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(EUVRES COMPLETES
DE
GEORGE SAND
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CALMANN LfiVY, fiDITEUR
CE UVRES COMPLETES
DE
GEORGE SAND
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JEANNE
JOURNAL D'UN VOYAGEUU
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LBTTKBS d'UN VOYAGEUR.
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PARIS. — Impr. J. GLATE. — A. QUANTIN et C3*, rue St-Benolt, — (1 488j
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PAGES
PAR
GEORGE SAND
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.1 C * L
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PARIS
GALMANN LEVY, EDITEUR
ANCIENNE MAISON MICHEL LfiVY FRfeRES
RUB AUBER, 3, ET BOULEVARD DBS ITALIENS, 15
A LA LIBRAIRIE NOUVELLE
1877
Droits de reproductiou et de traduction r^serv^s
IMPRESSIONS
ET SOUVENIRS
MNS LES BOIS
Le temps, toujours admirable, nous a permis
de retourner dans les bois. J'^tais curieux de
d^finir la scabieuse, qui y fleurit encore en plein
Janvier. Et je ne Tai pas d^finie. EUe offre des
caractferes qui ne s'accordent avec la description
exacte d'aucune espfece enregistr6e dans les
nomenclatures, et, comme je n'ai pas la pre-
tention d'en faire une esptee nouvelle, comme
elle esf probablement des plus vulgaires, jesuis
forc^e d'attribuer les anomalies qu'elle me pr^-
sente aux anomalies de la saison, qui lui procure
une floraison intempestive. Le fait est sans
25>'^0''
4 DERNI&RES PAGES
importance; mais ce qui en a davantage, le
void : les manuels de botanique negligent trop
de nous dterire les divers 6tats par lesquels
passe la plante avant d'arriver k Tanth^se. lis
ne la consid^rent qu'^ cet 6tat de complet
d^veloppement , puis ils sautent aussitot k la
fructification complete, qui leur sert k la classer ;
mais, de ses ^tats intermediaires et surtout de
ses premiers efforts vers la floraison, il est bien
rare qu'on nous parle, et il faut que Texpe-
rience suppl^e a Tabsence de certains carac-
tferes essentiels, ou k la presence de certains
autres qui disparaissent k mesure que Tanth^se
s'effectue. Tout le monde salt le role que joue
la spathe, cette longue enveloppe boliac^e qui
sert k prol^ger les ombelles naissantes de Tan-
g^lique et des plantes de cette tribu . C'est ce
qu'on est convenu d'appeler une provision de
la nature, n'en d^plaise k ceux qui lui refusent
toute prevision et toute conscience d'elle-merae.
La spathe se d Rehire ou se d^roule juste au
moment ou la fleur a besoin de depouiller ce
lange solide et frais, qui des lors se retire en
se contractant, se s6che ou se roule , et parfois
tombe tout k fait, Le bouton de certaines papa-
DANS LES BOIS 5
v^rac^es est prot^g^ par un proc6d6 de v6g6tation
plus curieux et plus simple encore. Les p6tales
pliss^s et enroul^s dans un calice pointu, form6
lui-memede sepales p6taloides enroules, poussent,
d^tachent et jettent par terre cet entonnoir com-
plaisant qui a rempli sa mission. La nature, qui
sait se pourvoir de ce qui lui est nfcessaire, se
d^barrasse de ce qui lui devient inutile. Je sais
bien que des savants tr^s-consid^rables disent
le contraire ; ils basent leur raisonnement sur
des fails d'exception qui, k mon sens, confirment
la regie.
Mais je ne suis pas 1^ pour philosopher ; je
demande humblement des livres qui, sans etre
des traites trop lourds, tiennent compte, dans
la description sommaire, de toute Texistence de
la plante. Le physiologiste qui ne s'attacherait
qu'aux r^sultats de i'age mur, sans avoir jamais
6tudie Tenfant, ne connaitrait pas la race hu-
maine.
L'^tat de la v^g^tation libre est, cette ann^e,
tres-digne d'observation . HMe en apparence
par une chaleur exceptionnelle , elle ne Test
r^ellement pas beaucoup. Les fleurs qui s'en-
tr'ouvrent ne sont que des ileurs qui s'etaient
6 DERNIERES PAGES
fornixes h rarrlfere-saison et qui n'ont point ren-
contre Tarrfit de d^veloppement des gel^es d'hi-
ver. Les genets pileux, qui fleurissaient encore le
mois dernier, n'ont pas fait apparaitre un bouton
nouveau. Les bois sont loin de bourgeonner
comme les arbres de nos jardins; Ik oil la nature
est livr^e a elle-m6me, elle ne se trompe pas
tant qu'on croit.
Mais ce qui m'a frappS dans cette promenade,
c'est un surcroit de precaution, c'est-i-dire de
v6tement, dans ces fleurs tardives qui ont tra-
verse les premiers froids sans perir. Les calices,
les involucres , les spathes , les bractees , tout
Toutillage de Temmaillottement des boutons a
pris des proportions doubles, en longueur et en
epaisseur, de leurs conditions ordinaires. Les
feuilles decouples restees vertes se sont effilees
et dechiquetees au deli de leurs habitudes,
comme pour offrir moins de prise aux intemp^-
ries, Les feuilles caulinaires qui se sont hasar-
dees k sortir de terre sont presque k Fetat
coriao^. En somme, si la plante cultiv^e obeit
aux soins de Thomme, si les jeunes bl^s sem^s
tardivement et pouss^s d'engrais regagnent le
temps perdu, si les plantes d'utilite ou d'orne-
DANS LES BOIS 7
ment se pressent de profiter de leurs abris et
semblent compter qu'on les pr&ervera de tout
dommage, la Flore sauvage ne fait pas les im-
prudences dont je m'effrayais il y a quelques
jours; tout est rentr^ dans Tordre au fond des
bois. Excepts Erica scoparia, qui vient k son
heure, les bruy^res ne s'appretent pas a fleurir.
Leurs nombreuses legions pourraient cependant
braver de mauvais jours, sans danger de com-
promettre les esp^ces. J'ai pu, cette fois, en
compter cinq dans une r^ion ou les nomen-
clateurs du centre ne les savent pas r^unies:
Erica ou calluna vulgaris, E, einerea, E. sco-
faria , E, tetralix , E. vagans. II se pourrait
bien que, dans une nouvelle exploration, je
vinsse h trouver ciliaris, qui n'a pas 6t^ signal6e
chez nous. Alors, nous aurions tout le genre
reuni dans la mSme locality.
Vous croyez que j'ai pris la plume pour vous
parler botanique ? Pas du tout, je signale mal-
gr6 moi la situation florale, car je comptais
parler des souvenirs et des reflexions qui me
sont venus sur un sujet bien difiKrent.
Oh ! oui, bien difFi6rent, car bien diverses sont
les destinies humaines et les preoccupations des
8 DERNlfeRES PA'GES
esprits. Celui-ci, enferm6 dans le cercle d*une
modeste existence, s'en va, comme moi aujour-
d'hui, marcher tout un jour pour savoir si telle
ou telle fleurette habite telle ou telle lande. —
Et celui-li, celui k qui j'ai pens6 aujourd'hui
et dont tout Tunivers va parler demain, s*est
agit6 toute sa vie pour r^aliser les r^ves super-
stitieux d'une ambition demesuree. II y a des
hommes qui ne peuvent se passer de dominer
les autres. II en est qui n'aiment pas k contra-
rier un brin d'herbe. Tous les gouts sont, dit-
on, dans la nature, mais quels ablmes entre les
diiKrents types humains !
Quand j'ai lu hier dans un journal que Fetat
du malade de Chislehurst ^tait grave, j'ai senti
qu'il ^tait mort au moment ou nous iisions
cette d^peche. « N'^tait-ilpas dej^mort k Sedan?
Pourquoi ne s*y est-il pas fait tuer?» s'terie-
t-on de toutes parts. — Sans doute il a manque
1^ une belle occasion de mourir, mais la raison
qui la lui a fait manquer est bien simple : un
mort ne pent pas courir k la mort.
II y avait d^jk trois ans que Napoleon III
n'existait plus. Les 6v6nements n'agissaient plus
sur lui que comme la pile de Volta sur un ca-
DANS LES BOIS 9
davre. Ses vell6it(^s lib^rales de la derniere
heure ^talent, dans la situation ou il se placait,
des illusions que le raisonnement ne controlait
plus. La guerre avec la Prusse ne fut meme pas
une illusion, car il ne sut pas cacher que le
spectre de la defaite lui ^tait apparu et Femme-
nait fatalement -^ sa perte. Alexandre Dumas fils
a dit qu'en se rendant prisonnier, il crut sauver
son arm6e et la France. Cette illusion 6tant
insens6e, elle est possible chez un moribond
dont r^me flottante n'est plus capable de l^chete
ni d'h^roisme, et ne distingue plus le songe de
la reality.
Au resle, pour qui aurait etudi^ de pr^s,
sans prevention d'aucun genre, toute la vie de
cet homme funeste, je crois que Tobservateur
se serait assur6 d'une chose nouvelle k dire,
mais ancienne dans Thistoire : c'est que certains
personnages historiques n'ont pas eu de libre
arbitre et n'ont pas exists dans Facception que
nous donnons au mot existence comme con-
science de la vie. Celui-ci a et6 traits d'homme
cliim^rique. Le mot est juste s'il designe un
cerveau nourri de chimferes, encore plus juste
s'il d^peint un etre probl6matique, insaisissabie
1.
i^ »IIFIEfiES PA&E5
a TafMilTse. Moi, j€ dirai simplenajoai ranpres-
sioo 4pi'li m'a eansee persoiiiieOien»eiQi.
Au teaxps de Bam. par correspoodajBrae, ecri-
tare et T^dstU<m <f on jean-e hooaisie sibs ener-
gie, ckimiiae par ime Tiskffl ^^rpqae, tisioq
coQ«pae d^ Tenfaiiee, €ii!ret^iaie par un entioa-
ra^e dont Q sobtsait b prsssksa arec mie bs-
sHude resi^ifiiee ; pomt d'iDstmctioD iieeDe, beaa-
coop dlntellig^ice^ les rodiments et menie les
^dairs d'lm genk plntut litteraii^ qoe philoso-
phiqae et plntut philosophiqoe qoe pditiqiie.
Sante perdae, fitalite chancefaLnte, inegale, sas-
peodae par momeDts avec des reflux d'eipan-
skm et des refoolemeots doakxueax. Point
d^amertome cepeodant, point de rancones, peu
de ooorroux ; trop contemplatif pour ^tre pas-
skmne ; aimable, aimant, fait pour ^tre aime
dans Tintimite, desinteresse de tout pour son
OHnpte, et pourtant — voyez quels cootrastes
formidables ! — capable des jJns grands crimes
politiques^ parce que ses notions de droit hu-
main diffi^raient entierement des nitres.
Quand je lui ai parl^, quand je Tai vu k
r£lyste, deux fois en une semaine, j'ai 6i^
compl^tement abus^ par lui, et ensuite, me
DAKS LES BOIS H
croyant jou^e, je n*ai plus voulu le revoir. J'ai
quitt^ Paris et manqu6 k un rendez-vous donn6
par lui. On ne m'a pas dit : « Le roi a failli
attendre, » on m'a 6crit : « L'empereur a attendu. »
Mais j'ai continue k lui ^crire quand j'esp6-
rais sauver une victime, ci commenter ses r^
ponses et k Tobserver dans tous ses actes ; je
me suis convaincu qu'il n'avait voulu jouer per-
sonne; 11 jouait tout le monde et lui-m6me. II
croyait k ce qu'il disait; mais, se regardant
comme unique moyen de salut, comme Tinstru-
ment investi d'une mission inevitable, ne se
sentant pas T^nergie physique et morale ntees-
saire, mais comptant la trouver dans Tarrange-
ment fatal des circonstances, il adoptait toutes
les id6es qu'on voulait lui sugg^rer, sous forme
d'oracles : « Alions toujours ! se disait-iJ; si telle
chose est impossible, je passerai k une autre, et
si elle est mauvaise, le r^sultat me Tapprendra. »
L'exercice du pouvoir absolu aidant, cette illu-
sion de jouer k pile ou face avec les ^v^nements
devint une monomanie, et le fatalisme tran-
quille et patient prit toutes les apparences d'une
force et d'une habilet6.
L'habilete ^tait nulle. L'homme ^tait na'if sous
12 DERNIERES PAGES
son air contenu et r^flechi. II ne posait pas
comme son oncle. II n'avait pas appris k se
draper dans la toge antique. II 6tait petit, vout^,
fl^tri, et ne cherchait point k paraitre majes-
tueux. Louis Blanc, qui Favait vu k Ham, lui
avait trouv^ un profil et un regard d'aigle en
cage. Le regard d'aigle avait disparu quand je
le vis ; la cage ^tait rest^e; quelque chose d'in-
quiet, de contraint, de timide, qui se resolvait en
expression affectueuse et triste. Je n ai pas k ra-
conter ici les paroles ^chang6es entre nous sur
le rdle qu'il jouait k cette 6p6que. Je n'ailais
point le voir pour Tinterroger. Jl me r^pondit
quand meme et ses promesses ne furent point
tenues. Mais je trouvai une grande sensibility
et une spontaneity de bonne resolution qui me
frappferent vivement. Je crus, pendant une
quinzaine, qu'il r^parerait tout et qu'il lutterait
v6ritablement pour tout reparer. Je me m^fiais
de son Anergic, elle fut au-dessous de ce que
j'attendais. La persecution ne se relacha k regard
de quelques-uns que pour peser plus cruellement
sur le grand nombre. Une pretendue, une fausse
raison d'fitat frappa d'impuissance Thomme de
sentiment qui deplorait, dans le principe, les
DANS LES BOIS 13
moyens dont on s*etait servi pour lui donner le
pouvoir, qui paraissait en ignorer les exces,
etre pr^t k les d^savouer. II ne desavoua rien
et accepts avec une l^che douleur les meurtres de
la rue et les iniquit6s de la persecution dans toute
la France. Lui, sans haine et sans ressentiraent,
chevaleresque au besoin quand il s'agissait d'ou-
blier une injure personnelle, il servit les haines
aveugles, les vengeances odieuses, je ne dirai
pas d'une classe de citoyens, ce ne serait pas
vrai, mais de la legion de ces gens de proie
qui, dans toute locality et en toute circonstance,
sont sur la br^che dans les mauvais jours pour
d6noncer, maudire et calomnier leurs ennemis
personnels ou seuiement les adversaires dont
ils redoutent Tinfluence et la moralite. C'est k
ces meneurs de reaction qu'au grand scandale
et k la grand e tristesse des honn^tes geris de
tous les partis, Taveugle souverain, gris^ par le
succfes du premier plebiscite et n'en comprenant
pas les causes profondes, se fit Tesclave et
Toblig^ des moyens apparents de son succ^s. II
ne comprit pas qu'il pouvait etre humain sans
danger. En cela com me en tout, il se trompait.
II se trompait comme se trompait le parti radi-
14- DERNIERES PAGES
cal en attribuant T^lan du vote des campagnes
k la pression des menfeurs. Cette pression exis-
tait, mais elle ^tait parfaitement inutile. La
l^gende napol^onienne et Teffroi d*une r^publi-
que sans force et sans union servaient TEmpire
en d6pit de ses agissements sans pudeur.
L'Empire ^tait proclam^, je ne saurais dire
fond^ ; le titulaire en sapait la base lui-m6me
en montant sur ce pa vols souille que lui ten-
daient les mauvaises passions. N6 honn^te
homme, il se faisait porter en triomphe par des
ambitieux d^pourvus de tout scrupule. Ce qu'il
y avait d'impur dans la nation frangaise allait
travailler pour lui et le rendre solidaire de tout
le mal commis et k commettre. La France passa
condamnation. Et alors il se crut grand et fort.
II entreprit de grandes choses qui ne pouvaient
aboutir. II parut devoir mener h. bien tout ce
qui rdpondait au sentiment public. Homme k
principes erront^s, il gouverna une nation qui
manquait de principes et qui'mettait un idt^al
de prosp6rit6 romanesque k la place de la vraie
civilisation, le succ^s et la chance k la place
du droit et de la justice.
C'est done par le sentiment seul qu'il pouvait
DANS LES BOIS 15
la conduire ; il Tavait compris un iilstant en
voulant sauver Tltalie. II manqua de confiance
pour son d^noument et tomba au dernier acte.
D^a lors son 6toile p^lit, et il ne la vit plus.
Peut-6tre cessa-t-il d'y croire, peut-etre cet illu-
mine devint-il sceptique ; son intelligence ne
pouvait survivre k une telle transformation. 11
commenga k mourir durant la guerre du
Mexique,
La France Tavait trop accepts, elle ^tait deve-
nue chimerique comme lui, elle partagea sa
decadence en la precipitant. Elle se trouva
d^sorganisee , anarchique et sans conscience
d'elle-ra6me. Elle le maudit avec exc^s quand
elle se vit perdue, Timplacable colere ne s'avoua
pas qu'elle 6tait trop tardive pour ^tre digne.
Une colore plus logique et plus noble fut
celje de Victor Hugo, qui, d^s le d^but, lanc^a le
plus Eloquent de ses anathfemes h Napoleon le
Petit. Mais le grand poete romantique n'eut pas
ici le sens suffisant de la r^alit^. Son chef-
d'oeuvre restera comme un monument litt^raire,
il n'a pas de valeur historique. Napoleon III
ne m6rita jamais « ni cet exc^s d'honneur ni
cette indignity » d'etre traits comme un mons-
J6 DERNIERES PAGES
tre. II ne m^rita pas davantage d'etre rabaiss6
jusqu'i Fidiotisme. II eut, comme liomme priv6,
des qualit^s reelles. J'ai eu Toccasion de voir
en lui un c6t^ vraiment sincere et g^n^reux.
II eut aussi un reve de grandeur frangaise qui
ne fut pas d*un esprit sain, mais qui ne fut pas
non plus d'un esprit mediocre. Vraiment la
France serait trop avilie si elle avait subi pen-
dant vingt ans la toute-puissance d'un cretin
travaillant pour lui seul. II faudrait d^sesp^rer
d'elle k tout jamais. La \6rM est qu'elle prit ce
mdttore pour un astre et ce songeur silencieux
pour un homme profond. Puis, quand elle le
vit succomber k des desastres qu'elle eut du
pr^voir et pr^venir, elle le prit pour un Mche.
II ne retail pas, il avait un courage froid et je
ne crois pas qu'il tint k la vie. II se sentit 6cras6,
d^sillusionne de son role, peut-6tre las de lui-
meme.
On a sans doute conspir6 beaucoup autour de
lui dans son dernier exil. On dolt avoir h^t6 sa
fm en stimulant ce reste de vie, qui fut employe,
des gens bien inform^s me Tont dit, devinez k
quoi ? k faire des paysages k Taquarelle qui lui
plaisaient beaucoup.
DANS LES BOIS 17
II s est cru Tinstrument de la Providence. II
ne tut que celui du hasard. Le parti, d'abord
minime, et tout k coup immense, qui le porta
au faite du pouvoir ne fut meme pas un parti,
si, par Ik, on entend une fraction de nation
ob6issant k une doctrine, k un systeme , k une
croyance quelconque. Ce fut un essaim d'aven-
turiers d'abord, et puis une rt^uuion d'int^resses
sp6culant sur Taventure, et puis Tengouement
soudain des masses, degout^es d'une republique
en dissolution. La France, devenue industrielle
sous Louis-Philippe, n'^tait pas redevenue poli-
tique; ne sachant pas se gouverner elle-meme,
elle se jeta dans Tinconnu. Laj^publique s*^tait
suicid^e en juin pair une eifroyable scission entre
le peuple et la bourgeoisie. Nous n'^tions plus
dignes de la liberty. L'inconnu Strange, triste,
poli et froid, passait dans la rue sur un cheval
dress6 aux courbettes. Je lui trouvai,ce jour-lk,
le profil de don Quichotte. Des gens, arriv(5s k
ce spectacle pour le siffler, Tacclamerent ; jenai
jamais six pourquoi. Une sorte de vertige s'etait
empar^ de ce Paris des boulevards qu'il avait
mitraill6 la veille. Ce fut un triomphe. II en
parut 6tonn^, et peut-etro, car il avait ses mo-
J8 DERNlfeRES PAGES
ments d'esprit et de malice discrete, compriMl
qu'il devait cette ovation k la gr&ce de son che-
val. Paris est artiste, Paris est enfant. Paris est
sublime et niais, admirable aujourd'hui, absurde
demain. II vit cela et il osa, lui qui avait un
grand fonds de timidity modeste. On le voulait
impudent, il le fut. II commanda, dit-on, son
manteau imperial. Des ouvri^res 6taient occup^s
k en broder les abeilles d'or, qu'il disait encore
k ceux qui le poussaient en avant : « Non, je ne
trahirai paslaR^publique! » Etle merveilleux de
Taffaire, c'est qu'il le disait de bonne foi. II
etait dupe de lui-meme jusqu'au dernier moment.
