semblant de pleurer. 



202 DERNIERES PAGES 

PIERROT. 

t 

Oh! la la! oh! la la! (Apart.) (Iavabien,il est 
furieux! 

GROCHARD, lepoussaat dehors et fermant laporte au verrou. 

Toi , je te chasse et je te retiendrai sur ton 
eompte tout le mobilier que tu m'as us6 et 
toute la vaisselle que tu m'as cass6e ! (a perrette.) 
Quant h vous, la belle, vous ne sortirez pas 
d*ici sans m'avoir pay6 voire malice. 

PERRETTE, ramassaDt sod sabot, qu'elle n'a pas eu le temps 

de remettre. 

N'approchez pas, ou je cogne! 

groghard. 

Elle le ferait comme elle le dit! Voyons, 
Perrette, es-tu folle? qu'esperes-tu de moi avec 
ces nianiferes-l^? 

PERRETTE. 

ftien^ je n*esp5re plus rien! j'6tais venue aved- 
l*esperance de vous attendrir. 

GROGHARD. 

On pent toujours m'attendrir. Promets-moii.; 

PERRETTE. 

Rienj vous dis-je! j'ai eu une mauvaise idee^ 
Ife bon Dieu m'en punit. 



LA LAITIERE ET LE POT AU LAIT 203 

GROGHARD. 

Quelle id6e avais-tu? Elle etait peut-etre bonne? 

PERRETTE. 

Non! elle 6tait indigne de moi! je voulais 
faire la coquette avee vous, j'avais oui dire... 
c'^tait mal, je n'ai pas pu seulemeut vous faire 
un sourire. 

GROGHARD. 

Donne-moi un baiser, je te tiens quitte du 
sourire! 

Pierrot parait a la porte de droite, arme d'lm manche a balai* 

PERRETTE. 

Et de la dette? 

GROGHARD* 

Et de tout, si... 

PERRETTE; 

Assez! vous etes un vieux coquin, laid, bete 
et m^chant! N'avez-vous pas de honte de miner 
le pauvre monde? Ah! vous faites le brave 
homme, vous, et 11 y a des gens qui croient que 
vous rendez des services! Ah! vous voulez etre 
conseiller municipal^ vous faites meme le g^n^- 
reux quand on vous regarde ! Vous diriez volon- 
tiers que vous avez fait gr^ce k beaucoup de 
d^biteurs; Je me le suis laiss6 dire aussi, k moi ; 



204 DERNlfeRES PAGES 

mais je vols comment vous agissez! vous pretez 
aux maris et aux peres, avec Tespoir de perdre 
et d'avilir leurs femmes et leurs fiUes? Eh bien, 
je vous le dis, vous 6tes un inf^me et je vous 
m^prise ! 

GROGHARD. 

Sotte fille! (Apart.) EUe me fera du tort, il 
faut... (Haut.) Oui, tu es une sotte, Perrette! une 
prude qui monte sur ses grands chevaux et qui 
fait d'une plaisanterie une grosse affaire. La 
preuve que je ne te /aisais pas de conditions, 
c'est que je consens k ce que tu desires, et que 
je ne pretends pas k ta reconnaissance. Je te 
donnerai du temps, mais tu paieras Tint^r^t? 

PERRETTE. 

En argent, oui, monsieur! 

GROGHARD. 

Est-ce que je te demande autre chose? Tu 
n'es pas d6]k si belle ! (a part.) Si, elle est belle, 
mais Targent est plus beau que tout, (ii va pour 

sortir a droite et trouve Pierrot sur le seuil.) Eh bien, 

qu* est-ce que tu faisli, toi? 

Pierrot, grattant le plancher avec le bout de son manche 

k balai. 

Je balayais votre escalier, monsieur, je balaie! 



LA LAITIERE ET LE POT AU LAIT 205 

GROGHARD, a part. 

II m'aurait bien balaye les cotes! Allons, 
soyons gen6reux! (Haut, a perrette.) Je te donne 
quatre ans et j'augmente Tint^ret tous les ans. 

PERKETTE. 

Soit, monsieur. 

U sort. 



SCENE QUATRlfiME. 



PERRETTE, PIERROT. 



PIERROT. 

Eh bien? 

PERRETTE. 

Pen importe Tint^ret, e'est du temps qu'il 
nous fallait. 

PIERROT. 

Et la crfeme? que veux-tu! elle etait trop 
bonne pour ce vieux gueux. 

PERRETTE. 

Comment! c'est toi...? Eh bien^tum'as rendu 
un grand servicCj Pierrot! tu m'as avertie et 

12 



206 DERNIERES PAGES 

prot^g^e. Sans toi, je me serais peut-6tre d^cid^e 
a lui sourire, et, rien que pour ce sourire-I^, 
j*aurais ^t6 honteuse devant toi et . en colore 
contre moi tout le reste de ma vie! 



MELANGES 



A PROPOS 



DE LA NOUVELLE LETTRE DE JUNIUS 



A *** 



J'ai lu tout d*un trait la Nouvelle Lettre de Ju- 
nius. Me suis-je tromp^e? C'est Dumas fils qui a 
pris^ n'est-ce pas, le pseudonyme de Junius pour 
nous donner une des plus interessantes pages de 
notre histoire courante? Sous cette forme saisis- 
sante qui enchaine, charme et persuade, tout le 
monde reconnaitra comme moi, j'en suis sure, 
Tesprit chercheur et s^rieux dont le progr^s a 
6t6 si rapide et si frappant. Je vous remercie de 
^ m'avoir communique ce travail des plus int6- 
ressants, ou rauteur,-^61^ve certainement de ce- 
lui que je crois reconnaitre, s'il n*est celui-li 

12. 



210 DEKNIERES PAGES 

meme, — a cherch6 dans la nature physique des 
personnages qui, de part et d'autre, ont allume 
la guerre entre TAllemagne et la France, les 
causes de la lutte funeste. II a done 6tudi6 leur 
physionomie, leur temperament, leurs passions, 
leurs instincts, toutes ces fatalit^s qui nous ont 
conduits k la fatality de la guerre. 

C*est un point de vue qui, pour n'6tre qiik 
moitie vrai, n'en est pas moins vrai. Tout homme 
qui pense pent facilement le completer : com- 
pleter n'est pas contredire. L'Americain Emerson, 
qui est aussi, dans son pays, un des ^crivains 
les plus brillants et les plus gout^s, a dit, il y 
dej^ longtemps, cette autre moiti6 du vrai , en 
se proposant de prouver que les hommes histo- 
riques ne sont que le r^sultat, Texpression, pour 
ainsi dire, des tendances, des passions, des in- 
stincts , du temperament des majorit^s de leur 
epoque. Plus leur r61e est important et effectif, 
plus ils repr^sentent les majorit^s. lis en sont le 
produit tout autant que le moteur, c'est-^-dire 
qu'ils n'en sont le moteur qu'k la condition d'en 
^tre le produit, et, quand ils cessent d'etre 
moteurs, c'estparce que les majorit^s, lassies, 
ont produit d'autres types qui les remplacent. 



LA NOUV£LLE L£TTH£ D£ JUNIUS 211 

On voit que cela est vrai, mais k moiti^ vrai 
seulement, surtout pour cette longue histoire du 
passe, ou le droit divin a occup6 dans les es- 
prits la place que tient aujourd'hui la notion 
de liberty traduite par Tinstitution du suffrage 
universel. II n'y a de v6rit6 complete que quand 
on peut lui trouver un lien logique avec son ine- 
vitable antilh^se. Si Napolten P' a r^ussi a 
remuer le monde, c'est bien parce qu'il a re- 
pr&ente, durant une phase de ses triomphes, 
les besoins d'une lutte ext^rieure et d'ordre in- 
t^rieur de la France en face de T^tranger au 
lendemain de la Revolution , son effroi des dis- 
cordes civiles, ses aspirations guerriferes , sa soif 
de gloire, ses tendances k la vanity, en un mot 
ses petitesses et ses grandeurs. G'est bien la 
France lassie et transform^e qui a abandonn^ 
le conqu^rant epuis6 qui T^puisait k son tour. 
Mais ce n'est pas elle qui a rappel6 et inaugur^ 
le r^gne des Bourbons, lequel ne sera jamais, 
dans rhistoire, qu'une intrigue de parti, une 
surprise de la conqu^te etrangfere. Rien de plus 
antipathique aux aspirations et aux besoins de 
la France ne pouvait se produire k cette ^po- 
que. Pourtant, les Bourbons ont dure autant 



!212 DERNIKKES PAG£S 

que Napoleon; ils ont r^ussi autant que lui, k 
leur mani^re; ils out maintenu T^tat de pais 
comme il avait maintenu F^tat de guerre, et la 
France, qui avait voulu la guerre, 6tait forces 
de vouloir la paix. Mais subir la n6cessit6 n'est 
pas faire acte de vitality. Les hommes histori- 
ques ne sont done pas toujours une incarnation 
irresponsable et inconsciente de la vie des peu- 
pies, et, pour concilier cette thfese avec la th^e 
contraire, qui fait dependre la vie et Taction des 
peuples des tendances et des besoins de ceux 
qui les m^nent ou les poussent, il faut recon- 
naitre qu*il y a (^change incessant d'action et 
de reaction entre les individus et les masses. 
C'est une conclusion banale, k force d*6tre sim- 
ple et prouv^e dans Tordre materiel et dans I'or- 
dre moral, aussi loin que la connaissance hu- 
maine peut s'^tendre. C*est pourquoi Michelet a 
raison, en attribuant k des secrets d'alcdve la 
plupart des 6v6nements historiques de la royaut6 
aux derniers si^cles. C'est pourquoi aussi Fau- 
teur de la Nouvelle Lettre de Junius peut avoir 
raison, en faisant, de la haine de la reine Au- 
gusta pour rimp^ratrice Eugenie une des causes 
de la guerre de 1870. Mais ils auraient tort, s'ils y 



LA NOUVELLE LETTRE DE JUNIUS 213 

voyaient des causes uniques, sans lien avec Tin- 
fluence des masses, et, comme ce serait \k une 
erreur oil lis ne tombent point syst^matique- 
ment, la moiti6 de v6rit6 qu*ils s'attachent k 
mettre en lumifere conserve sa valeur et son au- 
torite. 

Voili une bien lourde appreciation de cette 
lumineuse Lettre de Junius; mais on a si peu 
le temps de se recueillir, on est si fi^vreusement 
impressionnable en ce terrible moment de notre 
histoijpe, qu'il faut peut-Stre aller au-devant des 
critiques prime-sautiers ; et puis il n'est pas inu- 
tile, en traversant de pareilles crises, de se re- 
tremper le plus modestement du monde dans 
les notions Clemen taires du bon sens, pour ap- 
pr6cier les lueurs ou les Eclairs de v^rit^ qui tra- 
versent nos sombres horizons. 

Cela pos6, yoyons comment le nouveau Junius 
procede poitr d^finir Taction des hommes histo- 
riques. 

11 les observe d'abord au point de vue physio- 
logique, et, s*6tant bien rendu compte de leur 
temperament, de leurs lignes d'ensemble et de 
leurs traits de detail, il 6nonce le genre de fata- 
lity qu*ils doivent subir pour devenir anges ou 



214 DERNlliRES PAGES 

demons. G'est un proc^d6 d^j^ eprouv6 et au- 
quel rillustre Lavater a su doniier un grand d6- 
veloppement. Des Etudes subs6quentes ont en- 
core mieux pr6cis6 les progrfes de ce proc6d6. 
Le nouveau Junius y a apport^, k son tour, sa 
lumi^re d'intuition, son tact personnel et ses 
deductions, qui, pr6sent6es avec un talent rare, 
donnent k son analyse une vitality d'art et de 
r^alite extraordinaire. 