On le persuadait lout d'un coup, en lui montrant
le succfes obtenu en d^pit de son inaction, de ses
scrupules ou de sa gaucherie. II se disait alors:
« C'est ma destin6e, done c'est mon devoir. »
Et rien ne comptait plus dans sa conscience ni
dans sa memoire. C'^tait le fanatisme d*un autre
si^cle mettant Taigle dans le nimbe k la place
du calice. II ne connaissait pas le remords, pou-
vant toujours se dire : « Ce n'est pas moi qui
Tai voulu; c*est la fatality qui me commande. »
Ce portrait n*a pas la pretention de s'imposer
k rhistoire. II sera ni6, discut^, refait de mille
DANS LES BOfS 19
mani^res ; moi, je le crois , non bien fait, mais
ressemblant. Je Tai reconstruit en me prome-
nant dans les bois et en me rappelant Tensemble
des details qui m'ont frapp^. Le premier venu
des etres humains est tr^s-difficile k connaftre
et ^ classer. Le plus difficile de tous est celui
dont la vie a ^t^ Vobjet de T^raotion et de la
curiosity publiques. Ni la haine ni Tengouement
n'ont pu le juger.
De grandes prosp^rit^s apparentes, cachant des
plaies profondes et des cataclysmes imminents,
caract^risent les deux r^gnes des deux Napoleon,
essentiellement dissemblables. La ressemblance,
c'est que T^toiJe des Napoleon est terrible. C'est
le fatalisme oriental servi par la l^geret^ fran-
gaise, et, si Ton me dit que j'ai parl6 du trepass^
de Sedan avec trop d'indulgence, je r^pondrai
ceci pour me rdsumer : « Le grand coupable, c'est
Tesprit aventureux de la France. » Je voudrais
avoir encore plus de bien k dire du caract^re
priv6 de Napol6on III ; je voudrais pouvoir affir-
mer qu'il a M ang^lique , irr^prochable , servi
absolument malgr6 lui, qu'il fut tout k fait
tromp6 sur la nature des infamies commises
pour le triomphe de sa cause, comme il fut
20 DERNlfeRES PAGES
tromp6 snr la possibility de soutenir Teffort de
rAllemagne. — Et devant cet homme investi du
pouvoir supreme, homme parfait, je le suppose
tel, qui ne sait pas, qui ne voit pas, qui marche
dans un reve, qui dispose d'une nation dont il
ignore les ressources et dont il contrarie les
besoins en lui supposant ceux qu'elle n'a pas,
je crois qu'il y aurait enfin k reconnaftre que
le meilleur des hommes pent etre le plus funeste
des souverains, que remettre les destinies de
tous k un seul est Facte le plus coupable et le
plus insens6 que puisse commettre un peuple
civilis^. Ah ! nous sommes des Frangais du dix-
neuvi^me sitele, et nous voulons encore nous
payer « des enfants du miracle »: Henri V, le
futur sauveur ; des « hommes du destin » : Napo-
leon le foudroy6 ; des empereurs « a mission » : Na-
poleon le n^faste ! Continuons ! Apr6s Waterloo
et Sedan, 11 y a encore des abimes pour nous
reposer de nos gloires, de nos splendeurs et de
nos f(§tes.
NUIT D'HIVER
II faudrait pourtant bien nous amuser un
brin, me dit mon frfere. A-t-on jamais pass^ un
plus triste carnaval ? Le baron a parle politique
toute la soiree, et le voili qui va se coucher k
dix heures du soir, me laissant \k, moi qui ne
suis pas gris, avec toi qui n'espas gaie.
— Je suis gaie quand on me rend gaie. Tu
es charg6 d'avoir Tinitiative. Voyons, que veux-
tu faire de gai, k dix heures, quand toute la
maison dort?
— Iln'y arien de gai a faire ici. Allons nous
promener*
22 DERNI^RES PAGES
— A cheval? II fait diablement froid. Quant
k la voiture , il faudrait que Vincent se lev^t;
je doute qu'il goute la proposition.
— Prenons tout simplement la clef des champs.
— Soit. Ou allons-nous?
— Nous irons relancer Duteil, qui trouvera
quelque chose de drole.
— Alors, nous allons k la ville ?
— Nous y allons.
— II faudrait etre d^guis^s !
— D6guisons-nous. Je vais mettre le costume
de paysanne que tu m'avais prepare dimanche
dernier. Toi, prends le costume de gargon, tu
seras mon petit frere.
Un quart d'heure plus tard, nous nous re-
trouvions au salon, lui habill6 en femme, moi
en gamin, gros pantalon de drap, gros souliers
ferreS) blouse de roulier sur un gros gilet de
laine tricot^e, les cheveux caches par un bonnet
de coton bleu k haute meche rouge, le masque
attach^ k la boutonni^re.
— Si nous faisons du bruit , dis-je k mon
frere, nous n'irons pas loin. Le baron ne voudra
pas que tu m*emm6nes.
NUIT d'HIVER 23
— 11 n'en saiira rien; et d'abord, nousallons
sortir par la fenetre. Je t'aiderai a sautei*.
— Ge ne sera pas la premiere fois.
Nous voila sur la route. Un froid de loup. La
gel6e craque sous nos pieds. Mais la nuit est
claire et las 6toiles sont gaies.
Nous prenons k travers champs, c'est le plus
court. Nous gagnons le chemin de Montgivray.
Le pont li'est pas raccommod6, mais la riviere
est prise. Nous la passons sur la glace en deux
endroits. Apres une petite heure de marche,
nous arrivons k la ville par le chemin qui longe
le cimeti^re, et nous montons la rue des Capucins.
Tout dort. L'horloge sonne la demie aprfes onze
heures. La ville est muette. Pas une lumierc
aux fenelres, pas un chien dans les rues, pas un
r6verb6re allume. C'est comme tous les jours.
Mais, en approchant de I'hotel Saint-Germain^
nous entendons les violons et les cris des dan-
seurs de bourr6e. C'est le bal des ouvriers. Nous
mettons nos masques, nous payons six sous cha-
cun et nous entrons»
Personne n'est deguis6. Notre entr6e fait sen-
sation. On nous traite de chienlits. Nous prenons
place k la danse, moi faisant Thomme et con-
24 DERNlfeRES PAGES
duisant ma colossale danseuse dont on com-
mence k s*6merveiller.
— La belle femme ! dit Tun.
— (la ? c'est un homme.
— Mais non. Qa danse tres-d6cemment.
— Et puis ga a le cou blanc comme du lait.
G'est une femme, et pas paysanne du tout.
Le docteur Verneuil, qui est le coq de village
des belles ouvrieres, se trouve fort intrigue. II
ne reconnait pas celle-la. II me bouscule pour
arriver jusqu'i elle. Je lui campe un soufflet.
II veut me battre, mon frere me prot^e. J'in-
vite Ursule, qui me reconnait avant que je lui
aie dit un mot, et qui me garde le secret. On
trouve que nous dansons la bourr6e en vrais en-
fants du Berry. Done, nous ne sommes pas des
Strangers.
L'incognito m'encourage. Je me livre a des
lioritures chor^graphiques dans le bon style du
pays. Le succ^s augmente , mon fr^re fait des
graces inouies. Nous improvisons une monta-
gnarde tr6s-applaudie. L 'assistance s'6crie, en-
thousiaste :
— Cest des Auvergnats!
Mon masque tombe. Je continue sans m'en
NUIT d'hiver 25
apercevoir, mais personne ne me reconnait. lis •
sont tous si loin de penser k moi ! Pourrait-on
jamais supposer...? Et moi-meme, personnage
grave en dedans, et en possession d'un sang-
froid souvent mis k T^preuve, je ne pense pas
que ce soit moi. Non, ce n'est pas moi, c est Tau-
tre. C*est le petit qui s'amuse, comme dit mon
Mre.
Les ouvriers sont trfes-bons camarades avec
nous. Au fait , beaucoup d'entre eux sont des
camarades d*enfance. Fils d' artisans souvent em-
ployes chez notre grand' m6re lorsqu'elle fit b^-
tir une grande partie de la maison inachev6e,
ils ont travaill6 chez nous avec leurs parents
magons, peintres et charpentiers, et se sont vo-
lontiers deranges de leur t^che pour courir avec
nous dans le jardin, grimper aux arbres et pi6-
tiner les plates-bandes. lis ont fraternellement
partag6 les coups de balai et les arrosades que
nous administrait le jardinier. Ils pourraient fort
bien nous reconnaltre et se declarer enchant^s
de notre visite. Mais ces bals d! artisans y comme
on dit ici, sont hantes par des h^t^rog^nes, les
jeunes bourgeois du cru epris des graces de nos
grisettes. Dame, elles sont jolies et d'humeur
2
i26 DERNIERES PAGES
leg^re! elles aiment mieux les messieurs qui
ont des bottes et des cols de chemise que les
pauvres tabayons (porteurs de tabliers de cuir).
Ceux-ci epousent, pourtant; ils ont done grand
tort de permettre Tentr^e de leur bai k ces jolis
cceurs .
Mais nous ne sommes pas venus 1^ pour faire
de la morale. J'ai remis mon masque, mon fr^re
n'a pas dt6 le sien; nous nous esquivons, cai
nous voulons que Duteil nous aide k faire quel-
que chose d'excentrique et nous allous le trouver.
Tout est ferm6, tout dort chez lui. Nous chan-
tons une romance sous sa fen^tre. II reconnait
nos voix , se l^ve en prenant soin de ne pas
eveiller sa femme , descend et, sans t^moigner
aucune surprise ;
— Or done, dit-il , qu'est-ce que nous pour-
rions faire de gai ?
— C'est ce que nous venons te demander*
— Faisons quelque chose de bfite.
— Qb. ne changera rien k nos habitudes.
^— Si fait, il y aura premeditation.
— Eh bien, insultons les passants.
•^ S*il en passe !
NUiT d'hiver 27
— R^veillons les gens paisibles. Sonnons aux
portes.
— C'est bien connu, mais c'est toujours bon.
— Non, non ! attendez , voilJi M. Cuinat qui
rentre chez lui. Arr6tez-le et mystifiez-le un
peu. Moi, je me tiens a T^cart, ou mieux, je vais
chercher un d6guisement, car on ne peut rien
faire sans cela.
II court, je ne sais oil, et nous allons k la
rencontre de notre vieux ami M. le maire. Mon
frere se jette dans ses bras en lui demandant
aide et protection et lui fait une histoire d'enl^-
vement k laquelle le bonhomme ne comprend
rien. Nous le suivons jusqu*^ sa porte, qu'il
nous ferrae au nez en nous menagant des gen-
darmes, disant qull ne sait pas si nous sommes
des voleurs ou des farceurs. Duteil revient avec
une vieille robe de chambre et un bonnet de
nuit k rosette. 11 a Fair du Malade inlaginaire.
Nous parcourons les faubourgs en aboyant. Du-
teil a un talent extraordinaire. II connait la note
qui irrite le chien le plus paisible et le plus en-
dormi. De proche en proche, la clameur gagne,
et bientot tons les ^chos de la ville ne forment
plus qu'un hurlement entrecoup6 de grincements
28 DERNIERES PAGES
furieux. La police s'en ^meut et intervient en la
personne du valet de ville.
— Pourquoi ce tapage nocturne, messieurs?
— Croyez-vous, lui repoad gravement Duteil,
que je veuille avoir le dernier avec des chiens ?
Cette bonne raison persuade Tagent, qui nous
laisse continuer. Nous crions sous les fen toes
de la bourgeoisie , appelant chaque citoyen par
son nora. Plusieurs s'^veillent, ouvrent leur
fen toe et demandent ce que nous leur voulons.
— C'6tait simplement pour savoir si vous
n'^tiez pas morts, leur r6pond mon frfereJ
11 en est qui se f^chent et nous menacent on
sait de quoi. Nous n'attendons pas que Teffet
s*ensuive ; nous d^c^mpons pour passer k un
autre divertissement, qui est de contrarier les
couples amoureux qui rasent les murs, et dc les
suivre pas k pas en parlant entre nous avec ani-
mation, coijime si nous ne faisions nulle attention
k eux, nous arrStant quand ils s'arr^tent et re-
prenant le pas quand ils poursuivent, mais
sans cesser de causer k haute voix de nos pr6-
tendues affaires,
Un paysan qui a i^t& Bacchus, passe, dormant
sur sa bete qui dort aussi. Nous la faisons dou-
NUiT d'hiver 29
cement tourner de tete en queue, et elle em-
m^ne le bonhomme Dieu salt ou.
Tout cela nous a ramen^s au centre de la
ville; le bal est fini. Mon fr^re a soil et veut
entrer k Thotel Saint-Germain. Je m'y oppose.
Je le connais : s'il boit, il se grisera, et je serai
forc6e de revenir seule. Duteil m'approuve. Nous
lui permettons d*entrer k Pauberge, nous Tat-
tendrons k la porte.
Je suis un peu lasse, et j'ai encore six kilo-
metres k faire avant de retrouver mon lit, Je
m'assieds sur une borne. Duteil me fait vis-i-vis
de Tautre c6t6 de la rue, dtroite, comme on sait.
— Eh bien, me dit-il, vous etes-vous amus^e?
i— Beaucoup; et toi?
— Moi, je m'amuse d'autant plus que je re-
commence ce qui m*a amus6 cent fois.
— Cest assez profond, ce que tu dis Ik. C*est
toute une philosophic.
— Au fait..., oui, philosophons. Et, d'abord,
qu*est-ce que la vie?
— Un reve, disait le mar^cbal de Saxe, et il
ajoutait: « Le mien a et^ beau ».
— Belle parole pour un homme qui voit venir
la mort. Mais vous, vous et moi, si vous voulez,
2.
30 DERNIERES PAGES
que dirions-nous de notre r6ve, si le moment
etait venu de le r6sumer?
— Nous dirions qu'il a 6t6 gai.
— Le mien, oui. Quand je ris, je suis gai
j usque dans mes moelles. Mais vous, sainte tran-
quille ?
— Qu'est-ce que tu dirais, si je te prouvais
que je suis plus gaie que toi ?
— Voyons!
— Tranquiile ou contenu, le personnage que
je suis n'est pas d^monstratif, il ne fait pas de
bruit, il ne rit pas fort. Mais il s'amuse de
tout et toujours. Par exemple, me voili sous
Tapparence d*un gars berrichon; assise sur cette
borne et causant avec toi sur les trois heures
du matin par une jolie nuit d'hiver, quand je
pourrais etre chaudement roul6e dans mes cou-
vertures et dormant corame un loir. La chose
n'est pas plus plaisante que cela. EUe m' amuse
pourtant, non pas parce qu'elle parattra drdle,
personne ne doit en savoir un mot; elle m'amuse
parce qu'elle est le contraire de Tinaction, du
sommeil et de Toubli, trois choses qui n'existent
pas, puisqu'on ne les sent pas.
— Bien raisonn^, dit Duteil en se drapant
NUIT D'HIVER 31
dans ses loques. Done, vivre est tout et la vie
est un bien I — ami ! qu'en penses-tu !
II s'adressait k un passant attard^ et quelque
peu gris qui traversait notre dissertation d'un
pas in^gal, la tete dans les ^paules et le nez
dans son manteau.
Le passant s*arr6te, r^fl^chit un instant, et ri-
pond sans se troubler :
— La vie est un bien, tant qu'il y a du vin .
— Tiens, c'est *** ! Va te coucher, ivrogne !
tu as la figure sal^e et tu me donnerais envie
de boire si je te regardais plus longtemps. Sache
qu'en ce moment ma lyre est mont^e sur le mode
ionien et queje meprisetes joies grossieres.
— Avec qui parlais-tu done ? dit le quidam en
cherchant des yeux autour de lui.
— Avec les ^toiles du ciel, animal! Bonsoir.
II passe et Duteil reprend :
— Oui, la vie est un bien et chacun le sent;
mais le sage se rend compte de ses joies, et
peut-6tre le plus sage est-il celui qui, comme
vous, ma chfere amie, savoure sans bruit cette
liqueur dont les autres s'enivrent. On pretend
que la vie est pleine de maux, de perils, de
fatigues et de troubles. Parbleu ! nous en avons
32 DERNlfeRES PAGES
notre part souvent lourde ou irritante ; mais k
qui la faute ? Ce n'est pas celle do la vie ; c'esl
la notre, k nous qui oublions de vivre pour aspi-
rer k des plaisirs ou k des travaux qui la d6t^
riorent ou la d^truisent. A quoi songent tous ces
bourgeois qui vont se lever de grand matin pour
aller surveiller le rendement de leurs terres et
le prix courant de leurs bl^s ? Des terres ! avoir
des terres ! voili leur r6ve k tous, et voil^ pour-
quoi ils se privent de tout. Et la terre est la
pourtant, qui leur dit : « Je suis pr^cieuse et bonne,
parce que la vie est en moi. Mettez une poign^e
de moi dans un pot et seraez-y quelques petites
graines de reseda ou de violettes, je vous ferai
pousser de quoi vous enivrer des plus doux par-
fums. » Quant k nous, ch6re amie.vivons pour
vivre et r6jouissons-nous dans tout ce qui vit,
comme nous nous amusons de tout ce qui n'est
pas la mort. — Voyons! n'es-tu pas mort?
ajoute-t-il en voyant revenir mon fr5re.
— Partons, dit celui-ci. Ne viens-tu pas nous
reconduire un peu?
— Si fait bien. Je vous reconduis jusqu'Ji
Montgivray. J*ai besoin de prendre Fair.
L'id^e est Strange, car nous Tavonspris toute
NUiT d'hiver 33
la nuit. Mais, chemin faisant, il nous d^montre
que Fair qu'on prend sans y faire attention et
en pensant k autre chose ne vivifie pas comme
celui qu'on prend pour le prendre. La nuit est
plus douce k mesure que la lune monte dans un
grand lac de petites nuees blanch^tres. Nous
suivons les m^andres de la riviere glacee, que
horde une frange diamant^e. Le courlis sanglote
dans les roseaux dess^ch^s. On dirait d'un petit
enfant abandonn6 dans les lierbes du rivage. La
solitude est absolue. Les arbres jettent leurs
ombres greles sur le sentier de telle fagon qu'on
16ve instinctivement le pied pour monter ou
descendre des escaliers imaginaires. On se dit
adieu au carrefour de la Groix-Blanche, mau-
vais endroit hant6 par les meneux de loups. Mais
Duteil nous raconte des legendes et nous le
reconduisons jusqu'au cimetiere, d'ou, i son tour,
il revient avec nous jusqu'au grand arbre. Enfin
on se s^pare, en promettant le secret sur mon
equip^e. Duteil s'^loigneen chantant k pleinevoix:
Ego sum pauper I
Et nous lui repondons en canon, jusqu*a la
sortie des Chottes. Alors, nous cessons nos chants
34 DERNI^RES PAGES
et nos rires, nous allegeons nos pas et nous
rentrons sans bruit par la fenfetre, comme nous
sommes sortis. II n'y a pas dc temps k perdre
pour dormir unc heure avant le r6veil dcs
bouviers et des nioineaux.
VOYAGE GHEZ M. BLAISE
A J.-N.
Je ne veux pas te priver du r^cit de cettc
memorable journ^e dliier ; tu nous avals predit
que nous d^jeunerions chez M. Blaise avec des
coquilles d'oeuf, pas m^me avec des coquilles de
noix, vu que ga se brule et que Tavare modMe
ne laisse rien perdre. Eh bien, nous avons pan-
tagrueliquement banqueU. II est vrai que la
chose n'a rien cout^ h notre h6te. — Hydrogene,
en nous invitant h dejeuner sur Therbe en pleine
valine Nobe, dans les prairies de son joli papa,
avait tout pr^vu et tout envoy6 chez lui. D'autre
part^ les convives appartenant k la famille avaient
36 DERNIERES PAGES
tous port6 quelque chose, caft, dessert, sucre, etc.