Mais Ik ne se borne pas Timportance de son 
6tude. II n'a pas voulu seulement amuser Taudi- 
toire, il a voulu T^clairer, et, passant de Tap-- 
pr^ciation des hommes qui agissent k celle des 
hommes qui subissent ; apr^s le portrait des 
rois, des princes et des ministres, il trace celui 
des nations; il 6tudie aussi leurs temperaments 
et leurs besoins. Lk, le cadre s'^largit, le senti- 
ment s'ei^ve de la critique k Temotion. Le pa- 
triotisme, qui semblait comme engourdi sous le 
calme de Tobservation, trouve une issue et jette 
de ces grands cris que TEurope entend et que 
rhistoire enregistre. 

Le philosophe, qui est au fond de tout artiste 
de r^elle valeur, reparait aussi dans les conclu- 
sions de Junius ; il jette sur Thistoire de nos fu- 



LA NOUVELLE LETTRE DE JUNIUS 215 

tures destinies un coup d'oeil ardent qui n'en est 
pas moins lucide; il \oit^ il signale k rhorizon 
la voile blanche du salut de Thumanit^. 

Depuis qu'il a 6crit ces pap^es ^mues, il s'est 
pass^ des 6v^nements qui semblent donner un 
cruel dementi k roptimisme des vrais voyants. 
Eh bien, ces 6v6nements ne prouvent qu'une 
chose : c'est que la science sociale a un grand 
efifort et un grand travail a faire pour rendre 
toutes les classes de la Soci6t6 solidaires de son 
progrfes et int6ress6esji Tessor de la civilisation. 
Urie trfes-petite portion du proletariat, oui, tr^s- 
petite, quoi qu'on en dise, a cru trouver du 
b^n^fice dans la destruction ; elle a pay6 chere- 
ment une erreur grossifere, d'abord en tombant 
dans Tivresse criminelle qui devait en toe la 
consequence, ensuite en se heurtant a la repro- 
bation de Timmense majorite du peuple de 
France. Ainsi, cette minority, ^gar^e, a fatale- 
ment perdu Testime d'elle-meme et la sympathie 
des autres. C'est une legon terrible qui profitera 
k tout le monde et d^montrera une fois de plus 
la n^cessite de rendre accessible le but de toutes 
les aspirations. En for(?ant Thomme k s'instruire, 
on le contraindra k se faire une id^e de ce qu'il 



216 DERNIERES PAGES 

y a d'indestructible dans les lois du m^canisme 
social. Ceux d'en haut comme ceux d'en bas 
ont besoiii que la notion soit bien d^finie et 
qu'elle p6n5tre dans toutes les intelligences. Le 
pauvre a tout k apprendre; mais le riche ne 
sait pas tout, et il est en train d'apprendre beau- 
coup de choses trfes-graves qu'il sera forc6 , par 
rinexorable logique^ de traduire en actes de le- 
gislation et en faits de sacrifices patriotiques. 

Ceci sera Foeuvre du temps. Le temps est un 
grand l^gislateur; mais il faut le suivre, Taider, 
le pressentir, au besoin le pousser. Si nous le 
voulons bien tons, si nous ne nous arretons pas 
aux chimferes, ici le retour au pass^, Ik Tantici- 
pation sur Tavenir, la prediction de cet eloquent 
Junius severra r6alisee, et la France, apres les 
grandes douleurs de Tenfantement , apr^s les 
grandes epreuves de Tinitiation, aura la joie des 
grandes creations et la gloire des vrais triom- 
phes. 

AoAt 1871. 



Lk FLORE DE VICHY 



Nous devoiis tous de la reconnaissance k 
M. Pascal Jourdan pour ses recherches bota- 
niques en France et en Afrique. Les habitants 
de Vichy, comme ceux de la province d' Alger, 
lui en doivent une tres-grande et tres-serieuse 
pour les heureux resultats de ses travaux de 
garde-mines et d'ingenieur civil; mais ils doivent 
aussi aimer en lui Tami de la nature qui cree 
pour les touristes et les buveurs d'eau thermale 
des plaisirs surs et durables. La vogue des 
villes d'eau est souvent une affaire de mode. 
Vichy a peu k craindre de ce cot^-l^, surtout 
depuis que le rendement de ses pr^cieuses sour- 

1. Par Pascal Jourdan, 

13 



218 DERNTERES PAGES 

ces a et^ centuple ; mais une locality si c^lebre 
lie doit pas mettre toute sa gloire dans Far- 
gent que lui apporte une nombreuse clientele. 
Elle doit souhaiter d'etre un petit foyer de lu- 
mi^res, et nous avons tort de dire petit, rien 
n'est petit dans cet ordre d'efForts. Elle doit se 
garder des mauvais moyens d'attirer la foule, 
laisser aux pays dont Taction curative est dou- 
teuse Tattraction funeste des jeux de hasard. 
Vichy doit demander aux sciences et aux arts 
Taifection et la fid61it6 de ses visiteurs. 

Voici un livre dont T^diteur doit etre encou- 
rage et Tauteur remerci^, car il rentre dans ce 
mouvement civilisateur qui honore une ville et 
une province. Ce livre est un appel et un stimu- 
lant k retude po^tique et positive de la nature; 
on voit qu'ii a 6t6 fait avec amour^ avec pas-- 
sion m6me, puisqu'il a pu ^tre fait sans preju- 
dice des travaux simultanes d'utilite publique 
que Fauteur, g^ologue et mineur praticien, a su 
mener k bien. 

Cet aimable travail est remarquable surtout en 
ce qu'il est doming par une id^e neuve qui doit 
s'imposer desormais k nos id^es sur la distribu- 
tion gedogique et g^ographique des v^getaux. II 



LA FLORE DE VICHY 219 

s*agit de determiner Thabitat des plantes diverses 
et de s*eii rendre raison sans invoquer le hasard 
qui n'explique rien, ou la prodigalite des res- 
sources ftcondatrices, prodigality merveilleuse 
ii est vrai, mais nullement miraculeuse, puisque 
la logique preside toujours k se^ operations. 

M. Pascal Jourdan n'a pas la pretention de 
s'^tre occupy le premier des causes de cette de- 
termination naturelle; mais, comme elle est en- 
core bien imparfaitement signalee et que les 
travaux en ce genre sont loin d'etre complets, 
rien n'est plus utile que d'entrer dans cette voie 
d'examen et de choisir un espace deiiraite pour 
Tapprofondir. Tout amateur pent devenir utile 
k la science et faire de veritables decouvertes, 
en observant ainsi les habitudes, les stations, 
les deplacements ou les installations motivees 
des vegetaux connus. 

Nohant, 1" juillet 1872; 



MES CAMPAGNES^ 



Au risque d'effaroucher un peu une modestie 
bien r^elle et bien s^rieuse, je dirai tout ce que 
je sais de Tauteur de ce recit. Je le dois. Qui 
done parlerait au public de cette lime exception- 
nelle qui se cache et s'ignore? II faut Tavoir 
guettee ou d^couverte. 

Elle est la fille d'un homme de grand m^rite 
que mes conlemporains n'ont pas oubli^, mais 
que je ne veux pas perdre Toccasion de rappeler 
aux personnes d'aujourd'hui qui n'ont fait quo 
lire I'histoire de la generation d'hier. Je lais- 
serai parler mademoiselle Flaugergues, k qui j'ai 
demande de r^sumer en peu de lignes I'histoire 
de son p^re. 

1. Par Pauline Flaugergues. 



:222 DERNIERES PAGES 

« N6, en 17S9, k Saint-Cyprien , pr^s Rodez, 
d'une famille ancienne et honorable , Pierre- 
Frangois Flaugergues montra de bonne heure 
une intelligence penetrante et juste. II avait 
d6]k obtenu quelques succ^s brillants au barreau 
lorsque la Revolution ^clata. II en adopta les 
principes, raais avec Tesprit d'^quit^ gen^reuse 
qui formait la base de son caract^re. En 90, 
nomm^, en vertu d'une dispense d'^ge, pr^si^ 
dent de Tadministration de son departement, il 
fit conslamment usage de son autorit^ pour pro- 
t^ger ceux que leur position entourait de plus 
de perils. Lorsque la Revolution se fit terroriste, 
sa g6n6rosit6 devint crime, il fut d6nonc6 par 
Tex-capucin Chabot et traduit devant le tribunal 
r^volutionnaire. Des voix courageuses s'61ev6rent, 
et le d^cret fut rapports. Deux ans plus tard, 
apres la mort de Louis XVI, M. Flaugergues 
condamna hautement et sans crainte le tragique 
^v^nement ; il eut le rare courage de porter le 
deuil et fut mis hors la loi. II dut rester cache 
dans son pays natal. C'est une contr^e mon- 
tueuse, couple de ravines et de gorges pro- 
fondes. C'est Ik qu'il v6cut onze mois, couchant 
h la belle etoile, refusant riiospltalite des amis 



MES CAMPAGNES 223 

qu*il ne voulait pas compromettre. Tous les 
habitants du pays raimaient, aucun ne le trahit. 
Une sorte de telegraphie Tavertissait chaque 
jour de la direction prise par les gendarmes 
envoyes a sa poursuite. G'etaient des hardes de 
telle ou telle couleur que des villageoises avaient 
soin de suspendre, comme pour les faire s^cher, 
aux fen^tres ou aux arbres. 

» Un jour, le proscrit, voyant les militaires 
qui le pourstiivarient entrer dans une riviere 
qu'ils croyaient pouvoir passer k gu6, se h^ta de 
sortir de sa cachette pour leur crier qu'ils 
allaient se noyer. 11 se cacha de nouveau apr6s 
leur avoir sauv6 la vie. 

» Sous le Directoire, M. Flaugergues decou- 
vrit, dans les propri^tfe de son pere, une mine 
d'alun, et fit un voyage en Belgique pour 6tu- 
dier Texploitation de ce mineral. Les lois contre 
les ^migr^s ^taient encore en vigueur. Arrets a 
Li^ge, il fut traduit devant un conseil de guerre 
avec deux autres Frangais qui lui ^taient incon- 
nus. Le premier appel^ devant les juges fut 
condamn6 et presque imm^diatement fusille. Le 
second 6tait Flaugergues. II se d^fendit avec 
talent, avec la chaleur de la verity, et prouva 



2i DKRNltlRES PAGES 

que son voyage n'avait qu'un but scientifiqiie. 
Le troisi^me accuse se jeta tout 6mu dans ses 
bras en le priant de plaider sa cause. II en 
obtint Tautorisation, le defendit et le sauva. Ce 
fut un veritable triomphe, qui lui fit beaucoup 
d'amis. 

» Sous TEmpire, il accepta la sous-pr6fecture 
de Villefranche, oil regnaient de fortes dissensions 
politiques et religieuses,etoii, par son caractere 
ferme et concilianl, il sut pr^venir de grands 
malheurs. 

)) Le choix unanime de ses administr^s le 
porta, en 1812, k la deputation. II fut le pre- 
mier qui osa (Clever la voix dans cette assembl^e 
muette. II repondit au due de Massa qui lui re- 
prochait YinconstilutminalM d'une de ses pro- 
positions: « II n*y a d'inconstitutionnel ici que 
vous, qui venez presider une Assemble ou 
vous n'avez meme pas le droit de singer. » Le 22 
d^cembre 1813, une commission extraordinaire 
fut enfin nommee pour prendre communication 
du portefeuille du ministere des relations ext^- 
rieurcs. Cette commission 6lait compos^e de cinq 
membres, MM. Lain^, Flaugergues, Raynouard, 
Maino-Biran et Gallais. On n'a pas oublie le 



>IES CAMPAGNES 225 

rapport qui tut le resultat de cette communica- 
tion et les verites hardies qu'il contenait. 

» Nommc encore depute en 1814, M. Flau- 
gcrgues si^gea au cote gauche de la Chambre. 
11 s'y distingua par Tind^pendance de ses opi- 
nions et par un rare talent d'improvisation. Son 
eloquent rapport sur la Cour de cassation eut un 
grand retentissement et contribua puissamment 
au niaintien de cette importante institution. 

» En 1815, il eut, apres M. Lanjuinais, le plus 
de voix pour la pr^sidence et occupa souvent le 
fauteuil comme vice-president. 