Nous sommes arrives, mon frfere et moi,
comme le dernier des quatre-z-officiers de Mai-
hrouck, c'est-k-dire ne portant rien, qu'un ter-
rible app6tit, excite par une longue course
equestre dans des chemins endiabl^s et Tair pi-
quant de la saison.
Comme nous entrions au galop dans la cour,
— il faut toujours se payer une belle entr6e, —
le premier objet agreable qui frappa nos re-
gards, entre un tas de fumier et une paire de
boeufs crott^s jusqu'i rtehine, fut celle que nous
avons baptisee « Rose-du-Bengale ». EUe avait
les manches retrouss6es jusqu'au coude et fouet-
tait une creme dans une ecuelle de terre. Aprfes
elle, nous apparut Caroline au long nez, k Toeil
noir, au teint vermeil. Rondelette et mieux que
jolie, charmante : elle remuait, au seuil de la
maison, une casserole d'ou s'exhalait un doux
parfum d'oignon et de graisse chaude.
Alors apparut Hydrogene, qui ne tenait rien
quo ses mains au bout de ses bras, mais en les
laissant pendre d'une si etrange fagon, que je
crus, 'k les voir si moUes et si flottantes, qu'il
secouait une paire de gants.
VOYAGE CHEZ M. BLAISE 37
— Dieu vous benisse ! s'6crierent-ils d'une
commune voix. Nous avons cru que vous aviez
oublie le rendez-vous.
— J*avais trop faim pour Poublier, r^pondis-je
en sautant sur le pav6, qui n'6tait pas tr&s-
propre et d*ou je fls jaillir je ne sais quel li-
quide noir k la figure de mes h6tes.
— Bah ! dit Hydrogene en s'essuyant, k la cam-
pagne I
J'embrassai ces dames, qui sentaient fort le
ragout, s'6tant mises bravement k Toeuvre et
devou^es au salut de tous :
^- Vous etes des anges, leur dis-je, et j'ai
lionte de ne savoir rien falre d'utile. Ne puis-je.
vous servir de marmiton 1
— Et moi de sommelier? dit mon frfere.
— Non, non, vous etes les invites, lui r6poii-
dit Rose-du-Bengale. Pourtant vous avez quelque
chose k faire : vous surveillerez le r^telier pour
que M. Blaise n'aille pas enlever le foin et
Tavoine qu*on donnera k vos chevaux et aux
notres. Votre sceur va fouetter la crfeme pendant
que j*irai mettre la broche.
EUe me conlia Tteuelle et disparut. Mais je
n'eus pas essay6 de ce passe-temps plus de deux
3
38 DERNlfeRES PAGES
minutes qu'il me sembla singuli^rement monotone
et que je posai T^cuelle sur la margelle d*un vieux
puits qui se trouvait Ik fort a propos. Tout aussi-
t6t un bataillon de guSpes vint brutalement
gouter la creme et s'y plonger comme des
sauvages qu'elles 6taient. Je les chassai, et j'allais
reprendre mon travail, quand arriva un groupe
d'abeilles discretes, proprettes, dories par le
pollen des ficaires fraichement ecloses. Avec
quelle gr^ce delicate elles tremp^rent leurs pe-
tites pattes dans la mousse sucr^e qui marbrait
les bords du vase !
— sages et honnfites ouvrieres,m'6criai-je; que
jene mange jamais de creme en neige, si je vous
derange avec ce balai impie, forme de branches
de groseillier I
Et je m'absorbai si bien dans la contemplation
de ces charmantes creatures descendues de
THymette pour m'inviter au repos, que la crfeme
ne prit aucune consistance et que Rose, en ve-
nant me demander compte du depot sacre, s*6-
tonna du peu de succ&s de mes efforts.
— II faut, lui dis-je, honteuse de mon oubli, que
ce soit le voisinage du puits et la fraicheur qui
s'en exhale qui aient contrarie Toperation,
VOYAGE CHEZ M. BLAISE 39
La boQne menagere se paya de cette raison et
sc rapprocha de la cuisine. Elle n'eut pas plutot
fouett^ pendant un quart d'heure et sue d*au-
tant, que le mets prit une consistance et uue
blancheur admirables. Hydrog^ne, qui etudie la
chimie, trouva une explication pour ce pheno-
mfene et je ne fus pas grond^e.
Je m*en allai promener mes remords dans le
verger* C*est un endroit d^licieux, ou volaient
ddiji les coliades et ou les grimpereaux tour*
naient gaiement autour des branches chargees
de mousses humides. Je ne sais pas si tu es venu
herboriser dans cet enclos, qui ne porte, en cc
moment du renouveau, aucune trace de pas
humains. Uu gazon, court et encore jauni pal*
les dernieres gelees, descend en pente rapide
vers le fond de la valine ou coule la Vauvre.
Plant^s en quinconce irr^gulier, de vieux arbres
k fruits, jadis tallies, aujourd'hui abandonnes k
leur libre croissance, ^tendent et entrelacent
ieurs rameaux anguleui au point de depart, de
mani6i*e k empficher la circulatioti. Puis, tout
k coup, i!s se redressent et s'^pailouissent en
bouquets vigoureux qui bientdt formeront une
voute de tleuhs.
40 DERNIEIIES PAGES
Je m'assis sur un de ces troncs noueux ; une
pluie line raouillait ines cheveux, qui se mireut
II pendre en saules pleureurs, comnie s'ils vou-
laient se meler au travail printanier de la vege-
tation. Le chant d'un coq rompait seul par mo-
ments le silence de la campagne encore erigour-
die k la surface. A travers le fouillis des bran-
ches, je decouvrais un des sites les plus melau-
coliques et les plus doux de notre vallee, les
eaux frissonnantes de la Vauvre avec ses buissoiis
de presle, ses prt^s coupes d'arbres et ses petits
moulins d'ou s'echappent de minces, filets de
fumee bleue. Pas un seul village, pas de clo*
cher, pas de maison bourgeoise, pas de ruines^
pas de routes, rien que des sentiers encaisses et
hordes d'epine, des troupeaux blancs sur des pr6s
verts, des ponts de bois sur la riviere, des oies
devisant gravement sur le sable des rives, des
horizons fermes d'arbres, rien pour le peintre,
rien pour le chroniqueur ; et, sur tout ce paysage
positivement simple et sans int^ret, planait
pourtant je ne sais quelle poesie qui sesent etno
peut guere se traduire. Est-ce le sentiment de
Tisolement intellectucl ? Peut-etre. On peut mar-*-
cher ici du matin a la nuit sans rcncontrer une
VOYAGE CHEZ M. BLAISE -41
trace de civilisation. Le pays est ponrtant cul-
tiv4 partout et plus habits qu'il ne le parait, les
nombreuses chaumi^res cachant leurs toils bas
et incolores sous les arbres ou dans les plis du
terrain. Mais la pens^e d'aucun des 6tres qui
sont li ne franchit les limites de son petit do-
maine. Le paysan est tellement identifie k la
nature, qu'il n'en derange pas la tranquille solen-
nit^ et qu*il ne semble point f)euplerla solitude.
Le sentiment qui s'empare de nous autres liseurs,
quand nous p^n^trons dans ces retraites boca-
geres, est celui-ci : le repos dans Toubli. Et,
ne fen d^plaise, si c'est une pens(^e egoiste, elle
est diablement douce et salubre.
J'en dtais Ik de ma reverie lorsque Hydrog^ne
arriva, avec ses mains. II se fit un siege d*un
arbre voisin et me narra Tbistoire de ce verger.
— La maison, dit-il, n'a jamais ^te qu'unc mai-
son de paysan riche, et mon grand-pfere n'etait
rien de plus qu'un paysan . Mais il avait amass6
du bien et fit planter ces arbres et bien d'autres,
car le verger s'etendait autrefois jusqu'au lit de
la riviere. II Tentoura d'un large foss6 dont vous
voyez les vestiges et son enclos passait pour le
plus riche du pays. Mais le grand-p^re cut qua-
42 DERNIERES PAGES
torze enfants qui ont partage les terres, d6meubl6
la maison et demembre la reserve. Les uns ar-
rach^rent les plants, les autres les laiss^rent
grandir incultes. Le tout fut morcele, coup6 par
des buissons, et, de Touvrage qui avait coute
tant de soins, il ne reste que ces vieux ar-
bres qu'on oublie plus qu'on ne les respecte,
mais qui, tout vieux qu'ils sont, dureront encore
plus que nous.
Duteil nous appela pour le diner. II n'6tait
plus question, a mon grand regret, de manger
sur riierbe. II pleuvait tout de bon, et le couvert
avait 6te mis dans une grande chambre k pla-
fond bas, aux solives noircies, avec une seule
petite fenetre. L'obscurit6 me rend toujours
triste et la pluie avait traverse facilement mon
petit v^tement de drap l^ger. Je vis alors une
scene curieuse en me rechauffant sous la haute
chemin^e. Hydrogfene la remplissait k la hite de
buches et de fagots. A peine avait-il le dos tourne
et le feu commencJait-il k flamber, que le joli
papa de notre ami, M. Blaise, approchait dou-
cement et emportait furtivement les buches. Le
fils revenait, et, croyant le combustible 6puis^,
remplissait de nouveau la cheminfe; tout aus-
VOYAGE CHEZ M. RLAISE 43
sitdt Ic papa recommengait k la vider. Heureu-
sement on Temmena k Vautre bout de la table
et je pus pr^enter mon dos k une belle flamb^e
qui egaya enfin le local.
— Heureux les avares ! pensais-je. lis n'ont
jamais froid ni faim. lis arrivent a surmonter
toutes les exigences de la nature et k se p^trifier
au physique comme au moral.
Gelui-ci est un type qui serait odieux s'il
n'^tait burlesque. Croirais-tu que je ne Tavais
jamais vu ? II s'6tait mis sur son dimanche pour
nous recevoir, c'est-i-dire qu*il avait son habit
de noces du Directoire, un drap jaun^tre use
jusqu*^ la cordc; un grand gi let jaune d'une
epoque anterieure, je crois, lui tombait jus-«
qu'aux genoux. Sa queue, ficelle d'un ruban im-
monde, remont^e par son grand collet d'habit
dans une position horizontale, allait caresser
Toreille de son voisin chaque fois qu'il tournait
la t^te, et 11 la tournait souvent, inquiet du z61e
que ses servantes, plus hospitalieres que lui,
mettaient k nous servir. II ne songea pas k pro-
fiter des douceurs culinaires qui ne lui coutaient
rien que le bois et le charbon. II refusa les mets
choisis qu'on lui offrait, disant qu'il n'avait pas
ii DERNIERES PAGES
coutume de manger le bien des autres et'que les
autres feraient sagement de penser comme lui.
Le repas fut copieux. Duteil s*6tait charg6 des
vins, et rc^ussit k en faire boire k M. Blaise. II
le poussa m6me si vivement, que Tavare finiL
par consentir k nous racoriter ses campagnes,
qui ne sont pas moins curieuses que sa personne.
— On pretend, lui dit mon fr^re, que vous
avez d^sert^ deux fois.
— C'est des mensonges ! r^pondit M. Blaise,
j'ai d^sert^ cinq fois. A dix-huit ans, je suis
parti dans la requisition des trois cent mille
hommes. A Angers, j*ai 6t6 incorpor^ dans la
legion nantaise, oil je me suis vite ennuy6 et
ou j'ai pris mon cong6 sous la semelle de mes
souliers. J'6tais royaliste et philosophe. Je ne
voulais pas me baltre. Les gendarmes m'ont
rattrap6 k Loches; ils ont voulu me persuader,
k coups de plat de sabre, que j'^tais bon
republicain et m'ont conduit de brigade en
brigade jusqu'^ Rennes, ou un reprfeentant
du pouple nous fit un discours pour nous
prouver que le jour de gloire ^tait arrive. Je
ne voulais point de gloire, moi, et je m'en
revins chez nous sans rien dire. On m'a fait
VOYAGE CHEZ M. BLAISE 45
repartir quatre autres fois. La derni^re fut la pire.
J'^tais couche, quand les gendarmes vinrent
pour me prendre, je me cachai sous le lit. Ces
gredins-li burent deux pichets de mon vin, tu^-
rent mes deux coqs et les mangferent sous mon
nez, en me jetant les os, car ils me savaient la
et s'amusaient k mes d^pens. Quand ils eurent
bien d^jeun^, ils firent semblant de s'en aller et
je crus pouvoir aller dans ma cour m' assurer du
deg^t qu*ils m'avaient fait. Mais ils s'^taient
caches derriere la grange, et, tombant sur moi,
ils m'attach^rent k la queue de leurs chevaux
qui avaient mang^ du vert. — Je vous laisse k
penser! Enfin, je regus mon cong6 et je me
croyais sauv6, quand on m'envoya deux m^de-
cins pour constater que j'^tais trop malade pour
«ervir. Je n'^tais point malade du tout, et je me
plaignais sans pouvoir dire ou j'avais mal. Alors,
ils m'ont signe un certiflcat bien drole qui disait :
a Nous avons trouve M. Blaise
De la legion nantaise,
Assis sur sa chaise
Fort mal h son aise,
» Parlant peu, maladroiteraent et sans raison. — En foi
de quoi, etc., »
3.
46 DEUN IE RES PAGES
— Ne nous raconterez-vous pas, lui dit Outeil,
pourquoi, k la GMtre et dans tout le pays, on
vous a surnomm^ Queue-de-veau ?
— C'est bien simple, r^pondit M. Blaise. Une
fois Iib6r6 du service, je songeai k me marier,
Je m'habillai de mon mieux et je me poudrai
tout k blanc avec de la belle manivolle *. Je
m*en allai trouver M. Mauduit k la GMtre.
)) — Qu'est-ce que vous voulez, monsieur
Blaise ?
» — Pas grand'chose, monsieur Mauduit. Jo
vous demande votre fille.
» — Ah!oui-da! monsieur Blaise! Pas grand'-
chose? Et laquelle de mes filles demandez-vous ?
» — Celle que vous voudrez, monsieur Mauduit ;
ga m'est ^gal.
)) La-dessus, il me prend par les 6paules,m'ar-
rete un petit moment sur le pas de sa porte,
et me pousse dehors. Voili tons les galopins de
la ville k me suivre en me criant :
» — Blaise, queue de veau ! »
» Je ne savais^ qui ils en avaient. Enfin, rentr^
chez moi, je m'apergois que M. Mauduit m'avait
pendu au dos une grande queue de veau. Je
1, Fleiir de farine.
VOYAGE CHEZ M. BLAISE 47
Tai vitement fait cuire et j'en ai din6 pendant
trols jours ; elle 6tait diablement bonne et le plus
b6te n'^tait pas moi.
M. Blaise devenait expansif, mais, au dessert,
apparurent certains pruneaux et certains froma-
ges qu*il crut reconnaitre comme siens, et, su-
bitement d^grise, il quitta la table pour aller
arrfiter le pillage.
Nous ne le revimes plus. La pluie avait cess6.
On alia causer et s'^battre au gu6 de la Vauvre;
• puis au moulin d'Angibault, qui est une d^li-
cieuse oasis de verdure et de belles eaux cou-
rantes. Enfin, comme la nuit arrivait, on rentra
pour monter i cheval et partir. Ma jument
CoUette 6tait fort impatiente de rentrer chez
elle. reus toutes les peines du monde k lui faire
attendre que Rose et Caroline fussent hissees en
croupe, Tune derriere son mari, Tautre derri^re
Hydrog^ne. Dans son empressement a nous aider,
Hydrogftne s'etait laiss6 choir dans le fumerioUy
et, comme mon fr^re Ten avait retired vite, il
voulait se jeter dans ses bras pour Ten remcr-
cier.
— Ne va pas m'embrasser au moins I lui cria
mon fr^re,
48 DERNIERES PAGES
— Si fait, r^.pondit Hydrogene en le serrant
sur sa poitrine, c*est de bon coeur, va!
Caroline ne voulait plus chevaucher derrifere
lui dans T^tat ou il ^tait. Duteil et mon fr^rc
Tessuyerent avec des bouchons de paille et enfin
on se mit en route.
Nous 6tions venus sans nous tromper par le
chemin de la mare verte, laquelle mare n'a rien
de dangereux pour peu qu'oii serre le buisson
du bon c6t6. Hydrogene pr^tendit qu'^ la nuit,
il y avait du danger, et qu'il valait mieux ga-
gner Montipouret par un chemin plus long.
Comme il ne faisait pas nuit du tout, je pense
bien que c'^tait un pr^texte pour se montrer dans
le bourg en belle compagnie, et nous le suivimes
pour ne pas le contrarier. Nous n'avions pas
fait cent pas qu'un lifevre tra versa le chemin
devant nous, sans se presser, comme s'il se mo-
quait de notre cavalcade.
— Diable! dit Duteil, mauvaise affaire! Un
li^vre qui vous regarde, c'est un sorcier qui vous
nargue. — Ma femme, dit-il k Rose, tu devrais faire
un beau signe de croix pour conjurer le charme,
autrement il nous arrivera ce soir quelque f'^-
cheuse aventure.
VOYAGE CHEZ M. BLAISE 49
•
Puis il fit un grand cri : sa fenime Tavait
pinc6 pour rempeclier de se moquer de la
religion.
Pour se venger, Duteil se mit k precher d'une
voix tonnante, et il traversa Montipouret en
d^clamant :
— Mes tres-chers fr&res, ecoutez la parole du
Seigneur !
Les habitants qui 6taient en train de souper
accoururent sur leurs portes, et le cur^, qui
rentrait chez lui, s'arreta stupetait, emerveille
peut-etre de Teloquence et des poumons du
cavalier.
— Sovez beni, monsieur Tabb^ Rochou ! lui
beugla le serraonneur. AUez souper, mon fils,
vous etes un bel homme; que la paix du Sei-
gneur soit avec vous !
La nuit 6tait venue, Tabb^ Rochou ne r'econ-
nut personneet demeura perplexe. Nous primes
le galop pour arreter la predication de notre ami ;
mais ce tut en vain. II precha au galop avec
encore plus d'onction et d'energie. En vain Rose
lui tira son habit et hii d^chira sa cravate pour
mettre fin au scandale. La jument effray^e de
Taltercation conjugale fit un ^cart et laissa les
oO DERNIERES PAGES
deux 6poux, Rose, assise dans una orni^re, Duteil
debout et prSchant toujours.
Mon frfere mit pied a terre pour relever Rose,
qui n'avait aucun mal; mais Duteil avail perdu
une de ses bdttes, qu'il chercha longtemps dans
I'obscurit^ en nous faisant remarquer qu'il Tavait
bien pr6dit : le lifevre nous avait jet6 un sort et
nous n'^tions pas au bout de nos aventures.
II ne Oroya it pas si bien dire. Tout en rattra-
pant la jument effray^e et r^parant les sangles
qu'elle avait bris^es, nous avions perdu le sens
de la direction k suivre, et, quand nous nous
reraimes en route, nous tournions le dos k notre
but sans nous en douter.
II est facile de se perdre dans cet entre-croi-
scment de chemins creux de notre bocage, et
nous marchimes au petit trot pendant une demi-
heure, croyant arriver k la grande route et
n'arrivant point.
Enfin Tair plus vif nous fit connaitre que nous
n'etions plus dans la valine, mais sur un plateau.
Lequel? Une nuit grise, opaque, uniforme, en-
veloppait tous les objets. Le chemin 6tait plus
large que de raison . Etions-nous sur un chemin
ou sur une lande ?
VOYAGE CHEZ M. BLAISE 51
— Nous sommes bel et bien perdus, dit Duteil.
Gela devait arriver. Le lifevre avait son id6e.
— Alloiis done ! r^pondit mon fr^re, se perdre
* aux environs de Montipouret, k une lieue de
chez nous ! est-ce que c'est possible ? Marchons
toujours, nous allons nous reconnaitre.
Nous march^mes deux grandes heures sans
nous faire aucune idee du pays que nous par-
courions.