» Appele plus tard au conseil d'Etat comme 
maitre des requetes, il trouva Ik encore Tocca- 
sion de rendre d'eminents services k son 
pays. 

» II fut enleve a sa famille en 1836. II avait 
epouse mademoiselle de Patris, qui mourut char- 
man te et regrettee k Vkge de quatre-vingt-cinq 
ans. )) 

Je ne me reconnais pas le droit de faire la 
biographic de mademoiselle Flaugergues. Je ne 
sais de son passe qu'une chose, c'est qu'elle n*a 
rien k cacher. Je Tai vue une seule fois, aupr^s 

13. 



226 DERNIERES PAGES 

d'un ami malade * qui me dit d'elle tout bas 
et pour toute presentation : 
— Voilk ma sainte, mon ange gardien. 

C*6tait en I80O, elle me parut 6tre d^ji d'un 
certain ^ge ; elle etait petite, mince et v6tue pres- 
que comme une religieuse, une robe noire, uh 
bonnet blanc. Elle leva les yeux vers moi et je ne 
vis plus que ses yeux, deux ^toiles au feu clair et 
penetrant, deux lumieres de bont6 ang^lique 
avec ce fond d'^nergie tenace qui caracterise les 
desinteressemenls absolus. Je sentis qu'il y. avait 
la un etre a part, entour^ de je ne sais quel 
mystere qu'on aimait k respecter. 

Ce respect instinctif qu'elle inspire est , tel 
que, ayant eu souvent Toccasion de lui ecrire, jo 
n*ai jamais os6 Tinterroger sur quoi que ce soil. 
J'ai lu et relu pourtant, avec une curiosity atten- 
drie, un livre de poesies en deux parties qui 
resume sa vie et qui est intitule modestement 
les Bruyeres, Cest avec ce livre que je puis sans 
indiscretion, puisqu'il a 6i6 publi6 en 1854, 
recomposer Thistoire de cette ame Strange, pro- 
fonde et, poiir ainsi dire, surliumaine, 

1. Hehri de Latouche, 



MES CAMPA-GNES 227 

D^s r^ge de dix ans, le gout de la po^sie se 
manifeste chez Tenfant debile de corps, fotte 
d'esprit. A douze ans, mourante, elle disait: 

Prends mes jours purs encore. 

Heureux I'enfant pieux qui s'endort au Seigneur, 
Et la vierge expirant a sa premiere aurore, 
Corarae un lis moissonne dans sa pure blanclieur. 

Ce culte de la mort commence k Tenvahir, 
sorte d*ascetisme maladif, ou elle puisera son 
originalite et sa gratideur. 

Dans ce temps ou la po^sie s'exprimait sous le 
symbole classique de la lyre, et ou les personnes 
modestes disaient encore le luihy mademoiselle 
Flaugergues cultiva sans doute I'instrument 
sacr6 qui lui a 6t^ r^v^l^ de si bonne heure ; 
mais ce sont des etudes qu'elle cache. En 1836, 
elle est transportee k Lisbonne ; c*est Tannee de 
la mort de son p^re. Sans doute, il n'a laiss6 
aucune fortune. Elle est s^par^e de sa m&re, de 
son fr^re Paul. A-t-elle d'autres parents? Pour- 
quoi est-^lle ainsi exil6e? Probablement elle 
cherche dans le travail des moyens d'existence. 
Peut-^tre a-t-elle song6 k se faire religieuse. Quoi 
qu'il en soit, elle est triste, au point de ne rien 



22H DEKNIKllKS PAGES 

admirer autour d'elle; ello desire la mort ; elle 
ecrit du couvent de Belem : 

Qu'importe que toujours le del brille en ces lieux ? 
Qii'au feu d'un soleil pur chaque saison s'allume? 
Pour I'Ame qu'^ toute heure un long chagrin consume, 
Tout est froid, tout est mort, tout est silencieux. 

Moi, je sens que je touche au lerme liu voyage ; 
Quelques douleurs encor, puis la paix du cercueil. 
Ne me plains pas ; longtemps sur moi gronda I'orage. 
Mieux vaut dormir au port que trembler sur lecueil. 

Eh quoi I vivre et mourir sans reveler mon ame ! 
De ma pensee ardente ^teindre le flambeau ! 



Un jour, elle demande h la po^sie une conso- 
lation toute-puissante et reve la gloire. Puis, tout 
aussit6t, soit d^dain, soit d^couragement, soit 
qu'elle se sente faite pour aimer les autres plus 
qu'elle-m6me, elle repousse cette bouffee d'am- 
bition. 

Fille du ciel, brillante po^sie . 

Enleve-moi sur ton aile de feu ! 

Ah! qu'ai-je dit et qu'osc-je pretenure? 
Disparaissez, desirs presomptueux. 

Je chante, helas ! coninio I'onde murinure 
Sans but, sans art» sans espoir, s^ins desirs 



MES CAMPAGNES ^29 

La nostalgic est pour beaucoup dans ce degout 
de Tavenir. 

a Vols ! c'est le Tage, 
Ont (lit les matelots, 

Un doux rivage 
Enserre ses doux flots. 
lille de la lyre 
Que ce beau lieu t'inspire. » 

— Helas ! je dis : 
a Je reve k mon pays ! » 

Pourtant, celte ^me bris^e se ranirne : 

Ah ! j'avais ce long mal que rien ne peut decrire, 
Ce besoin incessant des lieux od Ton n'est pas. 

Ce long mal de I'exil, indicible martyre, 

Et cet ennui fatal, je le cachais k tous, 

Et ma bouche mourante essay ait de sourire, 

Et nul ne me disait : « Vous souffrez, qu'avez-vous?» 

Helas ! pas un ami ! Mais au Dieu qui console 

Je contai ma douleur 

Ma voix se ranima pour chanter la nature, 

Et mon coeur pour benir le Dieu de I'univers, 

Et j*aime maintenant k laisser sur larene 

La trace de mes pas 

Terre des Grangers, beau fleuve, et loi, Lisbonne, 
Qu'il presse avec amour de ses flots azures; 
De ces bords enchant6s, gracieuse couronne, 
Collines, sombres tours, temples, palais dores, 



230 DERNI^RES PAGES 

Frais jardins, oliviers au vert m^lancolique, 
Port sublime, astres purs, tremblantes fleurs des cieux ; 
Laissez-moi ra'enivrer de votre aspect magique, 
Rafraichissez mon coeur et consolez mes yeux. 

La corde poetique r6sonne encore, mais le 
coeur n'est pas gueri : 

Mon coeur peut un instant s'enivrer de tes charmes, 
Mais non se detacher de son premier sejour; 
Mon rapide sourire est noye dans mes larmes, 
On n'a quune patrie, une mere, un amour ! 

Le detachement de la vie se tourne de plus 
en plus vers Taspiration mystique : 

* 

L'onde immortelle et pure 

Qui seule peut un jour amortir ma blessure... 

• ••••••••••••••••a 

EUe ne coule point en ces terrestres lieux ; 
Fais-la jaillir, mon Dieu, pour I'dme que devore 
Ce desir dun bonlieur qui n'est point ici-bas, 
Toujours, partout, sans fin, mon coeur navre t'implore; 
II souffre et te benit, ne le rejette pas. 

Ces vers sont de T^poque romantique ; s*ils 
n'en ont pas precis^ment la forme, ils en ont le 
sentiment. A cette 6poque, tous les poetes ^taient 
brisks, mourants, d^sesp^^res. Avec la mode, leur 
mal a passe. Ici, nous avons affaire k une per- 



MES CAMPAGNES 231 

sonnalite tres-forte, qui ne dit rien qu'elle ne 
sente profond^ment, et qui n'acceptera plus la 
vie que sous la forme d'un devouement exclusif 
ou d'un renoncement absolu. Un jour viendra 
ou une passion d'outre-tombe accordera et con- 
fondra ces deux modes d'existence. 

II semble pourtaiit qu'ea Portugal elle ait 
compte sur quelque r^sultat materiel de ses Etudes 
poetiques et que Tespoir de son retour soit atta- 
ch^ k un triomphe litteraire. 

Car, me dit-on, le sort qui, dans sa main, me brise, 

A mes vers, b. raes pleurs, doit un jour s'adoiicir. 

Car il faut que je chante et que ma voix plaintive, 
Amollisse les coeiirs que glace un dur oubli, 

rameau du poete, 6 palme glorieuse, 

Quand pourrai-je aborder la plage oh lu Heuris ! 
Saint rameau, ne fuis plus ma main vietorieuse, 
Abrite au sol natal mes jours longtemps proscrifs ! 
Gemis, voix de mon coeur, espoir de ma tristesse, 

Lyre oh palpitent mes douleurs, 
Jouet de mon enfance, amour de ma jeunesse, 

Rends une pa trie ^ mes pleurs I 

Les circonstances exterieures sont-elles deve- 
nues plus favorables, ou la nostalgic a-t-elle fait 
de tels progres que le retour soit jug^ n^ces- 
saire ? Elle part k bord de VlUrie, Une temp^te 



:ioi2 DKRNIKRES PAdES 

furieuse bat le navire. Elle la coriternple et Tad- 
mire. La vague menace de Temporter. Elle se 
fait attacher sur Ic pont (d'autres Tont racont6), 
et, lik, elle compose des vers oil le secret de sou 
intrepidite se revele. 

Qui, de jours et d'eniiuis, jen ai trop, Dieu terrible! 
Ce lourd fardeau, longtemps faudra-t-il le porter? 

Comme un nid balance sur la branche du saule, 
Et qu'un enfant foUtre en arrache en ses jeux, 
Tombe et, jouet des vents, roule, fuit et s*envole 
Sur le torrent rapide aux tourbillons neigeux, 
Telle, au gre des autans, sur la vague infidele, 
Sans qu'aucun astre ami protege son retour, 
Errante et loin du port flotte I'arche si frele 
Ou, pauvre oiseau, je chante et gemis tour k tour. 

Si ma priere, lielas ! ne doit etre exaucefe, 

France si, loin de toi, je dois vivre et mourir, 
Pres de ce m^t tremblant par la vague bercee, 
De mon dernier sommeil si je dois m*endormir, 
Si, sur moi, des ce jour, cette onde courrouc6e 

Doit rouler et mugir, 
Ou, sur I'ecueil desert, par la vague lanc6e, 
Si ma cendre oubliee k jamais doit languir, 
Eh bien, quil soit ainsi, qu'importe !... 



EniiiJ, elle louche le port, elle revolt la France, 
olle est de retour a Rodez en dSiO. Je crois 
qu'elle fait d'autres voyages, car elle chante un 



MES CAMPAT.NES 233 

beau lac qui pourrait etre un lac Suisse ; elle 
parait de plus en plus tournec vers Texaltation 
reljgieuse et ie desenchantement des choses de 
ce monde. 

Non, desert populeux, monde sterile et vain, 
Limon que j'ai foule, tu n'es point raa patrie. 

Laissez-moi rejeter, proie informe et livide, 
Cette argile importune, au sepulere altere. 

Perissable soleil, adieu ! 
Sur ce globe oil tu luis, j'ai souffert solitaire, 
Mais dun autre soleil j'entrevois la splendeur. 

Et mon dme est loin de la terre 

Qu'effleure mon pied voyageur. 

II semble qu'elle songe k prendre le voile. 
Qui Ta retenue dans la vie ? Je perds tout k fait 
sa trace, car, entre ie premier livre de vers et 
le second qui complete le volume, il s'est fait un 
changement capital, soit le passage de beaucoup 
d'ann^eS; soit une revolution interieure decisive. 
Elle n^aspire plus a se fondre en Dieu avant 
Theure ; elle ne parle presque plus d*elle-meme, 
on dirait qu'elle a d6pouill6 sa pcrsonnalit6. Au 
monologue ascetiquc a succede le dialogue ten- 
dre. Elle a 6puise la phase du renoncement, 



23i DERNI^RES PAGES 

elle est entree dans celle du d^vouement. Peut- 
etre aime-t-elle la vie pour la faire aimer i 
quelqu un qu'elle aime. 