II est vrai que nous ne songions plus i nous
orienter. Nous causions, et Duteil ilous capti-
vait par son esprit original et brillant. II s'^tait
mis k soutenir une drdle de th^se :
— Nous sommes ensorceles, cela est Evident,
nous disait-il ; mais qu'est-ce que cela prouve?
c'est que I'homme n'est jamais sur de lui-m6me,
et que, par cons6qtient, c'est lui qui cr6e les
choses qui lui apparaissent. Ainsi, en ce moment
nous croyons etre k cheval, devisant de bonne
amiti^ k travers champs ; nous nous prenons pour
des personnes raisonnables ; qui sait si nous ne
revons pas? Nous sommes peut-etre, k cette
heure, bien endormis dans nos lits, et nous nous
promenons en songe dans un lieu vague que
nous ne connaissons pas. C'est assez frequent
52 DERNlllRES PAGES
dans les reves. On a dos perceptions confuses
d'une nuit terne comme celle-ci et d'un monde .
voil6 oil Ton erre k Vaventure sans but d^ter-
min6. Je m'imagine que c'est vous autres qui
^tes Ih, que j'ai ma fenime en croupe, que je
vous parle et que vous me r^pondez. La convic-
tion, la certitude font partie essentielle du rSve;
jo pourrais vous jurer que je ne me trompe pas,
que je vous entends, que je vous parle et que
vous m'entendez. Je n'en serais pas raoins la
dupe d'un *songe, et vous auriez beau me jurer.
que nous sommes bien ici et non ailieurs, cela
ne prouverait absolument rien, sinon que Tima-
gination est tout, et que Von n'est, en r^alite,
que Ik oil Ton croit etre.
Cctte fantaisie me plaisait et je ne songeais
pas k la conlredire. Hydrogene la trouva foUe
et voulut la r^futer.
— Toi, lui dit Duteil, tu affirmes d'autantplus
que tu es plus abus6 par la vision de ton r6ve.
Pourrais-tu me jurer qu*en ce moment tu as ta
raison ?
— Je m'eil fiatte! r^pondit Hydrogene; je n*ai
pas bu comme vous une riviere de bordeaux et
un fleuve de champagne.
VOYAGE CHEZ M. BLAISE 53
— Tu me reproches ma nourriture, 6 fils dc
ton p5re !
— Dieu m'en garde ! je dis seulement qu'en
ce moment je suis lucide et que vous ne Tetes
pas.
— Eh bien, voilci ce qui te trompe : en ce
moment, tu crois ^couter les divagations de ton
parent Duteil ; ce n*est qu*un souvenir passe h
r^tai de reve. Tu es couch6 sur une botte de
paille dans un hopital de fous. La personne que
tu prends pour moi est le m^decin qui te soi-
gne, et Fair de la nuit que tu crois respirer i
pleins poumons en pleine campagne ne t'arrive
qu'^ travers les barreaux d'une lucarne grillfe.
Malheureux jeune homme ! la bonne dame na-
ture a eu pitie de toi. Elle a jet6 sur la lanterne
magique de ton cerveau les images de la patrie
absente. Tu y vois les champs paternels, les amis
de ton enfance, tu es heureux, tu divagues! tu
vois ce qui n'est pas ou ce qui n'est plus, et tu
es persuade que ce sont des choses r^elles. Mais
il ne suffit pas de dire que ce ne sont pas des
fantfimes, il faut le prouver. Prouve-le-moi,
voyons, essaie!
La discussion continua ainsi, je ne T^coutais
tyi DERNIJ^RES PAGES
plus. Je m'etais lev6e matin et Ic pas regulier
de mon cheval me bergait agr^ablement. La
tliese de Duteil se confondit dans mon cerveau
avec mie 6bauche de r6ve sur le memo sujet.
— Pourquoi ne serais-je pas, me disais-je, sur
une barque au milieu d'un lac argents, ou dans
un traineau sur la neige des steppes?
Mon cerveau me promena ainsi k travers de
douces visions, jusqu'^ ce que le fer de ma Co-
lettC; frappant sur un caillou, en fit jaillir un
eclair qui me r^veilla.
D'autres eclairs dus k la m6me cause se pro-
duisirent sous les pieds des autres chevaux.
— Ah Qk\ dit mon frere, nous ne nous rappro-
clions pas du tout de chez nous. Nos chevaux
battent le briquet sur des silex et nous devrlons
etre depuis longtemps sur le calcaire.
— Mais on ferre toute la route de Ch&teau-
roux avec des cailloux de rivifere, r^pondit Du-
teil; nous sommes sur la route postale.
— Allons done ! nous sommes sur les coteaux
de la Chassaigne !
— Non pas, reprit Hydrog^ne, nous descen-
dons depuis une demi-heure. Je crois que nous
retournons k Montipouret.
VOYAGE CHEZ M. BLAISE 55
Mon frfere mit pied k terre et dit :
— Ai'e ! nous sommes dans les echaussis *
jusqu'aux genoux.
— Alors, reprit Duteil, nous traversons la
chaume de Chavy ?
— Vous ^tes fous, leur dis-je ; ce que vous
prenez pour des chardons, ce sont des creneaux.
Nous sommes sur le haut des ruines de Saint-
Chartier.
— Pourquoi non? dit Duteil, tout est illusion
dans la vie, et Timagination pent nous promencr
aussi commod^raent \k qu'ailleurs.
Encore un quart d'heure de marche et de
causerie, lorsque je pris les devants, me fiant k
Tinstinct de ma Colette plus qu aux notions de mes
amis. La bonne creature s'arreta, et, par un mou-
veraent que j^j connaissais bien, me demandala
permission de boire.
— Qu'y a-t-il ? cria Duteil.
— II y a, lui dis-je, que nous sommes dans la
riviere. Reste k savoir si c'est Tlndre, la Vauvre
ou la Couarde.
— (la, une riviere? reprit Duteil, dont la bete
1. Chardon-Roland, panicaut.
56 DERNlftRES PAGES
clapotait lourdement dans Teau; encore une
hallucination ! Vous etes sur les galets de la mcr
Caspienne.
— Y a-t-il des galets dans la mer Caspienne ?
— Pourquoi pas? il y en a bien dans Tlndrel
Allons, toujours.
J'avangai, mais Colette refusa d'aller plus
avant. Le vent agitait la cime des aulnes, et.de-
vant nous, une ligne blanchStre annoncait,par un
bruit frais et charmant, que nous marchions
droit sur une ecluse. Caroline riait, mais Rose
commenQait Ji avoir peur, a gronder Hydrogfene
et h craindre qu*il ne nous menat noyer.
— Restez lii, nous dit mon fr^re. Je vais ex-
plorer Tautre rive. II s'enfonca dans des prairies
liumides et revint sans avoir trouv^ d'issue.
— Voulez-vous m'en croire? leurdis-je. Mettons
la bride sur le cou de nos chevaux et nous se-
rons vite chez nous. II y a longtemps que Colette
m'avertit que nous tournons le dos i son gfte.
Colette ^tant reconnue comme la plus intelli-
gente de nous tous, on me laissa prendre la
tcto. Elle s'enlbnga dans un d^dale de petits
chemins couvcrts ou je la laissai absolument
Hbre de choisir, et, un quart d'heure aprfes, ga-
VOYAGE CHEZ M. BLAISE ^7
lopaiit en liberie sur la route, nous entendions
la voix de nos chiens saluant noire retour au
bercail.
Ge qu'il y a de curieux, c est qu'apres nous
etre consults autour d'un bon feu et avoir
examine la carte de Cassini, il n'a 6te possible
k aucun de nous de savoir par ou nous
avons pass6 et quel est le gu6 de rivifere ou
Duteil a cru reconnaitre les rives de la mer
Caspienne. Hydrogene continue k affirmer que
ces messieurs ^taient parfaitement gris, ce qui
n'explique nuUement comment, ne Tetant pas, a
ce qu*il assure, il n'a pas su se reconnaitre
mieux que les autres. Je proteste aussi, mais on
me r6pond que je suis distraite et ne compte pas.
Rose et Caroline ne connaissent pas mieux Tune
que Tautre les replis et detours de la vallee
Noire.
— Vous fetes bien.bons de chercher, r^pond
Duteil. Voili qui prouve bien que tout est appa-
rence dans ce que nous prenons pour la r6alit^.
Nous ne nous sommes probablement pas egares
du tout. Nos chevaux ont suivi raisonnablement
le bon chemin, pendant que. nous er*rions en
songe dans des'tenebres fantastiques.
58 DEUNliiRES PAGES
— Mais alors, lui dis-je, comment avons-uous
mis quatre lieures pour faire une lieue?
— Nous dormions , et nos chevaux ont doi'mi
aussi.
— Nous dormions! et tu n'as pas cesse de
parler !
— Vous avez revd que je parlais. Je me sou-
viens k present de n'avoir pas dit un mot.
— Ah I par exemple! s'ecria Hydrogene, et
prech6, et chante la messe I
— Moi, j*ai chant6? Prouve-le!
— Je Ic prouverai par t^moins.
— Que les temoins prouvent! Voyez, prouvez,
prouvez tous.
— Notre unanimitej la concordance des te-
moignages...
— Ph^nomene bien connu dliallucination
contagieuse. Devant les temoignages d*une bande
de fouS; un juge sage ne se trouve pds 6dait*6.
-^ Alors, lui dis-je, pt*ouve que nous sommes
foils !
— Ceci, mes cnfants, r6pondit-il, me seralt
trop facile. Je vous renvoie au tribunal de votrd
conscience.
LA BLONDE PH(EBE
Ceci est un souvenir qui me traverse Tesprit.
Un personnage dont je n'ai jamais parl6 et qui
ii'a guere fait que m'apparaitre, me revieiit k la
m^moire. C'^tait un type ; fille noble de la pro-
vince, marine k un assez riche gentilhomme de
campagne, elle 6tait venue dans la petite villo
pour ne pas se s^parer de son fils unique qui
entrait au college.
Cette personne ne me fournira pas de r&it
int^ressant, ce ne sera qu un portrait ; un por-
Ifait est une 6tude comme une autre, puisque
tout est dans tout.
Elleavait, quand je la conniis, dnvil-on vingt-
huit ansi Elle n*6tait ni jolie ni belle, et pour-
tant elle 6tait foi't seduisante. C*etait une blonde
trfes-blanche et trfes-grande. Trop grande des
GO DERNIEKES PAGES
jambos, car ellc avait la Icte, le buste et les bras
d'une feinme delicate et de moyenne taille ; les
jambes n'en finissaient pas. Quand on la voyait
assise, on ne se doutait de rien. EUq se levait
et Ton 6tait presque ^pouvante. Mais on s*y fai-
sait, car cette g^ante^lait d'une souplesse etd'une
gaucherie charmantes ; elle avait des pieds d'en-
fant tou jours chauss^s avec recherche. Ses mains
(^taient petites aussi et cliarg6es de bagues. Bile
avait d*adinirables cheveux d'un blond roux, le
teint assez colore, les ^paules un peu carrees, la
poitrine un peu plate, le dos un peu rend par
rhabitude de be casser en deux k Tendroit de la
ceinture, comme si ce buste fragile exit trop
pese k la base presque masculine du corps.
Ses traits n'6taient pas irr^guliers, le nez ^tait
assez grand, la bouche encore plus, le front et la
machoire etaient assez pro6minents. Toreille
etait petite et delicate, Toeil clair et. caressant,
On eut dit que la nature s'etait ravis6e au mo-
ment de faire un homme et que, pour effacer
vite son premier jet, ellclui avait donn^ certains
charmes etonnes de se trouver mari^s aux har-
diesses du premier plan.
G'est a la promenade que je fis coimaissance
LA BLONDE PHOHBE 61
avecelle. A cette epoque, je courais beaucoup a
cheval avec mon frere. Nous avions des betes
assez ardentes, et nous nous trouvames dans un
petit chemin encaiss^, avec cette personne qui
marchait devant nous.
J'ai oublid de vous dire son nom de baptSme,
le seul que je veuille vous dire. Mais ce nom lui
allait tr^s-bien, il ^tait Strange comme elle : elle
s'appelait Phoeb6.
Comme elle faisait toutes choses h sa maniere,
ellenemontait pasaTanglaise. Elleetait assise tout
h fait de c6t6 sur une belle selle de velours noir
a clous doresj faite comme les selles a ane oii
Ton assied les enfants, avec un tres-grand rebord
en arriere, un veritable dossier.
Elle n'avait aucun costume d'atnazone; une
petite coiffure de velours et de rubans qui n'etait
a la mode d'aucun temps et qui paraissait etre
une chose commode de son invention, laissait
paraltre ses beaux cheveux tombant en longues
boucles sur un chale rouge crois6 sur la poitrind
et noue derriere le dos . Elle me parut tres-sin-
guliere, mais assez dgreable k voir ; mon frere
me la nomma, il Tavait rencontree deja k la vill^
et coiinaissait, je crois, un peu sa famille.
4
02 DERNlfeRES PAGES
Comme on parlait d6j4 bcaucoup d*ellc dans
le pays, j'etais assez curieuse de la voir de prfes,
mais ellc avail quelque avancesur nous, et, quand
sa monture sentit approcher les ndtres, elle prit
le galop pour n'6tre pas d^pass^e.
C'^tait une toute petite b^te assez gentille,
malgre la vulgarity de sa race marclioise.
— Voila, me dit mon frfere, une petite pou-
liche de landes qui ne manque pas d'ardeur,
Mais que cette dame est done mal installs li-
dessus ! Si la b6te faisait le moindre ^cart h.
gauche . . .
Comme il disait cela, la jumertt fit un nota-
ble 6cart h gauche, et la dame se trouva debout
sur ses pieds, sans avoif fait de mouvement
apparent pour s'y mettre. La petitesse de Tani^
mal et les longues jambes de T^cuy^re expli^
quaient la facility de leur separation.
fille se trouvait done platit^e devant nous (iommc
un peuplier, dont elle avait la sveltesse pen-
chee^ et, quand elle entendit mon freJre s'6crier:
— Ahl j*en ctais siire, qu'elle tomberait!
^— Je ne tombe jamais, r6pondit-elle, avec un
calme enjoue. Quand moll cheval me fait des
folics, je le quitte, voila tout.
LA BLONDE PHOKBfi 03
II Tavait si bien quittde, que raon frere dut
faire un temps de galop pour le rattraper. II Ic
ramena et descendit pour serrer les sangles, qui
6taient tout k fait laches.
— Quand on monte de cette maniere, disait-
il, raaniere qui n'offre jamais de veritable
solidity, il faut au moins veiller k ce que la
b6te soit fortement sangl^e. Yous ^Xes adroite
pour sauter en avant ; maiS; si la selle tournait
en arri^re, vous pourriez vous tuer ou etre trai-
* n^e par vos jupes, et permettez-moi de vous
dire que vous ne devriez pas sortir seule,
dans ces conditions-l&, avee une jeune bete
qui ne me parait pas bien raisonnable.
— II parait, r^pondit malicieusement la blonde
Phoebe, que nous ne sommes pas plus raisonna-
bles Tune que Tautre, selon vous. Mais, moi, je
sais que jene peux pas tomber en arriere, parce
que j'ai Thabitude de me plier en avant, et que
je ne peux pas 6tre trainee par mes jupes, vu
que je ne me sers pas d*6trier.
— Je vois bien, r^pliqua mon frcire, je vols
que vous ne tenez h rien, et, si vous etiez ma
soeur, je ne vous laisserais pas faire une pareille
(^^quitation.
Oi DERNIERES PAGES
•
— Vous croyez quo je ne suis pas soUde?
vous vous trompez. Voulez-vous que nous lan-
C'ions nos chevaux tous les trois?
Kile ^tait remont^e sans le secours de per^
sonne, sur la pouliche, qu'elle stimula d'un grand
coup de houssine et qui partit ventre k terre.
Nous la suivimes, ^tonn^s de son adresse et de
sa tranquillity.
Comme nous devions rentrer par le m6me
chemin, nous la reconduisimes jusqu'i sa porte,
et elle nous engagea k revenir la voir.
Elle vint aussi chez nous, et, pendant quclques
mois, nous nous vimes souvent. Elle 6tait bien
61cv6e, et, quoiqu'elle n'eut jamais quitt6 sa pro-
vince dont elle avait Taccent prononc^, elle avait
de bonnes mani^res. Je Tavais prise d'abord
pour un casse-cou pire que moi, puisque le plai-
sir de courir la carapagne lui faisait accepter et
aimer des dangers dontj*avais su me preserver;
mais elle n*6tait pas r(^ellement active, et, aprfes
deux ou trois cavalcades ou elle continua a tomber
sur ses pieds au moindre impr^vu, elle nous
montra qu'elle 6tait, avant tout, nonchalante. Je
ne sals quelle education elle avait re^ue, elle
n'aimait aucun art, elle ne s'int^ressait k rien
LA BLONDE PHOKBIE 03
en politique, elle n'avait pas de mc^nage, son
mari 6tant reste dans ses terres et ne venant la
voir que le samedi, jour de marche. Elle n'avait
done pas de milieu et paraissait fort d^soeuvr^e.
Elle aiitiait k causer, pourvu qu'elle n'eut qu'^
faire des questions, et, comme elle manquait
d'instruction, ses curiosit^s ne portaient que sur
des choses inutiles et frivoles. Elle m'ennuya vile
et je la quittai souvent, sous pr^texte de vaquer
k mon manage, pour aller lire dans ma chambre.
Elle n'^tait pas genante et on pouvait Toublier
sur un fauteuil du salon sans qu'elle y trouvat
k redire. II n*^tait pas agr6able d'aller chez elle:
elle voulait recevoir sans etre installs. Je ne
pouvais pas souffrir sa cuisine marclioise forte-
men t 6pic^e. Apr6s diner, on dansait dans une
chambre ou il y avait des lits, entre autres celui
de son petit gar^on, qui arrivait du college, di-
nait et s'endormait a huit heures, au son des
violons, aprfes s*6tre d^shabill^ tranquillement
en plein bal. Le mari assistait quelquefois k ces
reunions, ou il paraissait ne connaitre personne
et ne disait pas un mot. fignore s'ils vivaient
en bonne intelligence. lis se disaient vous et se
parlaient froidement. Dans tons les cas, ce qui
4.
60 DERNIKRES PAGES
arriva par la suite parut 6tre fort indifferent h
ce mari philosophe.
J'avais d^couvert chez madame Phoebe une ten-
dance qui 6tait en r6alit6 I'unique amusement
de sa vie. Elle ^tait profondiment coquette sans
en avoir Fair; sa gracieuse nonchalance cachait
une premeditation incessante ; elle voulait plaire
et passionner.
Mon gros bonhomrae de frfere y fut pris et me
cacha son jeu. Je decouvris le secret de la ma-
niere la plus baroque.
Un vieux galant, qui venait quelquefoiar chez
nous et qui etait d'une laideurbien conditionn^e,
avec une fatuite k Tavenant, me trouva un jour
en train de dessiner. Je me servais d'estompes
etdefusainecrase.
— Vous broyez du noir ? s*ecria-t-il avec em-
phase, en me voyant essuyer mes mains.
— Mais pas du tout, lui repondis-je, je n'ai
aucun sujet de tristesse.
— Eh bien, moi, reprit-il, je suis un homme
desesp^re, un coeur brise. Vous savez bien ce
que je veux dire.
— Je ne m'en doute seulement pas.
— Allons done! vous savez bien qui ma-
LA BLONDE PHOI:bI^ 67
dame Phoe|36 me pr^ffere, et pour qui elle me
chasse.
— Je vous jure que je ne sais rien de tout
cela et n'y comprends goutte.
— Eh bien, elle m'aimait ! j'^tais heureux !
votre fr^re a exig«5 qu'elle me mit k la porte.
-^ Mon fr^re? II n'a aucun droit sur elle.
— II est aim6 1
— Ah! c'est possible. En ce cas, il faut vous
rfeigner k ne pas Tfitre, si tant est...
— Je vous jure...
— On jure sou vent, on ne prouve pas tou-
jours.
— Vous voulez que je prouve?
— Non, tout cela m'ennuie et ne me regarde
pas. Permettez-moi de garder mon opinion.
— 'Qui est que je mens ?
— Qui est que vous vous 6tes tromp6.
— Lisez ces lettres.
— Non, je ne veux pas.
— Je vous les laisse, vous les lirez.
— Je n'en ferai rien.
— Vous devez k la justice et k la verite de
les lire. Si vous vous assurez de mes droits, vous
prononcerez.
08 DERNIKRES PAGES
— Prononcer quoi ? Vous me dites des choses
insens^es! Comment puis-je m'^tablir juge en
pareille affaire?
— Si cette femme ne me doit aucun ^gard,
tout ce que je vous ai dit sera non avenu. Je
laisserai la place k yotre frfere et me tiendrai
Iranquille.
— Et si vous avez des droits, comme vous
dites?...
— Vous t^cherez d'empecher votre frfere de
tomber dans lo pi^ge ou j'ai 6t6pris; et, si vous
n'y r(^ussissez pas, vous chasserez de votre inti-
mity et de votre maison une personne indigne
de votre accueil.
— G'est-^-dire que je servirai votre vengeance?
Eh bien, non, remportez vos lettres, je neveux
rien savoir, — k moins que vous ne m^autoHsiez
k les rendre k celle qui les a 6crites?
— Et vous la chasserez?
— Non, je la prierai trfes-poliment de ne plus
rovenir; car, s'il est vrai qu'elle ait des intrigues
bizarres, j'aime mieux n'en pas 6tre le t^moin
— Lisez done !
Et il 6tala sur la table cinq ou six lettres d'une
fine ^criture avec orlhographe douteuse, — bien
LA BLONDE PH0KB6 09
tourn^es d'ailleurs, d'une amabilit^ assez chattc,
mais d'une parfaite innocence.
Je les rendis en riant au vieux amoureux, et
lui d6clarai qu'il pouvait les montrer k tout le
monde sans compromettre en aucune fa^on
madame Phoebe. II fut en colfere contre moi :
vraiment, I'amour rend bSte, II ne ooncevait pas
que mon interpretation ne fut pas d'accord avec
la sienne.
— Voyons, lui dis-je pour en finir, si vous
avez 6te heureux, vous ne le prouverez k per-
sonne, et, comme vous aurez de la peine h le faire
croire, je vous engage k vous conduire engalant
homme, c'est-^-dire k vous taire, car les rieurs
seraient contre vous. Je ne crois pas que mon
fr^re soit plus favoris6 que vous, mais je sais
que, s'il en estainsi, il se conduira mieux.
Quand je revis mon hbve, je lui demandai
Texplication de Talgarade de M. ***.
— II n*y a rien du tout, me r^pondit-il. II
etait fort assidu aupres de la blonde Phoebe. Je
Tai trouv^ ridicule. Je m'en suis moqu^. Elle a eu
un peu honte, je crois, d' avoir fait la coquette avec
ce barbon. Elle Ta reiQu plus froidement. II s'est
f^che, elle Ta mis k la porte. S'il vcut que nous
70 DEUNlftRES PAGES
nous allongions quelque bon coup de sabre,
je suis encore assez hussard pour le lui servir.
— Allons done, un homme de cet ftge-li ! J'espfere
que, s'il ^tait assez fou pour te chercher noise,
tu ne le prendrais pas au s^rieux. Mais la blonde
Phoebe, ne la prends-tu pas au s^rieuxplusqu'il
ne faudrait ?
— Ma foi, je ne te cache pas qu'elle m'occupe
beaucoup; mais je ne suis pas un imbecile et je
me tiens sur mes gardes. Tu Tavais bien jug6e,
elle est d'une insatiable coquetterie.
— Je ne Tai pas jug^e en dernier appel. Cest
pcut-etre tout simplement une femme sans int^
rieur, qui s'ennuie et n*a pas T^nergie de se
distraire par une passion intellectuelle.
— Eh bien, c'est justement cela, elle joue a
Ja galanterie platoniqu^. Dans une petite ville,
ce jeu-la est impossible. Une femme a beau se
garder, on la calomnie et sa vertu ne sert de rien
k sa r(^putation.
Quelques semaines plus tard, je vis mon Mre
trfes-agit^. Un nouveau soupirant s'^tait introduit
dans rintimit^ de la dame.
— Tu ne vas pas, j'esp5re, dis-je k mon hussard,
me donner le spectacle des fureurs du vieux *** ?
LA BLONDE PHOEBE 71
— Si fait, r^pondit-il ; mais je ne le donnerai
qu a toi seule, et je ne menacerai personne de
ma vengeance. Seulement je puis bien t'avouer
que j'etais amoureux comme une bSte de celte
g^ante qui n'est ni belle ni spirituelle, mais qui
a un charme et des yeux! Je t'assure que, si elle
est vulgaire k beaucoup d'^gards, c*est faute de
d^veloppement. II y a en elle T^toffe d'une prin-
cesse deroman. ficoute une anecdote.
J) L'autre jour, j'^tais avec elle dans sonjardin.
Elle 6tait assise, avec une de ses grandes jambcs
repute contre le pied de sa chaise ; elle avait des
fleurs sur ses genoux. Tout k coup elle se baisse,
regarde, et, avec un sang-froid admirable, medit :
» — Regardez ma jambe et ne bougez pas!
» Je regarde, et vois une vipere entortillee k
sa jambe et au pied du fauteuil. J^allais m'^lan-
cer, elle m'arrete en disant:
» — Vous voulez done qu'elle me morde ? Un
peu de calme, elle n'est pas en colore! elle s'en-
roule pour descendre. Je le sens, elle me quitte. »
En eifet, la vipfere avait pos6 la t6te sur le sa-
ble en retirant k elle ses anneaux; je T^crasailes-
tement avec le talon de ma botte, et je regardai
ce petit pied et ce bas de soie toujours si bien
72 DERNIERES PAGES
lendu ; elle n'etait^ ni emue iii pslle, elle sou-
riait en me voyant coutempler son pied. Elle ne
pensait dej^ plus k la vipere, elle pensait k Tef-
fet que son bas et son Soulier produisaient sur
moi.
II la revit encore pendant quelques joui-s et
puis il ne la revit plus jamais.
— Je ne veux pas etre ridicule, me dit-il, et
je ne veux pas non plus ^tre m^chant. C'est
une aimable femme apr^s tout, et je la crois
tres- bonne. Elle est pleine de g^teries char-
mantes pour ceux qui Tapprochent. Tant pis
pour eux s'ils prennent ses drag6es pour argent
comptant. Je suis puni par ou j'ai p6che. Je
suis cause qu elle a mis le vieux *** k la porte,
j'ai eu tort, je n'^tais pas jaloux; maintenant
le nouveau sigisbee est jaloux de moi. Je le vois a
Tembarras de la dame, et je ne veux pas le
faire ^vincer ; car, alors, je serais pris pour tout
de bon. II me faudrait etre toujours la et laire
le metier de mari pour chasser les oiseaux de
passage. Non, c*est Irop serieux pour moi qui
suis un liomme marie et ne veux pas de scandale.
Le troisieme sigisbee sut se faire garder. II
n'avait rien k faix*e. Oa en glosa beaucoup, et
LA BLONPE PHOEBE 73
avec raechancet^. II 6tait un pauvre diable. La
datne 6tait assez riche et s'^tait install^e a la ville*
dans les conditions d'une certaine elegance et
d'un certain gout. EUe ne sortait plus de son
jardin et ne voyait plus personne. Elle mourut
oubliee, et son cavalier servant retoinba dans la
mis^re sans avoir profits en rien de la situa-
tion.
Novembre 1875.
MON GRAND-ONCLE
J'ai parl6, dans YHistoire^de ma vie^ de ce
grand-oncle qu'on appelait encore, dans mon
entance, Tabbe de Beaumont, bien qu'il se fut
volontairement secularise, et qui, depuis la Revo-
lution, signait Godefroid de Beaumont-Bouillon,
bien qu'il n'eut jamais ete legitime. C'^lait une
figure int^ressante , une de ces aventureuses
destinies qui, en subissanl le contre-coup des
revolutions, marquent d'une fagon invraisem-
blable et romanesque les epoques de transition
eiitre une society qui finit et une society qui se
reconstitue sous Tempire de Timprevu.
A repoque oil j'ecrivis VHistoire de ma vie.
76 DEUNIEKES PAGES
je ii'avais pas de details precis sur la jeu-
iiesse de mon grand-oncle. Je n'en savais que
ce que m'avaient racont6 mes parents, sans
pouvoir conlroler Texactitude de leurs souvenirs.
Je regois aujourd'hui, d'une personne amie qui
tut recueillie et elevee par lui, une sorte de no-
tice sur lui et raa famille. Ce petit travail est si
agreablement redige et si curieux, que je li'au-
rais qu'^ le publier tel quel, s'il ne contenait
ccrtaines erreurs dont la recherche et la rectifica-
tion n'auraient point d'interet. Ce qui est vrai et
touchant dans cette notice dont on veut bien
me faire present, c'est la partie qui concerne
mon grand-oncle et qui rectifie d*autres erreurs,
commises par moi sur son compte. Cette partie,
ecrite sous sa dict^e ou au sortir d'entretiens
intimes, m6rite d'etre lue, et j'en vais donner le
resume aussi rapide que possible.
Charles-Godefroid-Marie de Beaumont naquit
le 31 octobre 1750, du due de Bouillon, prince
de Turenne, et de mademoiselle Verri^res, deja
mere d'Aurore de Saxe, qui fut ma grand'm^re.
Le nomde Beaumont 6tait celui d'uneterre, Beau-
mont-le-Royer, que le due possedait en Nor-
mandie. C'6Lait Tusage des grands seigneurs
MON GRAND-ONCrE 7/
d'alors do nommer ainsi leiirs Mtards, sans
pourtant leur assurer la possession des fiefs
dont ils prenaient le titre. Ainsi, des Tenfance,
Charles-Godefroid fiit le chevalier de Beaumont,
sans aucun revenu ni droit de propri^l^.
La duchesse de Bouillon, princesse de Lor-
raine, n'avait eu que deux fils. L'aine, ayant
fait une chute h la chasse, (5tait demeur^ bossu;
il mourut k vingt et un ans. Le second, Ir^s-
beau de visage, ^tait encore plus disgracie. II
^lait cul'de-jatte. Aussi, quand la duchesse voyait
le jeune chevalier, si grand, si beau, si bien
tourn^, elle pleurait de regret. Elle eut voulu
etre sa m^re. Elle le prit en vive affection lors-
qu'elle vit T intelligence et la bonte se d^velopper
en lui en m6me temps que la beauts physique.
Le chevalier adorait le jeune prince et Tentou-
rait des plus tendres soins. Celui-ci ne ch^ris-
sait au monde que le b^tard, ne se tenait tran-
quille et ne se sentait heureux que quand il
^tait 1^. La duchesse obtint que Charles habitat
rhotel de Bouillon. En proie k une maladie
longue et cruelle, elle re^ut de lui des soins
assidus. II la quittait h peine et. lui faisait la
lecture. A la veille de mouHr, elle fit venir le
78 DERNlfeRES PAGES
jeune prince dans sa chambre. On le portait, il
ne marchait pas.
— Mon fils, lui dit-elle en lui montrant le
chevalier, si je me resigne k la volont6 de Dieu,
qui est que je vous quitte, c'est que je laisse un
ange gardien aupr^>s de vous. Jurez-moi de Tai-
mer toujours. — Et vous, chevalier, promettez-moi
de vous consacrer k votre fr^re, et de donner,
s'il le faut, votre vie pour conserver la sienne,
Lo chevalier jura avec effusion. La duchesse
les benit tous deux, « et mourut sainteraent ».
Jusquo-1^, M. le due, qui avait^quatorze cent
mille livres de rente, revenu 6norme k cette
epoque, ne s'etait occup6 ni dS ses enfants, ni
de son interieur. Un jour, il appela Charles et
lui dit :
— Chevalier, je t'ai fait donner del'Mucation;
en as-tu profits ? Saurais-tu repondre k cette
lettre ?
Charles fit un brouillon et le porta en trem-
blant k son p6re, qui (5tait rude et violent.
— Comment me faites-vous parler, nisieur?
s*ecria-t-ilenlui jetant le papier au nez. Refaites
ceci au plus vite, et qu'il n'y ait pas un seul mot
de ce que vous y^ avez mis.
MON GRAND-ONCLE 79
Le chevalier, eperdu, se remet k Toeuvre et
apporte son second brouillon.
— Encore pis que I'autre! s'^crie le due.
Refaites cela et que je n*y trouve pas un raof
des deux premiers essais.
Le chevalier recommence et revient.
— C'est bien, dit le due. Je vois qu on ne
m'a pas vol6 mon argent.
Et il Tembrasse.
— Ta premiere lettre 6tait bien, la seconde
6tait mieux, la troisi^me est parfaite. J'ai
voulu t'^prouver. A present, je te nomme mon
secretaire in time.
Dfes lors, le chevalier, charge de connaitre et
de surveiller une maison au pillage, fut un objet
de crainte et de haine pour deux gredins qui
jur6rent sa perte. C'etaient Le Bas et Cerson, le
maitre d'hdtel et Tintendant.
Ici se place une anecdote qui ne manque pas
de couleur.
Le due possMait aupr^s d'fivreux le chateau
de Navarre, au milieu d'une foret de vingt-cinq
lieues de parcours. Le cardinal de Bouillon, on-
cle du due, annonce k celui-ci qu'il desire chas-
ser chez lui le jeudi suivant. Mais, ce jour-li, le
80 DERNlfeRES PAGES
due est do service chez le rol. 11 appelle le
Mtard.
— Chevalier, il faut me remplacer k Navarre.
Fais les invitations, organise tout et que tout
aille bien. II s'agit de traiter le cardinal, fais
attention k mes gens. Us ont le parler un peu
leste. Veille k ce que mon oncle n'entende pas
une parole d^plac^e, pas un juron surtoutl
Le chevalier part pour fivreux, organise tout
k merveille et voit bientdt arriver le cardinal
dans son carrosse, escort^ de toute une ^l^gante
gentilhommerie k cheval. Dfes le lendemain, on
se met en chasse; mais, malgr^ les excellents
pr^paratifs du chevalier, tout va de travers.
Hommes et chiens sont comme paralyse par la
consigne. II s'^vertue en vain. Le cardinal ne
reconnalt ni la vaillante meute, ni les piqueurs
6m^rites de son neveu.
— Mon enfant, dit-il au chevalier, tant que
vous vous contenterez de dire: « Tayaut!...
tayaut!... » nous ne ferons rien qui vaille. Je
vais vous apprendre comment on parle aux
chiens.
Et li-dessus, le cardinal apostrophe b^tes et
gens en terraes si 6nergiques, que les piqueurs
MON GllAND-ONCLE 8l
enthousiasm^s se r^veillent et que les chiens
bien stimulus retrouvent Tardeur et le flair.
Monseigneur donna lui-m^me le coup de griice
au sanglier, el, k quelques jours de 15> il racon-
tait I'aventure au petit coucher du roi, en lai-
sant force doges du jeune chevalier en presence
de son p^re. Le due parut temoigner alors une
sorte d'aifection k son fils.
Une seconde parlie de chasse k Navarre eut
lieu peu apr^s et le chevalier fut encore charge
de remplacer son pere. Aupres d'fivreux, on
rencontre une noce de bons paysans et la bril-
lante jeunesse du cortege de monseigneur la suit
pour se livrer k la danse.
Le paysan qui mariait sa fille dait un riclie
fermier du due. Le (Jievalier tut accueilli avec
joie et charge de dormer le bras k la jeune soeur
de la marine. L'histoire ne dit pas si le cardinal
prit part a la fete; mais il est dit qu'elle dura
plusieurs jours, et mon grand-oncle a raconte
les faits qui le concernent, en plagant k cetle
date le second grand chagrin de sa vie. Le
premier avait ete la mort de la duchesse.
11 avait alors dix-neuf ans, il n'avait aucun
traitement fixe chez son p^re, aucun etat defini,
5.
82 DERNIERES PAGES
aucun reve d'ambition. II adorait la campagne,
il faisait d6ja des vers dans le gout champetre
de son temps. La seconde fille du fermier 6tait
jolie. 11 en devint amoureux etdemanda sa main.
Le pere repondit que c*^tait grand honneur
pour lui; si M. le due y consentait.
Le chevalier consulta d'abord sa mere. Made-
moiselle Verri^res, qu'on appelait alors madame
Rinlcau, accueillit avec joie Tidte d*aller vivre k
la campagne avec lui. Mais il fallait le consen-
tement paternel. M. le due ecouta Tidylle du
chevalier en souriant et lui d^fendit de songer
jamais k cette billeves6e. Peu apr^s, il le nomma
colonel du regiment de dragons qui lui appar-
tenait. La m^re fut joyeuse et fifere, le jeune
homme sc crut en possession d'une carri^re
brillantc. Mais Gerson et Le Bas veillaient,
avides de Ic trouver en faute. L*occasionne tarda
pas k se presenter. Une dame de haut parage,
maitresse du prince, ayant rencontr6 dans le
monde le jeune et beau colonel, Tinvita k venir
chez elle.
11 ignorait, parait-il, Tintimit^ de son p^re
avec cette personne. II lui rend visite. C^son,
qui r^piait sans cesse, avertit le due. A peine
MON GRAND-ONCLE 83
le colonel est-il assis que le carrosse paternel
arrive grand train. La dame, eifrayee, pousse le
jeune homme dans son cabinet de toilette et le
cache sous un monceau de robes et de chiffons.
Le due entre en fureur I'^p^e au poing, ouvre
toutes les portes, penMre dans le cabinet, perce
k plusieurs reprises le tas de chiffons. Le colonel
effleure ne bouge pas. Le due croit qu'on Ta
tromp^, deraande pardon k sa maitresse et se
retire. Gerson 6tait aux aguets. 11 voit, quelques
moments apr^s, sortir le colonel, et de nouveau
avertit son maitre, qui court chez le roi et ob-
tient pour monsieur son fils une lettre de
cachet.
Rentr6 chez lui, il mande le colonel et lul dit :
— Je me suis tromp6, rrCsieury en vous
faisant militaire. (la ne vous convient pas.
Demain, vous entrez au s^minaire.
— Pretre, moi ? jamais !
— Vous! je le veux.
— Ce sera un sacrilege, je n'ai pas la vocation.
— Vous Taurez, sinon la Bastille k tout jamais.
Savez-vous lire?
II lui montre la lettre royale.
--r Mon prince, reprend le colonel, mon corps
84 DERNIERES PAGES
est k vous, mais raon ^me est k Dieu, et il
me defend de vous oMir.
II salue et sort ; en passant devant la cham-
bre de ce pauvre fr^re infirme qu'il a jur6 de
ne point abandonner et qu'il ch^rit toujours, il
h^site, il lui crie un adieu dfchirant et sort de
rhotel pr^cipitamment. Oil va-t-il ? ou trouvera-
t-il un refuge contre cette odieuse autorit6 pa-
ternelle qu'aucun lien social ne consacre ? II
n'en sait rien, il marche au hasard, la t6te per-
due. 11 n'ose aller chez sa m^re, il craint sa ter-
reur et son d^sespoir. U se trouve, sans savoir
comment, dans le jardin des Tuileries, et se jette
sur un banc, oil, dans un mouvement d'angoisse
Kbrile, il frappe la terre du bout de sa caune.
Un bruit m^tallique se fait entendre, il voit luire
quelque chose; il se baisse et ramasse une
pi^ce de douze sous. II gratte un peu et en
trouve une seconde.
— Allons! se dit-il, le Ciel vient k mon
aide. J*ai quitt6 Fhdtel sans songer k prendre le
moindre argent, et je ne puis en aller chercher;
mais je ne mourrai pas encore de faim aujour-
d'hui !
II allait s' Eloigner avec ses vingt-quatre sous.
MON GRAND-ONCLE 85
quand une idte superstitieuse le retient : c*est la
Providence qui lui a fait faire cette trouvaille,
il faut aider la Providence. II se rassied, fouille
encore avec sa canne, et trouve deux louis do
vingt-quatre francs. II s'eloigne alors, va dejeu-
ner au Palais-Royal avec ses vingt-quatre sous,
et, tout aussitdt, il court jeter ses quarante-huit
francs surle tapis vert d'une maison de jeu. II
gagne soixante mille livres k la roulette !