Oui, elle aime enfin, et avec passion. G'est 
quaiid elle touche k la vieillesse , et que rien 
ne peut plus troubler T^tat de saintet6 oil elle 
est parvenue, qu'elle s'^prend avec une chaste 
ardeur d'un mourant. Tout est Strange dans 
cette femme, mais rien n'est ridicule, car tout 
est naif et grand. G'est lorsqu'elle a renonc6 k 
la gloire qu'elle arrive au g^nie; c'est lors- 
qu'elle ne chante plus que pour distraire un 
malade, qu'elle trouve en elle une voix p^ne- 
trante et souple. La nature qu*elle a vue dans 
ses grands aspects et qu'elle a peinte k grands 
traits lui revile la suavite variee de ses details. 

Elle n'a plus besoin des grands laics et da 
vaste ensemble des mers et des montagnes pour 
elever son ame et se perdre dans cette person- 
nification de Tinfini qui rendait son luth un 
peu monocorde. Elle regarde a ses pieds et, 
comme pour amuser et distraire son ami, elle 
ramasse des fleurs et des gouttes de ros6e sur 
les feuilles. Sa voix s'est embellie en devenant 
charmante. Son ami est poete aussi. La po^sie 



MES CAMPAGNES 235 

a remplace chez lui la critique et console ses 
derni^res ann^es. Mais il a conserve malgr^ lui 
Tesprit critique. II d6crit tandis qu'elle chante, 
et, sous ce rapport (je voudrais qu elle ne lut 
pas ceci, elle s'en f^chera), elle est bien supe- 
rieure k lui. II faut bien dire ce que Ton pense, 
ou ne rien dire du tout. 

Mais il avait une puissance bien k lui, la per- 
sonne 6tait superieure en lui a Tecrivain. II 
avait le don de la parole. Sa pens6e, qui se re- 
froidissait dans le vers toit, s'exprimait vivgnte 
et ornee de mille graces dans la causerie intime. 
Autant il avait de verve dans la raillerie et de 
mordante amertume dans le bl^nie^ autant il 
avait de suavite et de seduction dans Teffusion 
de Tamiti^. Pour tons ceux qui Font connu, 
Tascendant qu'k la Veille de mourir il exerga sur 
cette fiUe austere se comprend parfaitement. Elle 
a ^crit pour lui et k lui ses meilleures pens6es. 
Dans le commencement de leur liaison, elle a 
peut-6tre tftch^ de le convertir au m^pris de la vie. 



Votis souffrez! Cependant, ranimant la nature, 
Le printemps a souri, Les bois ont des concerts, 
II est aux rochers creux, sous la feuiUee obscure, 
Pes abris pour Toiseau, des echos pour les vers. 



230 DERNIERES PAGES 

— Vous souffrez ! et pourtant dans la vallee ombreuse, 
Vous avez un asile, un modeste foyer 

Qui vous fetele soir, une retraite heureuse, 
Un toil calme ofi Ton voit la fumee ondoyer. 

Vers ce toil brun s'elance en longs festons le lierre; 

Lc jasmin etoile jette, frfile espalier, 

An mur qu'il rejouit sa grdce printaniere; 

La fen^tre en s'ouvrant froissc un jeune 6glantier. 

— Le soleil renaissant dore le clair vitrage, 
Et des senteurs d'avril les airs sont enivres. 

La rose au buisson vert, le ramier sous Tombrage, 
Tout chante, et vous souffrez ! 

C'estxju'ailleurs est le but, le pdle qui I'attire, 
Que lui-meme il s'abuse en cherchant ici-bas 
Un bonheur imparfait qui ne peut lui sufiire; 
Ou I'absolu bonheur que Ton n'y trouve pas ! 



Cettc premiere tentative dut 6chouer ; ce fut, 
je crois, la derniere. II etait volontiers spiritua- 
liste^ mais r^solument anticlerical. II apparte- 
nait a Tecole revolutionnairc , tandis qu'elle, 
liberale en principe, plutot fralernelle que r6pu- 
J)licaine, patriote ardente et sincere, elle appar- 
tonait par droit de naissance k Tecole girondine. 
Le catiiolicisme ne faisait pas necessairement 
partie de son bagage, mais il etait sans doute 
necessaire a un etat particulier de son esprit. Je 



MES CAMPAGNES * 237 

ne sache pas que ces deux amis aient discute 
leurs croyances, ni qu'il ait 6t6 impose silence 
k ce premier essai de proselytisme. 

Je crois qu'elle n'insista que faiblement et que 
la femme Temporta vite sur Taputre. Tout ortlio- 
doxe qu'elle pouvait etre, elle n'6tait pas iiee 
pour faire une convertisseuse. Elle n'etait pas 
de ces ^tres froids et dogmatiques qui, en voyant 
souffrir et s'6teindre Fobjet de leurs soins , le 
persteutentdu fanatisme de leur zele. Elle 6tait 
veritablement aimante, et aimante avant tout. 
Elle vit qu'il regrettait la vie ; elle n'essaya pas 
de lui prouver que la vie n'est pas regrettable. 
Elle comprit que c'eut ^t6 Tirriter sans le con- 
vaincre. Ce dont il avait besoin, c'etait d'etre 
plaint, elle le plaignit. 11 lui fallait une compa- 
gnie de tons les instants , elle fut cette compagne 
sans repos et sans lassitude. II avait des impa- 
tiences de malade, il lui fallait trouver une 
patience k toute 6prouve, elle eut cette patience- 
Ik. 

Ce fut d'abord une liutesse r^guli^re , mais 
intermittente. Elle allait , je crois, passer les 
hivers dans le Midi. Dans une pi^ce intitulee 
Adieu d'une hirondelle, elle lui dit : 



238 DERNlfeliES PAGES 

Je la quittc a regret, pocte, 
Ton avenante maisonnette 
Oil j'ai trouv6 tant doux abri. 
Mais, vols -til, Tautomne embrumee 
Nous chasse, et dej^ la fumee 
Voile ton toit longtemps fleuri. 
Un autre elimat me rappelle; 
Aux vouloirs du bon Dieu fidele, 
J'arrive et je pars tons les ans; 
Car, moi, je suis sa m^nag^re, 
Et je vais, sibylle 16g^re, 
Ailleurs annoncer le printemps. 

Mon bote k la voix tendre et pure, 
Adieu ! Sous ton ardoise obscure, 
Mon nid six mois me pleurera, 
Mais, aux jours bleus, rouvrant son aile, 
SCire de sa route, et fidele, 
La voyageuse reviendra. 

Mais le mal augmente , le solitaire ne quitte 
plus son ermitage. L'hirondelle, c'est ainsi que 
je I'ai vue, vetue de noir et de blanc, s'installe 
au chevet de celui qui ne dort plils. EUe le 
promene doucement ; 11 semble qu'elle ait dc- 
tourn6 ou arrets les progres du mal , car les 
deux amis ont encore ces innocentes occupa- 
tions qui rappellent ce qu'il y eut de pur et de 
vrai aux Charmettes. 

Quand le printemps, enfant foMtre^ 
Rend k nos bois leurs habits Tertsj 



MES CAMPAGNES 239 

iNous allons, bien qu'epris de 1 aire, 
Par les sentiers demi-cou verts. 



L'automne, en sa gaite vermeille, 
Orne de fruits les espaliers. 
Nous allons vendanger la treille, 
Joyeux comma des 6eoliers. 

Que nous veut d6cembre et sa glace? 
Les sombres jours sont clairs pour nous, 
Lorsqu'i ma main ta main s'enlace, 
Ami, que le foyer m'est doux ! 
Des jeunes r^ves d'un autre §ge 
Ton amour vient combler Tespoir, 
Et, gr^ce k toi, de mon voyage, 
L'heure la plus belle est le soir. 



II y a done eu encore de beaux jours , des 
heures de bonheur et d*oubli dans cette longue 
agonie? Une nouvelle absence forc^e rend Tat- 
fection plus vive, presque passionn^e. 



Vous ^tes triste, et loin de vous je pleure* 
Ami, je compte un siecle dans chaque heure. 
Mes yeux r^veurS cherchent votre regard, 
Mon Ame en deuil, une part d'elle-m§me. 

Mais vous souffrez ! mais votre absents amie^ 
Sans les calmer, g^mit de tos douleurs. 
Ses yeux, que brAle une ardente insomnie, 
Suivent en vain, dans la valine en fleursj 



^iO DERNIERES PAGES 

Tes pas lasses. Ah ! que son bras fidele 
S'enlacft au tien ! Rechauffe sous ton |iile 

Ce bras frileux 

Prends cet appui dout lu seras le guide. 

Voici un tr^s-beau sonnet qui est comme le 
Nunc dimittis de T^me renouvelte : 

Sous les tiedeurs d'avril s'epanouit la rose, 
Un soloil plus ardent miirit Tor des sillons, 
Et I'astre fecondant garde de chauds rayons 
Pour colorer les fruits dont I'automne dispose. 

Meme au foyer frileux, quand le soir nous veillons. 
Quand, le front ceint de neige, accourt I'hiver morose, 
Qu'on ne voit plus au ciel oiseaux ni papillons, 
S'il survit une fleur pAle et tardive ^close, 

C'est que le Radieux, en sa fuite arret6, 
Pour cette enfant d^bile a voulu luire encore, 
Et d'un dernier regard lui fit signe d'eclore. 

Ainsi, dans son priutemps, dans I'hiver redoute, 
Tout beau jour, toute joie accordee k la femnie, 
Naissent k ton aspect, amour, soleil de I'dme. 

Par une matinee de mai.1849, elle est heu- 
reuse encore, car elle esp^re; elle a deji parI6 
de six arts Mja passes pres de son ami. 

...A Ihorizon des bois, le jour renait serein. 
Esperons ! constamment le ciel nest pas d'airain. 
Aujourd'hui gu§rira les douleurs de la veille. 
Allons rcToir, ami, la foret qui s'eveille. 



MES CAMPAGNES ±i\ 

La piece suivante est de mai I80I. La douce 
muse est-elle rest^e muette pendant deux ans? 
Quand elle se reveille, elle est seule. G'est le 
27 fevrier 1851 que Henri Delatouche est mort. 
11 Ta b^nie, il Ta appel6e « sa mere et sa 
lille et sa soeur ». II lui a l^gu6 son ermitage 
et tout ce qu'il contenait. Elle va vivre la silen- 
cieuse et calme, car tout lui rappelle celui qu'elle 
a tant aim6. 

Je suis seule partout hors de ce cher asile, 
Oil sans effroi je passe et mes nuits et mes jours, 
Car, pour me proteger centre tout 6tre hostile. 
Quelque chose de lui sur raoi plane toujours. 
En vain, au sombre appel de la cloche vibrante. 
lis me I'ont pris gisant sous le plomb du cercueil ; 
En vain, environne d'une foule pleurante, 
De son doux ermitage il a franchi le seuil ; 
II n'est pas tout entier 1^-bas, sous cette pierre. 

II est ici , . 

II me I'avait promis a cette heure supreme 

Oh YAme voit au loin I'avenir d6voil6. 

<c Reste en ce lieu, dit-il, et, sous ce toit que j'ainie, 

Je reviendrai vers toi, pauvre coeur desol6. » 

Et moi, me confiant en sa sainte proraesse, 

J'ai banni le sommeil de mon ceil enflamm^. 

Toute la nuit je veille k genoux, et sans cesse 

Je prie et je t'appell-e, 6 fr^re bien-aime ! 

Ces vers font partie du second livre ; mais, i 
mon sens, ils sont d'un troisi^me livre, d'une 

. 14 






242 DERMllRES PAGES 

nouvelle phase de cette existence insolite. Le 
talent s'eleve encore, il atteint son apogee quand 
la douleur y arrive aussi. Car ce n'est pas 
aux premiers jours de la separation qu'elle s'est 
revel ee tout entifere. 