Quelle fortune pour un gar^jon de vingt ans
qui n'a encore rien possede au monde et qui
n'a v^cu sur un certain pied qak la condition
d'une souraission absolue, voisine de la domes-
ticity ! Avec soixante mille francs, on pouvait k
cette ^.poque-lci, vivre modeste et libre, en rom-
pant avec le funeste milieu ou notre colonel
avait M ^lev^. Mais ou eut-il pris la notion
d'un meilleur sort? L'ideal de la vie de campagne
avec une jolie fermifere et de bons paysans ^tait
d6]k loin. On avait ^t^ dragon, on connaissait
le plaisir et le bruit. D6s lelendemain, on s'in-
stalle en plein Paris, dans un bel appartement,
ruede Bourbon (aujourd'hui rue de Lille), on se
iHeuble somptueusement, on achate voiture et
chevaux et on s'en va passer fi^rement devant
86 DERNI^ftES PAGES
les fenetres de Thotel de Bouillon pour narguer
le tyran qui peut, d'un geste et d'un mot, vous
envoyer mourir a la Bastille.
Le due, violent et sans scrupule, n'^tait pas
m^chant au fond, car il le laissa faire et ne
sevit point. II savait bien que la faim ramene-
rait Tindocile sous le joug. Le tr&or dura quel-
ques semaines ; lorsque Venfant prodigue vit ap-
procher le terme inevitable de sa splendeur, il alia
trouver sa mfere pour lui demander conseil.EUe
savait tout, elle avait vu la lettre de cachet, elle
Texhorta k la soumission et se mit k ses genoux.
II avait le coeur tendre et g^nereux, il ch6rissait
samere. II disail d'elle sur ses vieux jours:
— J*ai connu bien des femmes charmantes, je
n'en ai jamais rencontr^ aucune qui, pour la gr&ce,
Tesprit et la bonte, approch^t de ma m6re.
II fut ^mu, boulevers(^. ; il cMa et partit pour le
scminaire (f'fivreux, oil il devait faire son temps
d'^tude et d'epreuve.
L*aimable biographe que je resume croit sa-
voir le veritable nom des demoiselles Verri^res ;
selon le texte que j'ai sous les yeux, elles s'appe-
laient de Rainteau, et la mere de ma grand'm&re
et de mon grand-oncle serait devenue comtesse
MON GRAND-ONCLE SI
de Furcy k T^poque que je viens de retracer. Le
titre estau moins de trop. Les deux soeurs sont
historiquement connues sous les noms de Marie
et Genevieve Verri^res, qu'elles portaient comme
dames d'0p6ra, et ma grand'mere iie leur en a
jamais donn6 d'autres en me parlant d'elles. Dans
un acte de procedure du temps, le mari de mon
ai'eule, en 1748, est qualified tout simplement de
5ieur de la Rivifere, bourgeois de Paris. La femme
s'appelle Marie Rainteau.
Les demoiselles Verrieres, apres la vie bril-
lante que Ton sait, devinrent devotes et songe-
rent k quitter le monde. Voici une lettre qui
peint la situation. On verra que la signature
ajoute Furcy k Rainteau. Qu'^tait-ce que Furcy ?
Je ne sais et ne Tai jamais su.
« Paris, 1771. — Je vous suis pas k pas, mon
cher enfant. Je sais, k pen pres, Theure de vos
exercices et je me joins a vous autant que me
le permet tout ce qui m'entoure, m'ennuie et
me fatigue. Ne riez pas si je vous dis que je
travaille avec vous. Ah Qkl monsieur Charles,
voili qui n'est pas bien du tout, vous riez au
net de votre m^re ! Je m'explique.
88 DERNIERES PAGES
» Quand je crois que vous 6tes enfonc6 dans
vos auteurs, dans vos P^res de rfiglise, moi,
bien humblement, je prends la Vie des saints.
Saint Augustin me rassure et me raifermit ; je
veux, k son exeraple, et quel exemple I lout quit-
ter, tout fuir, tout briser... Et vous voyez bien
maintenant que je travaille avec vous.
» G*est surtout k Theure de vos exercices de
pi6t6 que vous me trouverez toujours k vos
c6t6s, si ce n'est pas toujours en r^lit6,
ddtournee que je suis encore, c'est au moins par
mon d^sir constant et ma bonne volont6. Je prie
avec vous, je prie pour vous, je vous tiens les
mains, mon Moise bien-aim^, quand vous les
^levez vers le Seigneur ! Levez-les souvent pour
votre pauvre mfere, et ne les laissez pas tomber
jusqu'k ce qu'elle ait obtenu mis^ricorde.
» Votre bonne marraine vous aimechaque jour
davantage. Pauvre soeur, elle se d^sole quand
elle me voit souffrante, et je le suis beaucoup.
Adieu, mon ami, je vous embrasse.
)) RAINTEAU DK FURCY. »
Malgr6 les conseils maternels et ses propres
resolutions, le colonel de dragons se r^signait
MON r.RAND-ONCLE 89
difficilenienl a son nouvel elat. La meme an-
n^e 1771, sa mere lui ^crit encore :
« Je souffre d'ajouter k toutes vos peines, mon
pauvre et si cherami, maisil faut pourtant que je
vous le dise. II faut que vous ayez de grands
ennemis auprfes du prince de Turenne (le
duo de Bouillon) . II ne veut pas, et cela abso-
lument, que vous veniez k Paris durant les va-
cances qui arrivent ! II m'a detendu de vous rece-
voir si vous y veniez. Mon ami, voyez-vous mos
larmes? Le prince est bon pourtant, il vous aime,
mais il est si malade et si mal entour^!...
Plaignons les mediants. Pardonnons-/es toujours,
et notre lot, malgr^ tons les chagrins qu'ils
nous causent, vaut bien le leur, allez I Adieu. Vos
lettres et vos bons sentiments soutiennent seuls
mon courage pour pouvoir supporter vos peines,
qui sont tant miennes !
» Votre bonne marraine me fait rire k travers
«
raes larmes. Les m^chants! dit-elle, je voudrais
les 6trangler! Elle si bonne et si douce, la
voyez-vous 6trangler quelqu'un !
» Cela vous dit encore comme elle vous aime,
» Votre meilleure amie,
» RAINTKAU DK FURCY. »
90 DERNIIERES PAGES
Quatre ans plus tard, Charles, d6sormais abW
de Beaumont, perdit cette bonne m^re, trop fai-
ble et trop d^pendante pour le d^fendre et le
proteger.
En ce temps, la m^re ne comptait pas, m6me
dans la famille legale, k plus forte raison quand
cette mfere devait son existence k quelque grand
seigneur qui commandait chez elle.
Dans ses derni^res ann^es, Marie Verriferes
alia vivre avec Genevic^ve au convent de Sainte*
Avoye. Elle ne laissa rien k ses enfants. Ma
grand' mere, Aurore de Saxe, veuve du comte
de Horn, dut s'^tablir au convent des Anglaises,
vivant d'une modique pension de la dauphine sa
tante. L'abb6, toujours exil6 de Paris, dut ac-
cepter la fonction de vicaire dans une petite
cure de Norraandie. La mort de sa mfere lui fut
si sensible, qu'il en faillit mourir. Son pfere lui
ocrivit a cette occasion.
« Ge 25. — Je ne sais encore que par vous,
mon bien cher enfant, la cruelle nouvelle que
vous m'avez mand^e hier. Votre douleur est bien
juste et je la partage bien vivement et bien sin-
cerement. Soyez assure que, si vous vous eon-
duisez bien, vous trouverez toujours dans mon
MON GRAND-ONCLE 0!
coeur les sentiments les plus vrais et les plus
tendres. M^ritez-les par votre conduite, et par
li mettez-moi k raeme de pouvoir decerament
m'occuper de votre fortjine.
Adieu, mon bien cher fils, je vous embrasse
et vous aime bien tendrement. — Votre pere,
le DUG DE BOUILLON. »
Ce tendre pere qui avait failli le tuer dans un
acces de jalousie et qui lui avait donn6 le choix
entre la Bastille et la tonsure, le laissa en-
core quelques ann^es en Norraandie, puis il se
d^cida k Texiler encore plus loin, en le noramant
cur6 de Tartas, dans les Landes.
A cotte occasion, Genevieve Verri^res, restee
.au convent apres la mort de sa soeur, 6crivait
au jeune abbe son neveu :
« Sainte-Avoie, 1784. — Quelle nouvelle! Je
suis atterrte, an^antie ! Pauvre et si cher ami, si
encore, en vous plaignant, je pouvais vous con-
soler! Adieu toutes mes esp^rances, adieu tou-
tes les esp^rances de notre bonne amie, votre
pauvre m^re ! Elle etait si persuad6e, et je Y6-
tais avec elle, que le prince vous attacherait k sa
personne ! II n'en est rien, il n*en sera jamais
rien, puisqu'il vous envoie aux antipodes!
0;2 .DERNI^.RES PAGES
» Gommeje me figure les habitants des Lan-
des I Devrez-vous done marcher sur des 6chas-
ses, corame eux ? Mon Dieu ! et c'est vous qui
etes envoy6 1^! Courage, ami : Dieu compte tout,
il voit tout, et nous aurons toute T^temitS pour
nous. ))
Comment le due de Bouillon avait-il le droit
de nommer un cur^ k Tartas? Voici le detail
historique : filtonore de Bergue, duchesse de
Bouillon, avait, en 1632, ^change la principaut^
de Sedan et Raucourt, qui 6tait I'antique apanage
do la maison de Bouillon, centre le duch6 d'Al-
bret. La villc de Tartas et le chef de la maison
dc Bouillon s'^taient r6serv6 le droit de nommer
a tour de role le cur^de cette ville. C'^taitalors
une ville de noblesse et de bourgeoisie qui
avail scs attaches dans des families depuis
longtemps domicili^es au pays. Tout le monde
s'y connaissait done de p^re en fils, et Tabb^ y
trouva bon accueil et bonne compagnie. Ilsefit
k son exil, subit sa destin^e, aima et se fit ai-
mer. II 6tait essentiellement g^n^reux, enthou-
siaste et sensible. Je I'ai connu dans sa vieillesse,
colere et parfois injuste, comme son pfere, bon
MON GUAND-ONCLE 93
et charmant comme sa mfere. A Tartas, il prit
son parti d'exercer la charite chr^tienne k la
lettre, sans creuser les questions Iheologiques
dont je Tai, depuis, entendu faire tr^s-bon
march6. II acheta son presbysterehuitmille francs
et s'y meubla pour sixmille francs. 11 faut croire
qu'il avait encore quelque argent par devers
lui, car son premier soin fut de crt^er k ses frais
une immense marmite pour les pauvres, puis un
grenier de reserve pour les ann^es de misere.
Tous les dimanches, les paysans chefs de fa-
mille avaient leur convert mis chez lui. On ne
le compreuait pas, ces braves gens ne sacliant
pas un mot de fran^ais ; mais on Taimait
pour son beau visage, ses mani^res sympatlii-
ques et ses grandes fa^jons d*agir.
11 eut un proems k propos d'une usurpation
de droit qui avait et6 faite contre lui. La cause
fut port^e a Bordeaux et gagn^e. Ses adversaires
furent condamn6s k lui payer vingt-quatre mille
francs qu'il distribua aussitot aux pauvres de sa
paroisse.
Le due de Bouillon 6tait toujours aux mains
de Cerson et de Le Bas. Au lieu d'admirer le
d^sint^ressement etla loyaute de sonfils, il prit
04 DERNIJ^RES PAGES
parti contre lui et lui 6crivit un torrent d'injures
intraduisiblcs, ce qui ne corrigea nuUement I'abbd
de sa g^n^rosite.
En void une preuve des plus romanesques :
11 y avait k Tartas un peintre en b&timents
nomme Gobet, qui tenta de voler, dans T^glise
ou il travaillait, une lampe, laquelle n'^tait pas
meme en argent. II fut jet6 en prison, les fers
aux pieds. L'abbe alia le voir, et, touch6 de son
repentir, frapp6 de son intelligence et apprenant
qu'il avait k Auch une femme et cinq enfants
clont 11 etait I'unique soutien, il se mit en t6te
de le sauver, non-seulement en Tautre monde,
mais dans celui-ci. II conseilla k Cobet de faille
le malade afin d'etre transf(6r6 k Fhopital. Cobet
joue si bien son r6le, que, dans la nuit, le gardien
de riiospice le croit k Textr^mit^ et court cher-
cher le cur6. Gelui-ci arrive ; on le laisse avec
le prctendu moribond qui demande k se confes-^
ser.
— Partons, dit-il k Cobet; ne perdons pas
une minute 1
Mais Cobet ne pent marcher ; on ne lui a pas
6t6 ses fers, qui sont rives k ses pieds. L'abb^
n'h(5site pas, il le charge sur ^es ^paules^ s'es-
MON GRAND-ONCLE Do
quive adroitemcnt, traverse toute la ville par
une nuit noire, arrive chez lui, grimpe k son
grenier et y depose son Gobet sur un tas de
foin. II Ty garda six semaines, ne le voyant
qile la nuit, lui portant alors k manger et Tai-
dant k limer ses fers, operation qui fut tr^s-
longue et tr6s-difficile, et lui pr^chant le travail
et la probity. Enfin, il r6ussit k le faire partir
secr^tement, et il eut la satisfaction d'apprendre
plus tard qu'il avait tenu ses promesses, qu'il
travaillait bien et ne p^chait plus.
M. de Beaumont avail agi avec tant d*habilet6
et de mystfere, qu'on ne sut jamais ce que Cobet
6tait devenu et comment, k Tarticle de la mort
et charge de fers, il avait pu disparaitre. On
crut.i un miracle, on crut k son innocence.
La Revolution arrivait, rapide et menagante.
On donna pour vicaire k Tabb^ un M. Pomirau,
qui donna ardemment dans les id^es nouvelles.
Un matin, comme il allait sortir de la sacristie
aprfes 3a premifere messe, il voit arriver son
vicaire coiff6 du bonnet phrygien aux trois cou-
leurs. L'abb6 se sentait bien encore d'avoir ete
dragon. II saisit sa canne, la pose sur les levres
de Pomirau et lui dit :
06 D£KNIEUES PAGES
— Otez ce bonnet ou je vous fais manger ma
canne comrae un radis !
II etait alprs tr^s-oppos6 k T^tablissement de
la republique. On verra plus tard qu'il tran-
sigea et fit bien.
Le due de Bouillon venait de marier le prince
son lils avec une princesse de Hesse. Que se
passa-t-il entre eux? Le lendemain du mariage,
le prince « dcclara que sa femme lui avail fait
un affront qu*ii ne lui pardonnerait jamais et
qu*il ne voulait plus la voir ». L*infirme ^tait
fort t^tu ; rien ne put le fltehir, et la princesse
fut forc6e de retourner dans sa famille. Le due
vit que sa maison allait s'^teindre avec lui et
regretta d'avoir sacrifi6 le beau et bon b&tard,
mals il ne songea point k le dMommager. En-
voy6 en mission royale en Angleterre, il s6jouma
quelque temps dans Tile de Jersey et y fit con-
naissance avec un M. d*Auvergne, son parent
au huiti^me degre, dont il iraagina d* adopter le
fils ain6, lui l^guant, apr^s le d6cfes du prince,
son propre fils, le duch^ de Bouillon dans les
Pays*Bas.
Peu de temps apr^s (1791), le pauvre cul-dp-
jatte 6crivait de son ^norme ^criture d'enfant,
MON GRAND-ONCLE 97
ce peu de mots qui remplissaient deux graiides
pages :
a Mon cher abb6, notre pere est enfle comme
une barrique. II a toujours 6te bien boii pour
raoi; mais je ne peux pas lui pardonner de
t'avoir taut fait souffrir. Adieu, mon cher frfere!
adieu, mon meilleur ami ! Ton fr^re qui faime,
» DE BOUILLON. »
Le due, hydropique et mourant, avail une
elfroyable peur des 6v6nements qui se pressaient
autour de lui. II n'avait plus qu'une idee, raourir
dans son h6tel et dans son lit! II inventa d'e-
pouser mademoiselle La Guerre, sa derniere
maitresse, fille d*un artisan, faisant ainsi
alliance intime avec le peuple qu'il redoutait.
Les Bourbons n'ont jamais pardonne cette
l^chet^ k sa m6moire.
De son cdt6, Tabb^ 6tait brave. II fut arr^te
et incarc^r^ k Mont-de-Marsan. Mais il est rare
qu*un caract^re parfaitement droit et noble ne
fasse pas fl^chir les circonstances autour de lui.
On lui t^moigna de grands ^gards, et, sur sa
6
08 DEUNIERES PAGES
parole, on lui doiiiia la ville pour prison. Puis
Dumont, un liomme du peuple, 61u maire de
Tartas, partit pour Mont-de-Marsan et plaida avec
taut de chaleur pour Tabb^, racontant tout le
bien qu*ll avait fait, qu'on rel^cha le pr^venu
et que Dumont le ramena k sa paroisse. lis
furent regus avec enthousiasme, et M. de Beau-
uiout a mis ce jour au nombre des plus beaux
de sa vie.
Mais le temps des grandes rigueurs r6volution-
naires arrivait. M. La Neuville, 6veque de Dax,
lui toit : « Mon ami, le temps n'est plus sett-
lement a Forage. Le tonnerre tombe sur toute
la France. Nous n'avons que le temps de fuir.
J'ai, en Espagne, des amis qui m'attendent. Vous
venez avec moi. Preparez-vous, il n'y a pas mi
moment k perdre. »
L*abbe fait ses apprets de depart, dit adieu h
ses amis qui le pleurent, mais qui le pressent
de fuir les dangers, car il s'agissait de prater le
serment k la Constitution, et Tabb^ n'y voulait
pas entendre. L'exigence de ce serment etait
arbitraire, la resistance n'etait pourtant pas de
devoir religieux, car le serment ne portait aucune
atteinte k la croyance personnelle, mais il bles-
iMON GRAND-ONCLE 99
sait rppinion politique, et tout royaliste un peu
fier le repoussait corarae une l^chet6. Done
rabb6 etait au moment d'emigrer lorsqu'il regoit
une lettre de Paris et tombe comme foudroy^.
C'^tait la nouvelle de la mort de ce p^re qu*il
avait toujours aime, malgre sa rigueur etson in-
justice. La lettre est trop curieuse pour qu'on
ne nous permette pas de la transcrire.
« Notre j.-f.... de pere vient de mourir. Arrive
dans les bras et sur le coeur de ton fr6re. Je
voudrais te rendre aussi heureux que tu as 616
malheureux. Si tu ne te h^tes pas, tu me trou-
veras guillotine. Souvions-toi que tu as promis a
ma mere de me defendre. Je t'aime etje t*at-
tends avec impatience. — Ton frere, de bouil-
lon. »
Rien de plus net que T^go'isme concis de ce
malheureux infirme, abandonn6, au milieu de la
crise supreme, aux soins d'une valetaille prete i
le trahir et k le livrer. 11 ne sait rien de mieux
k dire pour condamner le sort fait au batard
que de traiter son p6re de j.-f..., — et c'est le
batard qui pleure et respecte !
a a i J
• • * * » *
100 DERNTftUES PAGES
L*abbe fut comme aneanti pendant trois jours.
Peut-etre murissait-il une resolution supreme.
Enfin il se ranime, se relive et court chez
Tev^que.
— Mon fr^re est un grand enfant, orphelin.
impotent, 6\e\6 sur un fauteail par des valets,
incapable au moral comme au physique de le-
ver un doigt pour se d^fendre ou se preserver;
j'ai jure k sa mfere mourante dedonner aubesoin
ma vie pour conserver la sienne, Fuyez seul;
moi, je vais k Paris.
— Mais c'est la mort! vous allez au foyer de
la Revolution.
— Je le sais. J*y vais.
— Vous ne traverserez pas la France sans
etre arrets!
— Si fait : je pr^terai le serment !
— Mon enfant, dit T^v^que en le pressant
dans ses bras, que Dieu b^nisse votre sainteen-
treprise! Partez!
II n'etait que temps ! Dumont, ayant appris
que les commissaires du gouvernement 6taient
en route pour s^vir dans le d^partement des
Landes, avait ^t^ au-devant d'eux k Bayonne
pour plaider avec chaleur la cause du cur6 de
MON GKAND-ONCLE 101
Tartas. II eut affaire au plus humain des qua-
tre, k Cavaignac, qui lui r^pondit :
— Dans peu de jours, nous seronschez vous
avec la guillotine ; votre cur6 est le premier sur
nos listes : il a refuse le serment, c'est un aris-
tocrate, un fills de prince. Puisque c'est un digne
homrae, dites-lui de partir au plus vite, car
il me serait absolument impossible de le sauver.
Quand Dumont revint avertir Tabb^, celui-ci
avait pr6t6 serment et il partait pour Paris.
La diligence marchait k grand'peine. L'abb6,
qui avait su organiser si bien les secours que la
misere n'^tait pas entree dans sa paroisse, vit
sur sa route des paysans manger de Therbe et
ne fit autre chose que donner TaumOne tout le
long du voyage.
11 trouva son fr^re dans son hdtel, mangeant
dans sa vaisselle plate fleurdelis6e, servi par ses
laquais en livr^e, c'est-a-dire n'ayant, malgr(^.
sa frayeur, rien pr^vu, rien pr6par6 pour se
soustraire au p6ril. Le Bas 6tait mort, mais
Gerson 6tait toujours 1^, et Tabb^ fremit d'arri-
ver trop tard. 11 commenga par jeter aux com-
modit^s toutes les pieces d'argenterie armoriees;
puis, sachant bien qu'U ne maintiendrait Tennemi
102 DERNIERES PAGES
que par la crainte, il appela Gerson pour lui
dire qu'il lui pardonnerait tout, k la condition
qu'il resterait fidele au prince. Gerson le haissait
si mortellement, qu'il se jette sur lui pour T^tran-
gler; Tabb^ assis, pris k Timproviste, vient
pourtant k bout de se degager. Ses gens accou-
rent au bruit :
— Jetez cet homme k la porte, dit Tabb^, mais
quon ne lui fasse aucun mal.
Ce paladin d*abb<§, ce descendant de Godefroid
de Bouillon, eut du ^trangler Gerson , puisque
c etait . le cas de legitime defense. Gerson s*6-
chappc sain et sauf et va denoncer le prince.
Le lendemain, un domestique effar^ accourt au
salon oil causaient tranquillement les deux frfe-
res :
— On vient arreter Son Altesse. lis sont Ik !
— Prie pour moi, dit Tabb^ au prince.
Et il s'61ance dans Tantichambre.
— Qui demandez-vous, citoyens?
— Nous venons arreter le ci-devant due de
Bouillon.
— Me voici, marchons!.
On le m^ne au comity de salut public.
— Es-tu le ci-devant due de Bouillon?
MON GRAND-ONCLE 103
— Non, je suis son fr^re.
— Pourquoi n'est-il pas venu?
— CitoyenS; accordez-moi la parole.
— Parle.
11 parle avec feu, avec simplicity, avec esprit.
II sait fort bien Tenergie du langage populaire
et ne r^pugne pas a s'en servir. II plaide I'inof-
fensivit^ du pauvre infirme et demande qu'on
lui d^livre un sauf-conduit pour Temmener k la
campagne. II parle si bien qu*on lui r^pond :
— Tu es un bon b Tu auras ton sauf-
conduit!
II tend d^jk la main pour le recevoir, mais tons
ne Font point signe. II y a quelque hesitation.
— II nous faut en delib^rer. Va-t*en et reviens
dans une demi-heure.
On le pousse dans la rue. II avise devant lui
un cafS, il y entre : il attend, il compte les mi-
nutes, puis il se prfeente de nouveau k la porte.
— On ne passe pas, lui disent les horames de
faction.
— Pardon, ils m'ont dit de revenir au bout
d'une demi-heure.
— ils nous ont dit que, quand tu reviendrais,
il fallait te renvoyer, tu ne passeras pas!
104 DERNIERES PAGES
Et on ]e repousse dans la rue.
II rentre au caf^, prend une plume qu'il met
en travers dans sa bouche, s'empare d'une feuille
de papier, et, avec Failure d61iWr6e et presste
d'un gar^on de bureau attard6, il pousse, il cul-
bute tout en criant : u Garel gare done! » et il
enlre dans la salle du conseil.
— Par ou es-tu entr6? s*6crie un des mem-
bres stupefait.
— Par la porle, citoyens!
— La consigne ^tait de ne pas te laisser
revenir.
— J'avais votre parole, j'^tais sur que vous
me recevriez.
On sourit, on T^eoute encore, tous signent
le sauf-conduit. II lui est permis de conduire
son frere au chateau de Navarre; il remercie
avec effusion. II retourne au caf(S, car il est
tres-nerveux et il sent que la t6te lui toume.
II paie sa d^pense, se sent defaillir, se ranime
et court k Thdtel de Bouillon pour dire k son
frt>re :
— J'ai tenu ma parole, je t'ai sauv^. Ta m6re
est contente de moi. En route pour Navarre !
Mais, pour etre k Navarre, dtait-on sauv6?
MON GRAND-ONCLE 105
On traversait la Terreiir. Le printie se rassurait
et se rejouissait comme un enfant. L'abb6 voyait
bien qu'il y avait quelque chose a fa ire encore.
Ce qu'il inventa 6tait dans ses habitudes de g^-
n^rosit6 et dans ses instincts de grand seigneur.
II demanda carte blanche au prince, manda tous
les fermiers, se fit approvisionner par eux pour
des distributions pantagru^liques et appela tous
les n^cessiteux d*alentour k la nourriture. II y
eut foule au chateau, car la riche Normandie
6tait dans la misfere comme le reste de la France.
L'abb^ d^pensa des sommes considerables, sans
prodigality pourtant, car il 6tait essentiellement
organisateur et administrateur. II fit si bien, que
les lib^ralit^s de la maison de Bouillon devin-
reiit, en ces mauvais jours, une necessity dont
il eut et6 impolitique de priver les paysans affa-
m^s et d^sesper^s. La Terreur passa sans encom-
bre pour les r^fugi^s du chateau de Navarre.
Le prince fut fort gai et ne manqua de rien. II
imagina, pour tuer le temps, d'entreprendre un
amusement litt^raire en partie double avec son
fr^re. II voulait faire un roman d'amour par lettres.
L'abb6 ^crirait celles de la dame; le due, celles
de Tamant. La chose n'alla pas plus loin
100 DERNlfeRES PAGES
que la premiere querelle entre les deux amants,
le due y raettant trop de rdalit^s. « Madame,
disait-il, vous 6tes une f... poup^e, une f...
begueule, une f... pimbeche! » L'abbe lui fit
comprendre en riant qu'il 6tait impossible de con-
tinuer sur un ton si haut mont6, et on en resta li.
Apres la tourmente, les deux Mres revinrent
k Paris. L'abb*^ avait une grosse liquidation k
faire pour que son fr^re ne fut pas mine, car le
temps etait venu ou les grands seigneurs 6taient
tenus de payer leurs dettes, et, depuis un pass6
immemorial, la maison de Bouillon n'avait
jamais mis ses affaires au pair. L'abb^ vint k
bout de cette t^clie r^put^e impossible. II satisfit
tons les cr^anciers, il nettoya les ^curies d'Au-
gias, comme je le lui ai entendu dire. — Ce
qu il n'a dit qvCk ses intimes amis, c'est qu'il y
porta un desint6ressement admirable et que,
dans une affaire ou on lui offrait un pot-de-vin
de trois cent mille francs, il n'accepta qu'k la
condition d*employer cette somme au rachat des
dernieres cr^ances. Le prince le pressait d'accep-
tcr les trois cent mille francs pour sa part des
ft
b^ntfices, et, ne pouvant vaincre sa resistance,
il lui dit :
MON.GRAND-ONCLE 107
— Fais done comme tu voudras, f... bete!
11 le gratifia de la m6me epith^te lorsque,vou-
lant lui faire accepter vingt-quatre mille livres
de rente en toute propri^t^, au lieu de douze
mille francs de pension viag^re que son pere
lui avail 16gu6s, il le trouva inaccessible k toute
vue d*int^r6t personnel. Mais, s'il etait grossier,
il 6tait reconnaissant, et Tabbd fut la seulc
affection r^elle de sa vie.
Et pourtant il mourut brouille avec ce bon
ange de fr^re. La duchesse de Bouillon, cette
princesse de Hesse qu'il avait epous6e et repu-
di6e d^s le lendemain, 6tait venue trouver
M. de Beaumont pour le supplier de la r^conci-
lier avec son mari. Le prince prit la chose tr^s-
mal et Tenvoya faire f..., en ajoutant :
— Va au diable et m^nes-y ma femme avec
toi!
M. de Beaumont savait qu'il aurait raison de
lui en feignant de le bonder. 11 resta deux
jours sans le voir; le troisifeme, il apprit que
son frere 6tait mort subitement dans la nuit.
Le bon abb6 aimait ce malheureux en raison
du d^vouement absolu qu*il avait eu pour lui, il
fut longtemps inconsolable;
108 DERNIERES TA^ES
Sous TEmpire, M. de Talleyrand, qui venait le
voir souvent et qui faisait grand cas de lui,vint
lui annoncer qu'il etait nomm6 6veque d* Arras.
II refusa et fit nommer son ami M. de Latour-en-
Lamagnai a sa place. Plus tard, Talleyrand
voulut Tattacher k Tambassade de Russie. II re-
fusa encore. S'il avail caress^ quelque chimfere
d* ambition dans sa jeUnesse, le temps de fi^vre
ct d'espoir avait 6t6 si court, qu'il s'en souve-
nait k peine. Sa vie ext^rieure bris6e, il n'avait
plus Youlu, il ne voulait plus vivre que par le
coeur. Et puis il avait subi une contrainte si
contraire k ses instincts, que la liberty lui parais-
sait le premier des biens. Je Tai souvent en-
lendu dire k ma grand'mfere que la Revolution
Tavait ddivr^, et qu'il n'avait pas le droit de la
niaudire. Tons deux d6testaient 93, mais ils res-
pectaient 89.
Le reste de la notice que j'ai sous les yeux
devient personnelle k mes parents ei k moi.
Elle traite beaucoup de nos relations de famille ;
j'ai parl6 de ces relations et j'ai fait le. portrait
de mon grand-oncle dans VHistoire de ma vie.
Tout ce qui precMe m'^tait inconnu ou mal
connu; peut-etre n'ai-je pas parl6 de lui avec
MON GRAND-ONCLE 109
tout le respect que merite un caractere si pur et
si g^n^reux. Dans une nouvelle Edition de mon
ouvrage, j'ajouterai au bien que j'ai dit de lui,
car je me suis vraiment tromp^e en voyant tou-
jours en lui une manifere d'abb6 de cour. Tigno-
rais quelle tyrannic il avait subie et par quels
d^vouements il s'^tait veng6. C'est un portrait k
refaire, car il m'apparatt sous un jour nouveau.
Ce n'est plus un debris de Tancien regime pre-
nant la nouvelle society avec une l^g^retd de
coeur philosophique : c'est une victime de ce
pass^ oil les notions, de la famille et les liens du
sang sont si 6trangement confondus et mteonnus
dans les grandes families. C'est un opprim6 plein
de tendresse et de mansu6tude, rendu k la pos-
session de lui-mSme, rest6 aimable, souriant et
patemel sur les ruines de sa propre existence.
II v^cut paisible, adonn6 aux arts, qu'il effleura
d*une main 16g6re, entour6 de vieux amis et
d*enfants adoptifs dont quelques-uns vivent en-
core et b^nissent sa m^moire, entre autres
mademoiselle Virginie Cazeaux, une personne
de grand merite qui lui a ferm6 les yeux k
Brunoy, et qui s'est retirte k Tartas, d'ou elle
110 DERNlliRES PAGES
m'a envoy6 Ics 616meiils du r6sum6 qu'on vient
de lire.
M. de Beaumont a vecu dans Taisance avec sa
modique pension, grcice k sa science des choses
pratiques. 11 a eu le grand art de rendre beau-
coup de services et de donner beaucoup de so-
cours en menant une vie d'apparence assez
somptueuse et de reel bien-etre. II est mort d'un
an^vrisme au coeur, dont il avait, je crois, tou-
jours souffert, k Ykge de soixante-treize ans.
Nohant, decembrc 1875.
DIALOGUES
ET
FRAGMENTS PHILOSOPHIQUES
Je suis de ceux pour qui un livre de M. Re^
nan est comme un jour doux et clair ou pas-
sent beaueoup de nuages tour a tour brillants
et sombres, tous beaux de couleur et de forme.
Le soleil est sou vent voile et puis les nuees se dis-
sipent, et il reparaft triomphant pour se voiler
encore. On aime ces alternatives, qui sont Timage
exaete de la conscience humaine aux prises
avec rid6al. L*immuable s^renit6 ne se trouve,
pour rhomme de recherches, que dans les scien-
ces positives i celui qui cherche la v(5rit6 au
1. Par Ernest Renan.
112 derni£;res pages
deli doit combattre sans reliche le grand com-
bat.
: Ge combat terrible entre la foi et Texp^rience
est aujourd'hui dans tons les esprits moyens.
Nulle 6poque autant que la nfitre ne Fa pouss6
k ses extremes pcrip^ties. L'figlise, demifere gar-
dienne de la r6v61ation, tente les derniers eflforts
pour imposer le divorce entre la croyance et la
raison. La science lutte Iranquillement^ dans son
domaine imprescriptible, pour rejeter le miracle,
c'est-i-dire Tinterversion des lois naturelles au
gr^ d'un pouvoir plac6 en dehors de la nature.
Entre ces deux p61es, la majority des bous es-
prits se d^bat, ne voulant renoncer ni k son
ideal, ni k sa raison. L'humanit^ pensante en
est arrivte k cette impasse, k cette porte de fer
devant laquelle se brisent tons les efforts de
Torthodoxie et de Tath^isme. II faut que les
6coles extremes en prennent leur parti. L'homme
ne se passera ni du pain de Time, ni de celui
du corps.
Si cette lutte agite les esprits moyens, elle est
ardente quand elle se concentre dans des esprits
de premier ordre comme ceux de MM. Berthelot
et Renan; car le livre des Dialogues et Frag-
DIALOGUES PHILOSOPHIQUES 113
ments 'philosophiques^ pour n'^tre sign6 que d'un
de ces noms illustres, n'en est pas moins sorti
d'une double inspiration. M. Renan le proclame
avec la chaleur de Tamitie dans une touchante
d^dicace, et, dans le cours de Touvrage, une
lettre de M. Bertlielot, page capitale qui r^pond
k toute la logique du livre et qui la confirme
victorieusement, prouve de resle que ces deux
grandes intelligences ont agi Tune sur Tautre i
la manifere de deux 61^ments qui se p^n^trent
sans se transformer et sans rien perdre de ce
qui constitue leur force. lis ne se sont pas fait
de concessions mutuelles, on le voit bien. Rien
en eux-m6mes ne s'est desagr6g6. C'eut ^t^ bien
dommage, car il est rare que deux esprits de
nature dilf6rente se confondent sans s'att^nuer
mutuellement. M. Renan a gard6 son idi^al de
logique et de sentiment. M. Berthelot garde sa
puissance exp^rimentale, sa certitude bas^e sur
r^vidence, et il s'est produit un fait rare, digne
de notre admiration. lis ne se sont pas heurt^s
dans la discussion, ils n'ont pas meme song6 k
se combattre. G'est peut-^tre la premiere fois,
dans Thistoire de la philosophie, qu'un pareil
fait se produit, et je ne sais si on Ta remarqu6
114 DERNlllRES PAGES
autantqu'il le m6rite. G'est pourquoi j'en parle,
tout indigne que je suis de m* Clever k de si
hautes visc^es.
II est vrai que, dans toute la premifere moiti6
du livre, les Dialogues^ M. Renan fait k la science
la part si belle, il rend k la m^thode exp^rimen-
tale de tels hommages, qu'elle aurait mauyaise
gr^ce k ne pas reconnaitre Tautorit^ que I'id^l
conserve dans son domaine. Ge qui sera iu avec
le plus d'empressement dans ce volume, ce qui
soulevera le plus d*objections, de coieres peut-
Atre, mais ce qui, k coup sur, pr^sentera le plus
d'attrait k la curiosity et d'aliments k la discus-
sion, c*est le quatri^me dialogue, intitule Mves,
II y a li un certain Thtoctiste qui va loin, je
Tavoue, et qui me parait logique jusqu'i la f^
rocit6. Ce n'est pas un personnage r6el qui parle,
ne Foublions pas; ce n'est pas une th6orie que
Tauteur recueille et raconte ; c'est un raisonne-
ment 6clos et men6 jusqu'au bout, un des lobes
de son propre cerveau qui a fonctionn6, en ce
moment-li, jusqu'k epuisement d'induction. Les
autres lobes c^r^braux, representes par les autres
personnages des dialogues, sont un peu scanda-
lises de la vehemence de Th^octiste ; mais, si
DIALOGUES PHILOSOPHIQUES 113
j'avais 6t6 admiso, pauvre here, en cette illustre
corapagnie, j'aurais reclame plus haut pour les
pauvres d'esprit menaces d'extermi nation finale
par les puissants inoyens de fprce brutale que
poss^deront un jour, au dire de cet exalte, les
hommes de science, et voici ce que le paysan
du Danube se fut permis de iGi r^pondre :
« Vous dites que Tavenir du monde appartient
aux savants, qu'ils sont tout, et nous autres
ignorants rien qui vaille. Vous d^cr^tez que la
d^mocratie ne peut rien pour le progr^s et
qu'elle doit le subir, sauf k etre exterminee par
lui, si, ne le comprenant pas, elle y fait obstacle.
Vous admettez qu'elle ne peut le comprendre
que par ses rfeultats. Done, si elle corabat des
experiences et en trouble Tapplication, qu'elle
soit an^antie par ces engins, qui, en dehors des
mains savantes, seront des ustensiles de nulle
efficacit6. » Ce serait done la fin de la race hu-
raaine, car, d*apr6s votre raisonnement, il n'y
aura jamais qu'un petit nombre d'hommes eclai-
res, et les masses, les nations entiferes accepte-
ront bien moins les d6crets de T incomprehensi-
ble dans Tordre positif que dans Tordre merveil-
leux. II faudra des centaines, peut-^tre des mil-
IIG DERNlfeRES PAGES
liers de si^cles, pour que ces masses soient arri-
v^es par la pratique k ne plus douter de votre
infaillibilit6 scientifique, car il aura fallu tout ce
temps-1^ pour vous la faire acqu6rir h vous-
memes. Nous voici done lances dans des guerres
atroces oil vous r^gnerez par la terreur, et vo-
tre science de destruction augmentant toujoiirs,
cbaque nouvelle guerre sera plus meurtrifere que
les aulres, jusqu*i ce que vous restiez seuls en
face de vos instruments formidables, n'ayant
plus d'autre ressource que de faire sauter la
plan^te pour en fmir. Voili un petit r6ve qui
n'est pas gai, et que vos amis ont eu raison de
traiter d'affreux cauchemar.
Le pouvoir absolu qui s'appuierait sur la
science du fait serait le pire de tons, parce qu'il
d6truirait Tamour de la liberty qui commence
a nous venir et dont nous n'avons pas abus^
jusqu*ici. II nous rejetterait dans la barbaric des
superstitions. Les hommes ne se laissent pas con-
vaincre malgrd eux. L'^vidence n'a pas d'empire
sur celui k qui on dte le choix entre le vrai et
le faux. £tre libre, c'est la premiere condition
pour voir clair. Laissez la foudre aux mains du
vieux Zeus. Au moins celui-Ii ne savait pas s'en
DIALOGUES PHILOSOPHIQUES 117
servir. Ne r^vez plus d'etre la souche future des
empereurs l^itimes et des papes infaillibles. II
ne faut plus de ces pouvoirs-1^. Honneur k la
masse vulgaire si elle sail les supprimer sans
violence, tandis que vous rfeveriez de les retablir
par la force !
Mais j'ai tort d'insister sur cette petite d^bau-
che d*imagination du philosophe, et je demande
qu'au contraire les lecteurs serieux en fassent
bon march^ et suivent M. Renan sur son veri-
table terrain, qui est Tid^al. Je le soup^onne
presque, car c'est un esprit aussi malicieux que
tendre, d'avoir mis cette th^se dans la bouche
de Thtoctiste, pour nous montrer qu'en allant
trop loin dans la passion de la science positive,
on peut arriver k des conclusions pareilles k
cellesde Tinquisition. Ou bien encore, consultons
sa preface et reportons-nous k T^poque de mai
71, ou ces dialogues furent terits. La force bru-
tale dominait partout le droit moral. Le philo-
sophe ^prouvait le besoin de les mettre d'accord
k tout prix, dans les hypotheses de Tavenir.