La d^laiss^e a esp^r^ mourir bientot apres 
avoir tant veill6 et tant pleur6. Mais la vie est 
tres-intense dans cette planle d'apparence fragile. 
Plus elle oublie et brutalise sa sant^, plus la vitalite 
s'obstine. Elle s'aper^oit alors qu'elle est seule 
pour jamais, et le regret tourne au d&espoir. 

• 

Bu fond de ma detresse, 6 mon Dieu, je t'implore. 
Mes yeux pour se fermer ont bien assez pleur6 ! 
Tu m'as souvent frappee et j'ignorais encore 

Corabien ton glaive est ac6r6. 
Ma l^vre a sans murmure 6puise le calice 
Que bien des fois ta main a rempli jus(|u'au bord ; 
Mais, 6 Seigneur, Seigneur, pour ce dernier supplice, 

Non, mon cceur n'est pas assez fort I. . . 

Non, je ne pGnsais pas d*une seule existence 
Que la mort ptit trancher seulement la moiti^. 
Je n'avais pas prevu Timplacable sentence, 
Et j'esp^rais en ta piti6 ! 



Lui-m6me, h^lasl.i. 
En voyant mon espoir, il Tavait partage. 
Saisissant ma main froide, il crut tenir le c^le 
Qu'on tend du bord aunauirage. 



MES CAMPAGNES 243 

Et moi, je r^chanffais la sienne 3ur ma boache, 
Et, confiante en loi, je t'implorais, mon Dieu ! 
J'inondais de mes pleurs le duvet de sa couche, 

Sans croire k ce lugubre adieu ! 
Son souffle 6tait, helas ! brise par I'agonie, 
Que Tesperance encor n'avait pas fui mon coeur, 
Car j'avais toujours cru ta cl6mence infinie, 

maitre, et non pas ta rigueur. 



Ah ! ne me dites pas d'avoir force et courage : 
Laissez-moi, laissez-moi, ne me consolez pas. 



Je perds tout, et je reste h gemir la derniere. 
La nuit sombre a convert mes jours purs et dor6s, 
Et mon front s'est meurtri contre la lourde pierre 
Qui me cache un coeur tendre et des traits adores. 
Dans le jardin funebre, ainsi qu'une dme en peine, 
Je reste, je m'oublie et ne puis vivre ailleurs. 
C'est Ik qu'^ tout moment mon instinct me ramene. 
Li de mes jours fl^tris s'ecoulent les meilleur.s, 
J'hablte chez les morts comme dans ma demeure. 
Le sol b6nit salt bien le poids de mes genoux. 
Mes yeux se sont lass6s depuis qu'ici je pleure. 



Les ann6es se succMent. En 1853, la clou 
leur ne s'est point calm^e. 

A Vabsence, dit-on, le temps nous accoutume. 
Erreur! le temps aigrit le mal qui me consume. 
Chaque jour je te pleure avec plus d'amertume, 

Ami tant regtett6 ! 



24i DERNIERES PAGES 

Chaque jour plus avant ma blessure se creuse; 
Dans raon dmela nuit se fait plus ten^breuse; 
Ma plainte chaque jour jaillit plus douloureuse 

De mon coeur d^vaste ! 

Et si pour le revoir et pour I'entendre encore 

II faut qu'en longs soupirs tout mon coeur s'6vapore 

Et des ennuis rongeurs que la dent me d6vore, 

Je le veux s'il le faut ! 
II manqudit un soleil k tes soleils sans nombre, 
Et tu m'as pris celui qui dorait mon jour sombre, 
Et jerre maintenant dans Tespace et dans I'ombre 

Sans guide et sans flambeau. 
Oh ! rends-moi mon fanal, mon tresor et mon guide ; 
Phal^ne renaissant brisant ma chrysalide, 
Laisse-moi m'elancer oil mon soleil reside ; 

Par-delk le tombeau ! 

Nous voici en 1872, et cette desolation profonde 
est devenue un etat normal, nteessaire, comme 
certaines maladies chronlques qui semblent de- 
venir des causes conservatrices de la vie par le 
contre-poids qu'elles apportent aux autres causes 
de destruction. L*ennui qui consumait jadis 
cette ^me solitaire eut sans doute abr^ge ses 
jours. Du moment qu'elle a aim6, elle s*est re- 
trempte dans la faculte de souftrir. La mort, 
qui brise cruellement les liens du coeur, n'a rien 
brise pour elle. Ellc aime autant aujourd'hui 
qu*elle aimait il y a vingt ans. La vieillesse n'a 



MES CAMPAGNES 245 

pas touch^ ce coeur, doue d*une puissance ex- 
ceptionnelle, et ce n'est pas seulement un amour 
mystique, c'est un amour r6el el complet. Made- 
moiselle Flaugergues a enferme le tombeau de 
M. deLatouche dans une chapelle au cimetiere de 
Chatenay, et elle y demeure pour ainsi dire, 
puisqu'elle y passe toutes ses journees et souvent 
ses nuits. Elle y travaille, elle y mMite, elle y 
vit, seule, muette, enfermee. Pendant longtemps, 
on Fa crue folle, et puis on s'est aper^u qu'elle 
etait tout aussi sensee, aimable, intelligente et 
bonne que par le pass6. Elle a conserve des 
amis d^voues, des relations dignes d'elle. Elle 
fait du bien, elle est aimee et respect6e. Le 
temps a prouv6 qu'il est, dans Tordre moral, 
des forces qui ne s'usent point. 

Pourtant un moment est venu ou il lui a 
fallu quitter ce tombeau ador6. Comment elle 
en a 6te chass^e par Tinvasion et comment elle 
Ta reconquis au p6ril de sa vie, a travers des 
souffrances et des mis^res que nulle autre, k son 
^ge et avec sa fr^le organisation, n'eut pu sup- 
porter, \oi\k le r6cit qu'on va lire. II est toit 
en prose avec une simplicity et une candeur qui 
m'ont profondement touchee, car c'est pour moi 

14. 



440 DERNIERES PAGES 

qu'elle a bien voulu T^crire. Ge r6cit m^ritait 
d'autant plus d'etre public qu'il est une des tnille 
pages d6tachees de notre douloureuse histoire 
contemporaine. II est, en m6me temps, le com- 
plement d'une biographie qui eut et6 adrairable- 
raent faite par Sainte-Beuve et qu'on regrette 
de ne pas trouver dans I'inimitable galerie de 
ses portraits litt^raires et philosopliiques. 

J'ai cru n^cessalre k Tintelligence et k Tap- 
pr^ciation du recit que mademoiselle Flaugergues 
intitule Mes Campagnes^ de la faire connattre 
autant qu'il m'a et6 possible. Tout le monde he 
partagera passescroyances, et, moi-m6me, j'avoue 
que je n'entends pas comme elle le r61e de la 
Divinity ; niais, \k oil il y a un si beau caractfere 
et un si beau talent k signaler, il taut accepter 
le point de vue oil Tauteur se place. C'est une 
noble figure qui appartient au pass6 par ses 
id.ees, mais qui n*en est pas moins trfes-origi- 
nale par ses sentiments et tout k fait digne de 
respect dans son archaisme religieux et romanti- 
que. G'est une fiUe de Chateaubriand elev6e p^r 
un girondin ; pieuse comme la reine Amelie 
qu elle a beaucoup aim^e, et fmalement patriote 
^nergique, vou6e au culte d'un mort. , , qui 6tait 



MES CAMPAGNES 247 

radical! Et toutes ces apparentes contradictions 
prennent leur source dans un besoin et dans 
une puissance d'aimer qui oifre, je pense, tres- 
peu d'exemples k Theure ou nous vivons. 

Nohant, 15 juillet 1872. 



L'OFFRANDE' 



A MESSIEURS LES MEMBRES 
DE LA SOCI^T^ DES GENS DE LETTRES 



Mes chers confreres, 

Rien ne m'est plus p^nible que ce que vous 
me commandez. En prenant la plume pour 
vous obeir, car cartes vous avez le droit d'exi- 
ger qu'on fasse pour nos r^fugi^s tout ce qu'il 
est possible de faire, je ne sais pas encore si je 
parviendrai k vous dire quelque chose d'utile et 
de bon. 

II est des douleurs dont ne se reinvent pas 
ais^ment certaines natures, et je suis de celles 
qui ont besoin d'esp6rance. Devant un d^sastre 

1 . Volume collectif public par la Societe des gens de 
lettres au profit de plusieurs Lorrains. 



2oO DERNlt:RES PAGES 

comme la perte de nos deux nobles et vail- 
lantes soeurs, TAlsace et la Lorraine, k quel es- 
poir prochain se rattacher ? Je ne sais pleurer 
qu'en secret, car les preuves de d^couragement 
sont funestes, la douleur est contagieuse ; il ne 
faut la montrer que quand elle pent r^veiller le 
courage et rendre 1' indignation f6conde. 

Que faire ici? Nos justes col^res ne peuvent 
qu'aggraver le sort de ceux que le devoir en- 
chaine encore au sol des provinces conquises. 
Ceux-ci nous int^ressent aussi profond^ment 
que les h^roiques Emigrants k tout prix. Dirai- 
je que leur situation morale me parait encore 
plus navrante? J*en sais qui gnt subi Thorrible 
necessity de Toption allemande avec un v&itablc 
h^roisme comme dcs martyrs d6vou6s volonl^i- 
rement au pire supplice. Je sais un pasteur 
protestantS auteur de nombreuses publicat- 
tions oil le plus pur sentiment religieux s'ex- 
prime avec la simple et veritable Eloquence du 
coeur, p^re d'une nombreuse famiile, entour6 
du respect et de la tendresse de son 6glise — 
qui, au moment de partir, s'est sacrifi6. II est 

1. M. Leblois, pasteur an temple ncuf de Strasbourg. 



l'offrande 2o1 

reste pour soutenir et consoler ceux qui, ne 
pouvant le suivre, Tont retenu par leur cri 
de douleur. 

Et combien d'autresont agi en ce sens! Quel 
d^chirement pour ceux qui restent ! Toute fa- 
mille bris^e, tout foyer d^garni, toute intimite 
rompue, toute dtude locale abandonn^e, tout 
travail sterilise ! et le contact inevitable , inces- 
sant avec le vainqueur insolent, attrist6 ou aigri 
lui-m^me et comme honteux au milieu de cette 
desertion I J'ai vecu a Venise, k une ^poque ou 
nuUe esp^rance de salut n'apparaissait encore. 
Je me rappelle la morne tristesse de la cit^ di6- 
chue. H61as ! ces jours de deuil coramencent 
pour nos frferes. 

Leur parlerons-nous de revanche? II n'en faut 
pas parler k cette heure de d&olation. Le joug 
qui courbe tant de nobles fronts serait rendu 
plus lourd et plus serr6 par des mains brutales; 
c'est presque en secret, dans le secret de nos 
coeurs, quil nous faut rever de meilleures des-^ 
tinges pour la France, aujourd'hui paralys^e par 
Vantagonisme des id^es et Tambition des partis 
retrogrades. 

Vous voyez, je ne dis rien, je ne sais rien 



^52 DERNIERES PAGES 

dire. Mon cceur est comprim6 dans un etau et 
je ne veux pas qu'il delate. Je cherclie dans la 
famille et dans T^tude Taliment moral qui, seul, 
soutient la vieillesse; mais, quand les spectres de 
TAlsace et de la Lorraine se dressent devant 
moi, la nuit m'enveloppe et ma main n'6crit 
plus. Dirai-je k ces victimes ce que je puis mc 
dire ci moi-meme, qui n'ai perdu ni mon toit, ni 
mes enfants : « Contentez-vous de peu, regardez 
la nature, vivez de raffection de vos proches ? » 
Eh ! mon Dieu, ils ont tout perdu, ces malheu- 
reux qui viennent se jeter dans nos bras, et, 
devant leur infortune sans remede, tout bonheur 
domestique , tout recueillement intime , toute 
jouissance d'artiste nous paraissent ill^gitimes; 
c'est comme une usurpation que notre destin^e 
a faite sur la leur, comme une meilleure part 
que nous ne mentions pas, et ce pain qui nous 
est rest^ nous semble amer. 

Et, pendant que ces clioses se passent, pen- 
dant que des populations entieres fuient la fl6- 
trissure de T^tranger et que des centaines de 
mille Emigrants livrent leur existence au hasard, 
sur la terre frangaise , Tid^e monarchique tra- 
vaille k nous oter la liberte sociale et politique. 



l'offrande 253 

sans laquelle nous ne recouvrerons jamais la 
liberty nationale pour nos freres brisks et pour 
nous-meraes ! 

Je ne veux pas parler de cela non plus, je ne 
le dois pas; votre livre est un appel k tous les 
coeurs, et, dans tous les partis, il y en a un 
grand nombre qui sont brises, et qui veulent 
s'unir k nous pour offrir Thospitalite du d6- 
vouement aux victimes de I'invasion. 



Avril 1873. 



13 



CHARLES DUYERNET 



Ce n'est pas sous le coup d'une douleur per- 
sonnelle tres-profonde qu'il m'est facile d'appre- 
cier paf 6crit le vieil ami que je viens de 
perdre* Charles Robin-Duvernet, quoiquc plus 
jeune que moi de quelques anuses, avait &i6 
mon camarade d'enfance. Nous ne nous 6tions 
jamais perdus de vue, jamais refroidis, et son 
mafiage, en me donnant une fille adoptive de 
plus, n'avait fait que'resserrer les liens de iiotre 
amiti6. Son pfere, apr^s avoir 6i6 Tami du mien, 
etait rest6 celui de ma famille. L'affection des 
families entre elles cr^e une fraternity veritable 
entre ceux qui sont destines k les perp6tuer; 



256 DERNIERES PAGES 

D6s son plus jeune ^ge, Charles Duvernet 
montra des gouts d'artiste. C'est peu de chose 
quand on n'y porte pas le gout qui discerne le 
beau du mediocre. Disons done vite qu'il ^tait 
homme de gout par excellence, qu'il compre- 
nait et aimait de passion la nature et les arts 
qui en sont Texpression id6alis6e. II 6tait fou 
de musique, et j'ai vu de grands artistes aimer 
k se produire et k s'epancher devant lui, parce 
qu'ils sentaient \k une intelligence pleine k la 
fois d'enthousiasme et de discemement. 

II avait la m6me penetration et la m6me 
lumi^re en litt^rature et en philosophie; son 
commerce etait done substantiel autant qu'a- 
gr^able. 

Mais, avant tout, il etait homme de bien et de 
d^vouement. Dans sa conduite comme dans ses 
opinions politiques, il n'^tait preoccupy que de 
Fameiioration des esprits, et il a fait, pour r^- 
pandre Tinstruction, des efforts constants et 
ardents. II avait des iddes avanc^es jointes k 
une grande tolerance et k une douceur de re- 
lations qui le faisaient aimer et estimer de tous. 
Sa vieillesse, pr^matur^ment amende par la 
c6cit6 et par de graves maladies, fut surtout in- 



CHARLES DUVERNET 257 

t^ressante et respectable. 11 supporta la nuit 
profonde^ comme il appelait son infirmity, avec 
une resignation extraordinaire. C'est Ik que le 
grand fonds de philosophie religieuse et de 
bienveillante raison qu'il avait acquis vint h 
son secours et porta ses fruits. Jamais on ne 
I'avait connu aussi aimable,' aussi sage et aussi 
enjou6. Cette heroi'que gaiety fut une vertu r^elle 
et une force souveraine. EUe fut un exemple 
de s^r^nit^ et de g^n^reuse patience vive- 
raent senti et pieusement recueilli par tous ceux 
qui Fapprochferent. Disons aussi, pour Tensei- 
gnement de tous, que ses gouts et ses facult^s 
d'artiste lui furent une immense ressource. 11 
se fit lire et dicta r6guli^rement plusieurs heures 
par jour. 11 acquit ainsi une solide instruction 
et jugea son temps et le temps pass6 avec une 
sagesse lucide. II dicta plusieurs ouvrages pleins 
d'observations justes et de reflexions saines, qui 
ne sont pas sans valeur et oil rfegne une sensi- 
bilite vraie. 11 est i remarquer que ses descrip- 
tions sont ce qu'il y a de plus exact et de plus 
vivant, et que, aide d'une imagination pleine 
de logique et de comparaison interieure, il a 
peint avec une fldeiite charmante des sites et 



258 DERNIERES PAGES 

des localit^s qu*il avail traverses sans les voir. 
II demaiidait a ceux qui raccompagnaienl : 
« Qu y a-t-il la devant nous ?... et i droite? et k 
gauche? » 

D'apres la nature du terrain decrit par I'in- 
terlocuteur, il disait : « En ce cas, voici les 
plantes qui croissent sur ce rocher, celles qui 
sont au bord de la riviere, celles qui tapissent 
les depressions de la colline. » Et il ne setrom- 
pait pas. II pouvait d^crire et affirmer. 

11 laisse dans nos coeurs un vide irremediable. 
Ce pauvre cher aveugle 6tait un centre, un lien. 
Toujours attentif k faire oublier son malheur, 
il vivait pour les autres et leur communiquait 
sa vie. Jusqu'au moment ou une faiblesse ex- 
treme a ferm6 ses 16vres, il ne les a ouvertes 
que pour consoler ses proches, soulenir ses 
amis et benir sa famille. 



Nohant, 3 novembre 1874. 



SOUVENIR D'AUVERGNE 



A M. ADOLPHE JOANNE. 



Cher ami, je voudrais pouvoir ajouter, sinou 
un chapitre, du moins quelques lignes, aux tre- 
sors de souvenirs que vos frequents voyages ont 
entass^s dans votre m^moire. Cela ne m'est pas 
facile. Vous connaissez si bien la France, vous 
en avez si fidMement retrace tous les aspects, 
qu'on ne pout vous rien apprendre, et rien 
apprendre aux autres apr^s vous. 

On ne peut vous raconter que des impressions 
personnelles, et vous les comprendrez d'autant 
mieux que vous connaissez les beaux endroits 
qui les font naltre. Quand ces impressions sont 
tres-vives ou tr^s-douces, ce n'est pas toujours 



260 DERNIE RES PAGES 

en raison de I'etranget^ ou de la beauts des 
sites oil Ton se troave. Outre la disposition de 
Tesprit el du corps, il y a des moments particu- 
liers, certaines nuances du ciel, certains bien- 
etre myst^rieux r^pandus dans Tatmosph^re , 
certaines flamb^es de soleil, certains parfums 
de forets ou de montagnes, qui nous rendent 
lout k coup enthousiastes et heureux, sans 
qu'on puisse, sans qu'on veuille s'en rendre 
compte, sinon par la reflexion, apr^s coup. 
L'esprit amoureux de la nature n'en demande 
pas toujours beaucoup pour se dilaler ou se d6- 
lecler. Quant k moi, j'avoue Mre impressionn^e 
par la lumi^re au point de lui appartenir abso- 
lument et d'etre peu frappee des objets qu'elle 
ne dessine pas avec magnilicence. Mon kme 
suit ses triomphes et ses langueurs avec une 
passivity qui me rend peut-6tre mauvais juge 
de ce qui n'est pas favoris^ par elle. 

J*ai ^16 en Auvergne Tannic dernifere pour la 
troisi^me fois, k quinze ou vingt ans de dis- 
tance. Quand, de chez nous (le Berry), on 
s'embarque pour une excursion, on est volon- 
tiers ambitieux ; on pense aux grandes Alpes ou 
aux Pyr^n^es, ou aux rivages de TOc^an, de la 



SOUVENIR d'auvergne 261 

Manche, de la M6(iiterran6e« Aller en Auvergne, 
c'est si pres ! on y est rendu en quelques heures. 
Et c'est pour cela qu'on n'y va pas, c'esl-^-dire 
qu'on n'y va pas assez. L'Auvergne, d'ailleurs, 
n'offre ni grandes fatigues, ni grands dangers, 
et, quand on a Thonneur de faire partie du 
Club alpin frangais, on croit peut-etre qu il est 
au-dessous de soi d'explorer un pays ou tout le 
monde pent aller si facilement. Pourtant i*^ge 
amfene, sinon plus de modestie dans le cerveau, 
du moins plus de sagesse dans les jambes, et 
on retombe siir la charmante Auvergne avec 
le sentiment d'une ingratitude k reparer. 

L* Auvergne n'est pas une petite Suisse, comme 
nous le disons quelquefois, pensant lui faire 
honneur. L'Auvergne est FAuvergne, avec sa 
grande signification g^ologique comme Alpe 
centrale et puissant relief aux doux escaliers. On 
les gravit sans fatigue et sans vertige , sans 
songer k la conquete d'une region sup6rieure, 
raais avec Tint^.r^t de bonnes gens montant au 
faite de leur maison pour con templar leur jar- 
din. C'est que ce jardin, c'est la France, dont 
une si grande partie va se d^rouler sous nos 
yeux, des sommets du vaste plateau central. Sur 

15. 



262 DERNlfeRES PAGES 

« 

ces paisibles belvederes, nous serons au coeur 
de la patrie. Nous aurons sous les pieds ces 
vieux volcans qui nous ont fait emerger du sein 
des oceans et qui nous montrent les traces de 
leurs formidables vomissements. Leurs puissants 
massifs sont comme les assises de notre exis- 
tence meme. Les grandes chaines qui prot^gent 
nos fron litres sont nos murailles ; TAuvergne 
est notre forteresse. IL n'y faut done pas cher- 
cher r^motion de Fioaccessible. Elle appartient 
k riiomme, et Ton ne s'y sent point seul avec 
le ciel, comme sur les sommets lourment^s ou 
glacis des hautes montagnes; mais ses graces 
rustiques ont un charme que Ton retrouve plus 
penetrant chaque fois qu*on y retourne. 

J'y ai remarque du changement. La civilisa- 
tion y a p^n6tr6 ; il faut en prendre son parti. 
Je n'ai rapport6 que deception de certains pfele- 
rinages. II y a un petit coin, aux environs de 
Riom, ou je me plaisais singuliferement jadis. 
C'est un hameau nomm6 Enval ; il est situe 
dans une impasse volcanique qu'on appelle li, 
comme dans beaucoup d'autres localit^s analo- 
gues, le bout du monde. Autrefois, ce hameau 
etait une merveijle pour les artistes, Toutes les 



SOUVENIR d'auvergne 263 

maisons, construites en lave noire, ^taient orn^es 
de plusieurs Stages de balcons sans parapets et 
sans sym^trie aucune, soutenus, ainsi que le 
toit, par des arbres tout entiers k peine equarris, 
encore converts de leur ^corce, et d6passant la 
construction de leurs branches sorties de la 
magonnerie. Les escaliers droits ou en spirale, 
suivant les besoins de la distribution, et tons 
ext^rieurs, 6taient formfe de dalles brutes de 
cette leg^re tephrine de Volvic, qui est poreuse 
comme une Sponge et plus resistante que le 
granit. J'ai vu construire une de ces maisons. 
Un petit cine amenait un chargement d'appa- 
rence colossale. Le paysan soulevait d' une main 
ces planches de pierre et les plantait dans la 
muraille, ci mesure qu'elle s'^levait, sans s'in- 
quieter de les joindre Tune k Tautre, ni de les 
border d'aucune rarape ni support. Les enfants 
grimpaient ainsi de marclie en marche et des- 
cendaient l^g^rement et sans effroi ces effrayants 
echelons jetes. dans le vide. D^s leurs premiers 
pas, on les habituait k circuler ainsi sans mala- 
dresse et sans vertige. Get etrange village avait 
une physionomie que je n'ai jamais trouv6e ail- 
leurs. On cut dit, au premier abord, quil avait 



264 DERNIERES PAGES 

6t^ construit pour des singes ; mais , dans 
Tadresse et dans la prevoyance de Tam^nage- 
ment, on retrouvait Tesprit auvergnat, ^conome 
de Tespace et habile k conjurer Tincl^mence de 
son climat. Enval, plant6 au fond d'une gorge 
sans issue, est abrit^ par le rocher et comme 
d^fendu par de gros blocs en forme de tours 
qui surplombent le long des parois de la mon- 
tagne. La situation est bonne, le terrain g^n^ 
reux, et de beaux arbres occupent le centre de 
la bourgade. C'est \k une promenade dont la 
nature a fait tous les frais et que j'ai retrouvee 
intacte ; mais le hameau est k peu pr^s rebftti 
en entier, et quelques maisons des petites rues 
n'offrent plus qu'un specimen alt6r6 et modifi6 
de Tancien systeme. Heureusement le fond du 
vallon, que bordent les habitations principales, 
est toujours travers6 par les ramifications d'un 
charmant ruisseau qui bouillonne parmi les 
roches brutes, les buissons et les fleurs. En re- 
montant pendant dix minutes cette eau courante 
et murmurante, on arrive k Fimpasse ou il 
cache sa source, dans un petit chaos d^licieux 
de d^sordre et de v6g^tation. Tout cela, 6clair6 
par un bon et clair soleil, m'a fait TeflFet d'une 



SOUVENIR d'auvergne 265 

oasis ou Ton aimerait a vivre durant les jours 

Mais rhiver y est rude, et le ruisseau devient 
un torrent ; c'est pour cela que les premiers 
habitants avaient 61eve leurs maisons de mani^re 
i preserver leurs personnes et leurs r^coltes de 
rhumidit^ : probablement le vent ne souffle pas 
dans ce couloir ^troit et ferm^, car elles sem- 
blaient 6tre d'une fragility extreme. 

Je ne veux pas oublier la source mint^rale 
d'Enval, propri6t6 d*une vieille bonne femme 
qui Ta enferm^e dans une cahute et qui la vend 
aux amateurs. C*est une eau limpide et acidul^e, 
d^licieuse au gout et dont les habitants de 
Riom font usage comme eau de Seltz. Ceux 
d*Enval la prisent k F^gal du vin, et, pour mon 
compte, je la pr^f^rerais beaucoup, quoique le 
vin des coteaux environnants soit tr^s-bon. 

Ces environs de Riom sont une premiere 
etape en Auvergne qui m6rite bien qu'on s'y 
arr^te quelques jours. Le chemin qui conduit k 
Ch^telguyon k travers les collines luxuriantes 
est ui| enchantement perp6tuel. C*est une pre- 
miere Limagne accident^e et plus charmante que 
la Limagne proprement dite. En allant un peu 



:26G DERNIEIIES PAGES 

plus loin, k Volvic et k Pontgibault, on trouve, 
apres les beaux ch^taigniers qui ombragent la 
route et les collineS; les grandes coulees de lave 
et les landes steriles, si Ton peut toutefois appe- 
lor sterile un terrain jonch6 de fleurs et de 
framboisiers sauvages, d'oii bientdt Ton voit 
surgir comrae par enchantement la base de cette 
chaine de mamelons qui furent des volcans, et 
dont les levres noircies semblent pretes k vomir 
encore ces torrents de lave qui ont fait un 
ocean de pierres de la contr^e environnante. 
C'est a Pontgibault qu'il faut aller voir ces 
vagucs de laves grises, d'un aspect navrant, 
mais si Strange qu'on ne regrette pas le voyage. 
Les routes sont rapides mais excellentes, et Ton 
trouve a Riom de bons chevaux et de bonnes 
voitures. De 1^, on se rend k Clermont en un 
instant. La crainte defatiguer mes enfants m'a 
fait prendre la nouvelle route. Toutefois, j'ai re- 
grette Tancienne, qui traversait la chaine des 
Puys et longeait la base du Puy de Ddme. Je 
me souvenais d'avoir fait cette route k travers 
les nuages par un temps tr^s-froid et dans une 
disposition par consequent melancolique ; mais, 
precisement au pied du Puy de Ddme, la brume 



SOUVENIR d'auvergne 267 

se d^chira comme un rideau et le soleil dessina 
comme des 6clairs de lumi^re sur les flancs du 
g^ant. Cette splendeur ne dura qu*un instant ; 
toutefois elle avait suffi pour empourprer les 
nu^es qui ranapaient sur nous d'une lueur rose 
et transparente qui dura plus d'une heure. A 
travers cette gaze magique, on distinguait les 
troupeaux paissant au flanc des montagnes, et 
les pentes gazonnees avaient des scintillements 
d'aigue-marine. Les sommets restaient envelop- 
p^s par les nuages, et on ne pouvait se faire 
aucune id^e de leur hauteur. Je ne vis done 
presque rien, cette fois-l&, mais Ttelairage etait 
si strange et si agreable, que jamais je ne con- 
templai avec plus de plaisir ces beaux portiques 
de FAuvergne, qU'on appelle les monts D6nies. 
Pardonnez-moi de vous dire si peu et si mal 
des impressions fugitives qui n'apprendront rien 
k personne, mais qui rappelleront k quelques 
voyageurs que la reverie et la contemplation sans 
but font aussi partie des emotions de voyage. 
A vous de coeur. 

Nohant, d6cembre 1874. 



MICHEL LEVY 



Tous les journaux ont racont^ la manifere fou- 
droyante dont cet homme, d'une si forte consti- 
tution et d'une Anergic exceptionnelle, vlent de 
quitter la sphere d'activit^ ou il brillait parmi 
les plus c^lfebres. Michel L6vy 6tait une des 
^mes de Paris, une de ces ^mes ardentes au 
travail et douses du g^nie des affaires, dont 
Taction rayonne sur le monde entier, puissants 
instruments de civilisation, forces r^elles dont 
Textinction est un ^v^nement public. 

Parmi les industries nobles, la librairie est 
au premier rang. Michel Levy, parti de rien, 
— il en faisait gloire et avec raison, — ^tait 



270 DERNIERES PAGES 

arriv^ avec une rapidity surprenante k une for- 
tune considerable des mieux acquises, car cette 

I 

fortune etait un chiflre correspondant aux im- 
menses services qu'il avait rendus k la cause 
des lettres ; c'est par lui et par quelques-uns de 
ses collogues que la pens6e litt^raire de la France 
au xix^ si^cle s'est r^pandue au dehors avec une 
promptitude et une abondance de moyens igno- 
res jusque-li ; tout le monde civilis6 est arriv^ 
h connaitre et k lire la France en moins de 
temps qu'il n'en fallait autrefois pour que la 
France se connut et se lut elle-m6me. Le 
format Gharpentier, le format Michel Levy, c'est- 
ili-dire les Jivres a bon march6 mis k la port6e 
des masses, c'est Ici une revolution industrielle 
et litteraire, qui, au point de vue materiel, a 
d'abord semble prejudiciable aux ecrivains. Peu 
d'anndes ont suffi pour d^montrer qu'en abais- 
sant le prix de la consommation, on crfeit un 
monde de consommateurs, et que, pour leurs 
interets pecuniaires comme pour Tinter^t plus 
eleve de leur renommee, les gens de lettres 
avaient a s'applaudir de cette revolution. 

Si elle s'est accomplie si rapidement, c'est k 
coup sur k la fievreuse activite et k rintelligence 



MICHEL htW 271 

sp^ciale des grands editeurs que nous le devons. 
II y aurait ingratitude h m^connaitre le fait. Je 
me souviens du temps, encore si rapproch6 de 
nous, oil nous disions aux Editeurs qui nous 
demon traient les r^sultats de Tavenir : « Oui, si 
vous reussissez, tout sera pour le mieux; mais, 
si vous ^chouez, si, apr^s une immense Amission 
de livres, vous ne r6paudez pas le gout de la lec- 
ture, vous etes perdus, et nous le sommes avec 
vous !» Et je faisais cette objection k Michel L6vy 
entre autres, que le^livres frivoles ou malsains 
interessaient les masses, iTexclusion des ouvragos 
utiles et consciencieux. II me r^pondait avecTintel- 
ligence pratique qu'il poss^dait au plushaut degr6 : 
« Possible et meme probable qu'il en soit ainsi 
au d^but, c'est dans Tordre des choses humaines ; 
mais songez ci ceci, que les mauvaises lectures 
ont un bon resultat inevitable : elles rendent 
rhomme curieux de lire, elles lui en donnent 
rhabitude, et Thabitude devient un besoin. Je 
veux que, avant dix ans^ on attende un livre 
avec une impatience aussi imperieuse que s'il 
s'agissait de diner quand on a faim. Manger et 
lire, il faut creer Tunion de cos deux besoins, 
et vous direz alors, vous autres, les artistes, 



272 DERNlfeRES PAGES 

que nous avons r^solu votre problfeme : Vhomme 
ne vit pas seulement de pain, » 

Les dix ans n'^taient pas 6coul& que les 
grands editeurs avaient r6alis6 la prediction de 
Michel L6vy, et ceci me conduisit k rifl6chir 
sur la valeur et Timportance du mediocre dans 
les arts. J'ai eu d'illustres confreres qui se 
d6sesp6raient s^rieusement de voir Timmense 
succ^s des ouvrages de troisi^me ordre d^passer 
celui qu*ils pouvaient esp6rer pour eux-m6mes, 
et penser que Fapparition du livre k bon mar- 
che ouvrait une ^re de decadence. Us se sent 
tromp^s devant une question de temps; si nous 
sommes en decadence g6n6rale, ce qui ne m'est 
pas prouv6, la cause n'est pas Ik. Elle est dans 
reflfet, toujours grave au d^but, des innovations 
importantes. Quand les chemins de fer s'6tabli- 
rent, on crut qu'une foule d'industries seraient 
ruin^es, et on se trompa. Les chemins de fer 
ont requis plus de voitures et de chevaux, plus 
de jambes et de bras, sans parler des intelli- 
gences, que n'avaient fait les anciens moyens de 
locomotion. De meme Fabondante consomma- 
tion du mediocre a excite Tapp^tit de connailre 
et de juger. Dte que le jugement est form6, le 



MICHEL LfiVY 273 

discernement arrive. Le mediocre, le mauvais 
meme, est le marteau qui fait tomber la pre- 
miere pierre du caveau ou rintelligence est 
mur^ dans les t^n^bres. Le marteau est gros- 
sier, mais la main qui le saisit est grossi^re 
aussi et ne saurait en choisir un meilleur. Le 
livre prosaique, la litt^rature terre k terre, 
voilk ce dont Tillettre a besoin pour saisir la 
premiere lueur; le jour viendra peu k peu 
comme il vient pour Fenfant, qui apprend a 
comprendre en m^me temps qu'il apprend k lire, 
et, dans cinquante ans d'ici, le mauvais et le 
mediocre n'auront plus d'6diteurs, parce qu'ils 
n'auront plus de consommateurs. 

Ces reflexions sur Toeuvre dont Tinitiative 
appartient k quelques hommes dou6s du g6nie 
de leur profession, m'ont semble n6cessaires k 
6mettre pour caract6riser le robuste et ffcond 
emploi de la vie si bien remplie et beaucoup 
trop courte de Michel Levy. Ce n'est pas seule- 
ment un homme riche qui disparait, c'est une 
force intellectuelle qui nous est enlev^e. 

EUe sera remplac^e, dira-t-on. Oui, sans doute; 
mais elle le sera autrement, et, dftt-elle T^tre 
d'une fagon absolue, nous n'en devons pas 



:274 DERNIERES PAGES 

moins un s^rieux hommage k la m^moire d'un 
des plus puissants cr^ateurs de notre nouveau 
modus Vivendi litt^raire. Pour r^ussir dans une 
entreprise qui a pris un si prompt et si vasle 
d^veloppement, il faul autre chose que Tamour 
de Targent. 

Aussi Michel avait-il plus d'ambition de gloire 
que d*app6tit de richesses, et, en le d^corant, 
Jules Simon lui a rendu justice. II a compris en 
quoi consistaient les services immenses rendus 
au progr^s. C*6tait de ceux-li seulement que 
Michel 6tait fier, car aucun homme n*a moins 
joui de la fortune au point de vue materiel. II 
vivait simplement, sobrement, et ne se reposait 
de ses rudes travaux qu en lisant un livre ou 
6coutant une pi^ce de theatre. II 6tait amoureux 
des arts, 6pris de musique et de peinture, 11 
etait partout oil se produit Tessor d'un talent 
quelconque, mSme dans des sp6cialit& 6tran- 
geres k son industrie. II sentait que tout se 
tient dans le doraaine de Fintelligence et il s'in- 
teressait i tous les genres d'^closion, k toutes 
les tentatives de d6veloppement. Dix minutes 
avant sa mort, il assistait k une pi^ce nouvelle 
et il racontait k un mien ami qu'il s*6tait occup6, 



MICHEL LJ^VY 275 

le matin, de me rendre un service, et qu'il s'en 
occuperait encore le lendemain- 

G*est qu'il 6tait Tami le plus serviable et le 
plus devoue quil soit possible d'avoir. II n'ai- 
mait pas tout le monde. Pourtant il aimait 
bcaucoup de personnes, et il les aimait bien. A 
toute heure de sa vie exuberante de travail, on 
le trouvait pret k tout quitter, non-seulement 
pour vous etre utile, mais encore pour vous etre 
agr6able. Sous une enveloppe un peu brusque, 
il avait des d^licatesses charmantes et une rfelle 
bont^. Ceux qui Tout connu intimement comme 
je Tai connu, surtout dans ces derni^res annees, 
Tout pleur6 et le regretteront toujours. 

Je ne parlerai pas de sa stricte probit6 : elle 
est proverbiale, et Tordre admirable qui r6gnait 
dans ses affaires facilitait Texactitude minutieuse 
avec laquelle il remplissait ses moindres enga- 
gements. II expliquait la plupart des manques 
de foi qui se produisent dans le commerce par 
le manque d'ordre, et il avait raison. Quant k 
sa rigidity dans les transactions, elle ^tait rin6vi- 
table r^sultat d'une lutte de tous les instants 
centre la rigidity des fails industriels* Je veux 
et je dois dire qu'il y a cinq ans, ayant avec lui^ 



276 DERNIERES PAGES 

de graves int^rets personnels k debattre; j'avais 
fini par supprimer tout conseil et tout interm^- 
diaire, et par invoquer seulement son ^uit6 
pour trancher les questions. II les avait tran- 
ch^es k mon avantage. 

La maison importante qu'il a fondfe restera 
dans les mains de son fr^re et associ6 Calmann 
L^vy. Les deux freres s'aimaient tendrement et 
n'avaient qu'une volont6 k eux deux; c'est dire 
assez que la grande entreprise litt6raire qui int6- 
resse tant le progr^s ne sera point ralentie. 



Nohant, 8 mai 1875. 



AU VILLAGE^ 



La Suisse a ses roraanciers d'une valeur incon- 
testable. En ce moment, j'ai sous les yeux le 
plus c6Ifebre et le plus estim^, Albert Bitzius, 
connu sous le pseudonyme de J^r^mias Gotthelf. 
Ses oeuvres, Sorites en allemand, m^riteraient fort 
de nous etre r6v616es par une traduction com- 
pile ; quelques-unes seulement ont &i6 traduites 
en frangais par M. Max Buchon et vont toe 
publi^es par MM. Sandoz et Fischbacher, a Neu- 
chatel et k Paris. J'espfere que les ^diteurs de 
tant d'excellents ouvrages ne s*arr6teront pas Ik 

1. Par J. Gotthelf. 

16 



278 DERNlfeRES PAGES 

et que nous serons inities tout a fait k cette 
Iitt(3rature vraiment helv^tique dont les premiers 
specimens m'avaient dej^ charm^e. 

Cette litt^rature a-t-elle en effet un caract^re 
particulier? Oui, certainement. J'en ai un peu 
dout^ jusqu'ici. Sauf un trop grand nombre de 
locutions famili^res, de mots tout faits d'un ca- 
ractfere d^mod^, et des tours de phrase un peu 
lourds, nous n'avions pas vu que la langue des 
Suisses frgingais fiat Texpression d*un ginie diffe- 
rent du notre. Certes, M. Victor Cherbuliez trahit 
par Tabus des mots tout faits son origine gene- 
voise; mais, en dehors de cette particularity, 
c'est un esprit aussi bien allemand que fran^ais, 
et, disons-Ie en passant, c'est un grand esprit, 
un talent de premier ordre. 

La premiere peinture suisse qui m'ait frapp6 
comme vraiment originale, est celle de Gotthelf : 
elle est paysanne et montagnarde, et elle n'est 
que cela. Elle ne fait point d*6carts dans le do- 
maine de la fantaisie; elle coulo comme une eau 
qui va h son but; mais c'est une eau puissantc, 
tine source toujours pleine ; elle reflate toujours 
les memes aspects, mais elle montre comme dans 
un miroir la richesse et la vari6t6 des tableaux 



AU VILLAGE 279 

qu'elle saisit et emporte. Gotthelf ne d^crit pour- 
tant pas; k quoi bon dterire quand on a la 
puissance de faire voir? II y a dans les Amotions 
de ses personnages assez de poeme ou de drame 
interieur pour que Timagination saisisse le cadre 
de ses tableaux vivants. Gotthelf est positif, il 
est abondant et sobre : ce qui est la solution 
d'un grand probl^me. II parcourt rapidement sa 
montagne, sans consentir a vous laisser tomber 
dans la contemplation. S'il est poete, vous u'en 
savez rien, et il n'en sait rien lui-m^me; mais, 
rien qu'en vous faisant jeter les yeux sur un 
detail necessaire k son rteit, il vous transporte 
en plcine poesie et vous inspire le regret d*avoir 
passe si vite. II n'est pas artiste- de parti pris, il 
ne veut pas Tetre. On pretend meme qu il affi- 
chait un certain m^pris pour les regies de Tart, 
n'attachant k ses recits d'autre valeur que la 
sinc^rite, et n^ poursuivant d'autre but que la 
moralisation des bonnes gens. Mais il ^tait dou6, 
et se conformait sans le savoir aux vraies lois 
de la composition. Tout est en proportion et au 
point de perspective dans ses recits. II a du gout 
sous sa rude enveloppe de couleur rustique, ct, 
sans avoir Tair d'y toucher, il fouille le coeur 



\ 



280 derni£:res pages 

humain avec aisance. II est en m^me temps 
tres-pieux et trfes-gai. Pasteur protestant, homme 
du devoir, p^re de famille, ami tendre et d6vou6 
de son troupeau, il semble ignorer qu'il exisle 
un monde trouble et compliqu^ au deli des ho- 
rizons de neige. Jl dit ce qui le frappe, il rap- 
porte ce qu'il entend. Aux premieres pages du 
premier venu de ses contes, on est tent6 de lui 
dire : « Ceci ne vaut pas la peine d'etre racont^, 
c'est I'histoire de tout le monde; » maisbientdt 
on est saisi par un ^tat de choses particulier qui 
nous r6vMe les instincts et les affections d'une 
race pr6cis6ment indiqu^e, race excellente, mile 
et douce, s^rieuse, rang^e, laborieuse et hospi- 
tali^re. On sent bien que, pour supporter avec 
patience les longs hivers de la montagne, pour 
supplier par le labeur et Tindustrie k la rudesse 
du sol et du climat, il faut des ^mes paisibles 
et des corps de fer, et Ton comprend, apr^s les 
avoir regard^s par les yeux de Gotthelf, Tamour 
du pays qui caract^rise ces nobles types, leur 
fifere ind^pendance, la douceur de leurs moeurs, 
et le besoin legitime de s'appartenir qui do- 
mine tout chez eux. Gotthelf nous fait sentir 
tout cela sans aucune declamation et souvent 



AU VILLAGE 281 

sans y faire la plus simple allusion. II ne tire 
aucune consequence de ses etudes; il les donne 
telles qu'elles lui sont venues, elles sont belles 
et touchantes, elles sont vraies, elles sont Vex- 
pression de la Suisse telle qu'elle s'est constituee 
et comport^e dans le cours de son histoire. 

Gotthelfest ne en 1797. II a commence k pu- 
blier en 1836 et il est mort, apr^s avoir beaucoup 
produit, en 18S4. II a done d^crit une Suisse 
qui a d^j^ beaucoup change. Les chemins de fer 
et Taffluence des voyageurs ont transform^ en 
apparence une notable partie de.la population. 
D6ji les conteurs et romanciers d'aujourd'hui 
nous montrent des montagnards, dirai-je plus 
civilises? malheureusement oui, si la civilisation 
consiste k 6tendre le bien-^tre materiel au de- 
triment de la s6renit6 int^rieure. Cest du moins 
en ce sens qu'elle se d^veloppe de nos jours. 
L'homme songe k son corps avant de songer k 
son Stre moral. C'est peut-Stre d'ailleurs une loi 
de tous les temps, qui nous frappe particuli^re- 
ment quand nous la subissons. Le Suisse veut 
s'enrichir, il ne porte plus dans ses travaux la 
conscience et Tamour du beau et du bon. II fait 
de la pacotille. Le commerce Vy excite. Ce n'est 

16. 



282 DERNI^RES PAGES 

pas seulement en Suisse que le bon marche a 
tue le hien-faire, C'est une revolution qu'il faut 
accepter avec Tespoir que le bien-faire r^de- 
viendra possible avec rexp6rience et le discerne- 
ment des consommateurs. 

De ce que les Suisses sont plus avides de bien- 
etre, s*ensuit-il qu*ils aient perdu leurs grandes 
qualites de patience et de calme volont^? Nous 
pcnsons que ces qualites persistent et que le 
but seul est change. Leurs romanciers se sont 
charges de nous les montrer' tels qu'ils ^taient 
hier et tels qu'ils sont aujourd'hui. BL G. R^- 
villiod, connu par des r^impressions d'ouvrages 
du xvi^ si^cle, a traduit de Tallemand nombre 
de nouvelles interessantes et remarquables, et 
M. L. Favre en a ^crit d'excellentes en frangais, 
Le Robinson de la Tene, Huit jours dans la neige, 
Andr6 le graveur, les Nouvelles jurassiennesy sont 
une lecture aussi attach ante que n'importe quel 
r^cit de Fenimore Cooper ou de Jules Verne, 
Ce n'est pas le g^nie ferme et sobre de Gotthelf, 
mais c'est la gr^ce plus moderne et la descrip- 
tion plus complete des hommes et des choses. 
Si c*est la peinture d'une Helvetic d6g6n6r6e h 
quelques 6gards, comnie le dit I'auteur en maint 



SV VILLAGE 283 

endroit, c'est encore une Suisse si aimable, si 
belle et si curieuse, qu'on voudrait, je ne dis 
pas y vivre, — ce n*est*pas quand la France a 
tant de maux k r^parer qu'on pent songer k etre 
heureiix loin d'elle, — mais lire souvent ses ro^ 
manciers, ses historiens et ses poetes. 



Septembre 1875. 



FIN 



UNIV. OF MICHIGAN, 
MAY 1 1918 



TABLE 



IMPRESSIONS ET SOUVENIRS 

Pages 

Dans les bois 3 

Nuit d'hiver 21 

Voyage chez M. Blaise 35 

La Blonde Phoeb6 59 

Mon Grand-Oncle 75 

Dialogues et fragments philosophiques , par Ernest 

Renan Ill 

Le TheAtre des raarionnettes de Nohant 123 

La Laiti^re et le Pot au lait 181 



MELANGES 

• 

A propos de la Nouvelle letlre de Junius 209 

La Flore de Vichy, par Pascal Jourdan 217 

Mes Campagnes, par Pauline Flaugergues 221 

VOffrande 249 



286 TABLE 

Charles Duvernet 255 

Souvenir d'Auvergne 259 

Michel Levy ' 269 

Au Village, par J. Gotthelf 277 



IMPRIMBRIB CENTRALE DBS CHEMINS DE FER. — A. CHAIX ET €'% 
RUB BERGERE, 20, A PARIS. — 10828-7.