Mais ce n*est pas dans ce passage brillant, et
admirableraent 6crit d'ailleurs, qu'il faut cher-
cher la force r^lle des id^es et des reflexions
7.
H8 DERNlfeRES PAGES
de M. Renan. La vraie puissance de ce merveil-
leux talent est dans sa douceur, dans sa modes-
tie g6n6reuse, dans Tesprlt de veritable charit6
qui le p6n6tre et qui 6mane de lui. C'est un
rare type de penseur. fipris de raison et de li-
bert(5 jusqu'a tout sacrifier s'il le fallait k ces
lois sublimes, il reste I'apfitre fervent du sens
divin dans Thomme ; sa conviction d^sarme le
positivlsme le plus m^fiant, et voici que Ykme
la plus ferme dans la voie du mat^rialisme bien
entendu lui r^pond :
a Le sentiment du bien et du mal est un fait
)) primordial de la nature humaine; il s'impose
» k nous en dehors de tout raisonnement, de
)) toute croyance dogmatique, de toute idfe de
» peine ou de recompense. II en est de mSme
» de la liberte, sans laquelle le devoir ne serait
» qu'un mot vide de sens. La discussion abs-
)) traite si longtemps agit6e entre le fatalisme
» et la liberty n'a plus de raison d'etre; Thomme
» sent qu'il est libre, c'est un fait qu'aucun rai-
» sonnement ne pent ^branler. Les anciennes
» opinions, n6es trop souvent de Tignorance et
» de la fantaisie, disparaissent pour faire place
» k des convictions nouvelles fond^s sur Tob*
DIALOGUES PHILOSOPHIQUES 119
» servation de la nature. J'entends de la nature
» morale aussi bien que de la nature physique.
» Les premieres opinions avaient sans cesse va-
» ri(^, parce qu'elles 6taient arbitraires; les nou-
)) velles subsisteront, parce que la r6alit6 en
» devient de plus en plus manifeste, k mesure
» qu'elles trouvent leur application dans la so-
)> ci6t6 humaine, depuis Tordre materiel et in-
» dustriel jusqu'k I'ordre moral et intellectuel le
» plus 61ev6. La puissance qu'elles donnent k
» I'homme sur le monde et sur Thomme lui-
» m6me est leur plus solide garantie. Quiconque
» a gout6 de ce fruit ne saurait plus s*en d^ta-
» cher. Tons les esprits sont ainsi gagn^s sans
» retour, k mesure que s' efface la trace des
» vieux pr6jug^s, et il se constitue, dans les r6-
» gions les plus hautes de Thumanit^, un en-
» semble de convictions qui ne seront plus ja-
» mais renvers^es. »
Voili de grandes paroles et que tons nous
ferons bien de m^diter. C'est MarcelinBerthelot,
un savant de premier ordre, un adepte in^bran-
lable de la m^thode experimentale, qui recon-
natt dans Thomme le sentiment primordial du
bien, du be^u et du bon. II fait k ce sentiment
120 DER1SI£RES PAGES
la premiere part dansle droit humain. La liberty
n'est pour lui que le moyen de Texercer. Nous
voici bien loin du materialisme proprement dit,
qui d6truit toutes les notions du devoir et
du droit. Cette constatation du fait primordial
nous suffit. EUe legitime Taffirmation de M. Re-
nan que Tunivers a un but et que Thomme est
vertueux ou coupable selon qu'il se soumet k
ce but ou qu'il cherche k le combattre.
Dire que le livre est beau, c'est dire ce qui
frappe tous les lecteurs de M. Renan. Mais di-
sons aussi qu'il est bon; que son m^rite n'est
pas purement litt^raire; qu'il nous r6concilie
avec le bon sens, tout en d6veloppant de plus
en plus en nous le sentiment de Tid^al, enfin
qu'il assure nos pas sur la terre, tout en aidant
nos ailes a pousser. N'est-ce pas la, en elfet, le
grand, le vrai probl6me? Ne faut-il pas que
nous 6chappions radicalement aux illusions du
pass6, et qu'en m^me temps nous gardions la
foi et le culte des v^rites sacrc^es sans lesquelles
nous assimilerioRS les idees aux faits etperdrions
la notion de la grande synth6se? La nature est
immorale, nous disent les savants. Elle ne fait
pas de choix; elle frappe sans souci du m^rite
DIALOGUES PHILOSOPHIQUES 121
des 6tres, elle ob^it k deslois qu'aucune consid^
ration morale n'entrave et ne fait m6me h6siter.
Voil^ qui est vrai pour les forces de la mati^re;
mais, que riiomme soit matiere ou esprit, le
voilk qui entre en lutte contre cette force aveu-
gle et qui la combat a son profit ; aussitdt que
vous lui accordez le discernement de ce qui est
utile ou nuisible, il faut bien lui accorder la
liberty et la connaissance du bien et du mal.
Si la morale est un fait primordial, verifie par
rexp6rience et au-dessus de tout raisonnement,
la morale est, d'une certaine manifere, dans la
nature ; car, non-seulement Thomme appartient
h la nature, mais encore il en est, quant k notre
monde, Texpression la plus haute, Texpression
raisonn6e.
Nohant, mai 1876.
LE
THEATRE DES MARIONNETTES
DE NOHANT
De toutes les manieres de s'amuser h la cam-
pagne ou dans les salons , la plus emouvante et
la plus artiste est certainement le th^^tre ; qu'il
soit musique, drame ou com6die, il met en jeu
toutes les volont6s et en lumi^re toutes les apti-
tudes des personnes qui s'y emploient. II est un
exercice d'esprit et une 6tude de plastique pour
les jeunes gens des deux sexes. Durant les lon-
gues soirees d'hiver, j'imaginai, il y a environ
trente ans, de crter, pour ma famille, un tW^tre
renouveli^ de Tantique proc^de italien, dit com^-
dia deir arte, c'est-i-dire des pi^es dont 1^
124 DERNIERES PAGES
dialogue improvis6 suivait un canevas 6cril affi-
ch6 dans la coulisse.
Cela ressemblait aux charades que I'on joue
en soci6t6 et qui sont plus ou moins d^velop-
p6es seion I'ensemble et le talent qu'on y
apporte. Nous avions d6but6 par Ik. Peu a peu
le mot de la charade disparut et Ton joua d*a-
bord des saynfetes foUes, puis des comedies d'in-
trigues et d'aventures, puis enfin des drames k
6v(^nements et k Amotions. Le tout avait com-
mence par la pantomime, et ceci avait 616 de
Tinvention de Chopin ; il tenait le piano et im-
provisait, tandis que les jeunes gens mimaient
des scenes et dansaient des ballets comiques. Je
vous laisse k penser si ces improvisations admi-
rables ou charmantes montaient la t6te et d6-
liaient les jambes de nos executants. II les con-
duisait k sa guise et les faisait passer, selon sa
fantaisie, du plaisant au severe, du burlesque
au solennel, du gracieux au passionne. On im-
provisait des costumes afin de jouer successive-
ment plusieurs roles. Des que Tartiste les voyait
paraitre, il adaptait merveilleusement son th6me
et son accent k leur caractere. Ceci se renou-
vela durant trois soirees, et puis le mai-
LE THEATRE DES MARIONNETTES 125
tre, partant pour Paris, nous laissa tout excites,
tout exalt^s, et d^cid^s k ne pas laisser perdre
r^tincelle qui nous avait ^lectris^s.
Je ne raconterai pas ici Thistoire de notre
theatre improvise. Je dirai celle du th^^tre des
marionnetles de Nohant, qui a march6 k c6t6 et
qui a lini par prendre un d^velopperaent com-
plet, tandis que Tautre s*est arr6t6 faute d*ac-
teurs. Si j'ai parl6 de celui-ci, oil nous remplis-
• sions des rdles, et ou, pendant des ann^es, nous
ne voulumes point de spectateurs, c'est pour en
en venir k ceci, que, si la comMie est le plus
vif amusement de la vie intime, elle exige un
concours de circonstances qui ne se cr6ent pas
k volont^ et une reunion d'amis exceptionnel-
lement disposes k y prendre part. Le th^^tre
toujours possible est celui des marionnettes,
parce qu'il reclame peu d'espace, de moindres
frais et une seule personne, deux tout au plus,
pour manier les personnages et tenir le dia-
logue. II est done k la portte de quiconque a
de Tesprit ou de la faconde, du talent ou de la
gaiet(^, et, si Ton y ajoute TinvenLion et le gout,
il pent prendre des proportions singuli^rement
int6ressantes.
126 DERNlfeRES PAGES
Mais la marionnette 616mentaire a besoin de
notables perfectionnements, et nous voulons
donner au public tous les petits secrets du
metier. C'est pourquoi nous raconterons toute
rhistoire de ces pupazzi que nous avons vus
naitre et qui sont devenus pour nous de v6rlta-
bles personnages associ^s k toutes les impres-
sions gaies ou po^tiques de notre vie intime.
Disons, avant tout, ce que c'est que la ma-
rionnette et quelle place elle tient dans i'histoire
de Tart.
La marionnette n'est pas ce qu'un peuple vain
pense. II y a li en effet tout un art special, iion
pas seulement n^cessaire dans la confection et
Temploi du personnage qui repr^sente TStre hu-
main en petit, mais encore dans la fiction plus
ou moins litteraire qu'il doit interpreter.
Tout le raonde connait I'excellent et charmant
ouvrage que M. Magnin, de Tlnstitut, a public
d'abord en chapitres dans la Revv^ des Deux
Mondes^ puis en volume (chez Michel L6vy,1852).
C'est bien YHistoire des marionnettes en Europe,
dcpuis Vantiquiti jusqu'a nos jours, mais c'est
aussi rhistoire du th^^tre europ^en, car ces deux
modes de representation sc^nique ont toujours
LE THIEATRE DES MVRIONNETTES 127
6t& contemporains ; leur commune origine se
perd dans la nuit du passe, et ils ont suivi les
rafimes destin&s jusqu'i nos jours. Quand ils
ont ^t^. proscrits ou delaiss^s, c'est pour les
rafimes causes, la persecution religieuse ou les
malheurs publics. En tout temps, ils ont r^pondu
k un besoin imp^rissable de Thomme, celui
de la fiction, et Tart qu'ils ont exprim6 a ^te
Vhistoire de Timagination humaine, mythologies
de Tancien monde, myst^res du moyen ^ge, ex-
ploits de la chevalerie, feeries de la renaissance,
drames et galanteries des temps modernes. Ils
ont pr^sente au regard sous le relief de la rampe
toutes les reveries de Thomme associte k toutes
ses r^aiites.
La marionnette obeit sur la sc^ne aux memes
lois fondamentales que celles qui r^gissent le
tWitre en grand. C'est toujours le temple archi-
tectural, immense ou microscopique, ou se
meuvent des app^tils ou des passions. Entre le
Grand Op^ra et les baraques des Champs-Ely-
sees, il n'y a pas de difference morale. Le Me-
pliisto de Faust est le meme Satan que le dia-
ble cornu de Polichinelle. Polichinelle, Faust,
don Juan ne sont-ils pas le meme homme, di-
l!28 DERNlfeRES PAGES
versement influence par T^ternel combat entre
la chair et Tesprit?
II n'y a done pas deux arts dramatiques, il n'y
en a qu'un. Mettre des marionnettes en sc^ne
est un acte qui reclame autant de soin et de
savoir que celui d'y mettre de v6ritables acteurs.
Les proc^des ont m6me des points de ressem-
blance. Les gens qui ne sont ni de Tun ni de
Tautre metier croient g^neralement que tous les
raouvements et toutes les intonations s'impro-
visent librement k la representation. lis ne savent
pas que le long et minutieux travail des repe-
titions consiste k emprisonner, k garrotter Pac-
teur dans la convention de son rdle avec une
precision automatique.
La longue histoire des marionnettes prouve
qu'elles peuvent tout representer, et que, jus-
qu'a un certain point, ces 6tres fictifs, mus par
la volonte de Thomme qui les fait agir et parler,
deviennent des etres humains bien ou mal in-
spires pour nous emouvoir ou nous divertir. Tout
le drame est dans le cerveau et sur les Ifevres
dc Tartiste ou du poete qui leur donne la vie,
II n'est done pas etonnant que certains maitres
en Tart des marionnettes aient passionne beau-
LE THEATRE DES MARIONNETTES 129
coup de lettres, et que de grands esprits aient,
ou travaill6 pour elles, ou puis6 leurs inspirations
dans les traditions steulaires de leurs repertoires.
M. Magnin' nous apprend , et nous prouve par
des citations, qu'ils contenaient de grandes
beaut^s, comme on en trouve dans ces chan-
sons populaires dont les auteurs sont rest^s
inconnus.
La marionnette est d'ailleurs un 6tre multiple,
qui tantot se resume en une t6te et des mains
de bois adapt^es i un sac d'^toffe^ tant6t devient
un objet d'art dans les mains du m^canicien,
du sculpteur, du peintre et du costumier. Les
marionnettes k corps entier, dont les articula-
tions sont mues par des fils , ne devraient pas
6tre confondues, comme Fa fait M. Magnin, avec
les automates proprement dits, dont le merite
appartient exclusivement k Tart mecanique,
comme les poup^es parlantes qu'on met aujour-
d'hui dans les mains de nos enfants, et qui ne
sont pas, disons-le en passant, une mediocre
invention. Pourtant, comme les enfants seront
toujours des enfants, c'est-i-dire de petits hom-
mes et de petites femmes qui ob^issent an
besoin d'exprimer la vie dans leurs jeux, les
130 DERNIERES PAGES
poup^es m^caniques les ^tonneut plus qu'elles
no les amusent. Quand la surprise est pass^,
c'est-k-dire au bout d'un jour ou deux, Tenfant
a bris^rautomate pour voir ce qu'il y a dedans,
ou il le dclaisse, pr6ferant les poup^es ou les
animaux articules, qu'il peut ployer ^ sa guise
et faire crier ou parler par sa propre voix,
C'est pour cela que les marionnettes de la
premiere catdgorie, les v^ritables guignols ou
burattini, qui n'ont point de jambes, et qui,
viies k mi-corps, remuent les bras dont les man-^
ches vides sont remplies par le pouce et le
medius de Top^rant, tandis que Tindex soutient
la t6te, sont ct seront toujours plus anim^es et
plus amusantes que celles qui ob^issent au sys-
teme des fils et des ressorts. Je ne veux pas
dire de mal des fantoccini italiens, que j*ai vus
k Genes et qu'on voit k Milan reciter des tra-
gedies et danser des ballets avcc une precision
de ges.tes et de pas vraiment extraordinaire *
Mais un tel spectacle est deji tres-compliqu6 5
il exige une troupe d*opera7iti qui sont en meme
temps recitantiy liommes et femmes; et, s*ils
disent bien leurs i^oles, on regrette de ne pas les
Toir en scene k la place de leurs figurines aux
LE THEATUE DES MARIONNETTES 131
gestes trop precis, aux physionomies inertes.
Nous avons toujours cru qu'il ^tait possible
de creer, en petit, un th^Stre dont une seule
personne serait Tinspiration, le mouvement et
la vie. Ge probleme semblait tout realist d^j^
par les guignols des baraques, dont la verve et
la gaiet6 ont le monopole de la place publique.
Mais, k ces divertissements ^l^mentaires, ne pou-
vait-on ajouter Tillusion th^atrale, la po6sie ou
la r^alit^ du dc^cor, le m^rite ou le charme
litt^raire? Avec des moyens aussi simples que
la marionnette sans jambes, vue k mi-corps,
pouvait-on obtenir Tillusion de la scene et sortir
des classiques lazzi de Polichinelle ? G'^tait un
probleme, et voici comment il a 6te r^solu par
mon fils Maurice Sand, que j'appellerai Maurice
tout court, puisqu'il ne pent pas 6tre monsieUr
sous ma plume.
G*est en 1847 que, pour la premiere fois, aveC
Taide d'Eug^ne Lambert, son ami et son cama-
rade k Tatelier d*Eugene Delacroix, et sans auti'e
public que moi etViclor Borie, alors journalistci
en province, Maurice installa une baraque de
marionncttes dans notre vieux salon. Nous
venions d'etre assez nombreux pour jouer en
132 d£rni£:res pages
famille la comedie improvis^e (voir Masques et
BouffonSy Maurice Sand). La troupe s*6tait dis-
pers^e, nous n'^tions plus que quatre k la
maison : deux de nous se consacr&rent k charmer
les longues soirees d'hiver des deux autres.
La premiere representation n'eut pourtant pas
lieu sur un th^&tre. L'id^e naquit derriferfe une
chaise dont le dos, tourn6 v«rs les spectateurs,
6tait garni d'un gra:nd carton k dessin et d'une
serviette cachant les deux artistes agenouill^s.
Deux buchettes, k peine d^grossies et emmail-
lott^es de chiffons, 61evferent leur buste sur la
barre du dossier, et un dialogue tr&s-anim6
s'engagea. Je nein'en rappelle pas un mot, mais
il dut 6tre fort plaisant, car il nous fit beaucoup
rire, et nous demand^mes tout de suite des
figurines peintes et une sc&ne pour les faire
mouvoir.
Ce th^&tre se composa d*un 16ger chassis garni
d'indienne k ramages et de sept acteurs taill^
dans une souche de tilleul : M. Guignol, Pierrot,
Purpurin, Gombrillo, Isabelle, della Spada, capi-
tan, Arbait, gendarme, et un monstre vert. Je
reclame la confection du monstre, dont la vaste
gueule^ destin^e k engloutir Pierrot, fut formte
LE THEATRE DBS MARIONNETTES 133
d'unc paire de pantoufles doublees de rouge, et le
corps, d'une manche de satin bleu^tre ; si bien
que ce monstre, qui existe encore et qui n'a pas
cess6 de porter le nom de « monstre vert)), a tou-
jours 6i& bleu ! Le public nombreux qui depuis
Ta vu fonctionner ne s'en est jamais aper^u.
On joua des faeries ; les deux jeunes artistes,
habitues d6ji k Timprovisation, furent si comi-
ques, que les deux spectateurs, k I'unanimite,
les engag^rent k augmenter la troupe et k soi-
gner le d^cor. lis r^pondirent que le th6dtre
6tait trop petit et ne comporLait qu'une paire
de coulisses et une toile de fond. On verrait
Tannee suivante.
II ne fut pas possible d'attendre jusque-lJi.
Victor Borie, voulant repr^senter un incendie^
incendia pour tout de bon le th^sltre, et il fallut
en construire un autre, dont les dimensions
furent doubl6es. Dans le courant de Thiver, on
joua sept pieces : Pierrot UMrateur, Serpentin
verty Olivia^ Woodstoke^ le Moine, le Chevalier
de Saint-Fargeau, le R4veil du lion.
En 1848, on en joua une douzaine. On appor-
tait toujours le chassis au salon, aprfes le diner;
on dressait le d^cor, et on constatait chaque
8
131 DERNIERES PAGES
soir un nouveau progres. Cromwell, L^on,
Lacroix, Valsenestre, Cl^anthe, Louis, Rose,
Celeste, Ida at Daumont avaient vu le jour, el ,
k peine sortis de la buche, avaient paru sur la
scene avec Taplomb de vieux com6diens. On
avail am61ior^ T^clairage, la chose la plus diflB-
cile k obtenir, saus risque d'incendie, dans un
theatre portatif; mais le systfeme 6tait encore
irop imparfait pour qu'on s'appliquftt beaucoup
aux decors. Et puis on jouait encore la com6die
improviste plus souvent et plus volontiers que
les marionnettes. Ce qui n'empechait pas cer-
taines soirees d'etre consacr^es a la lecture.
Chacun lisait k son tour, pendant que les autres
travaillaient aux costumes ou k la sculpture des
figurines. Nous achevions les Girondins de La-
marline, quand, par une preoccupation tr&s-
naturelle, Maurice et Lambert eurent Tidte de
repr6senter toute la revolution frangaise en une
s^rie de pieces congues comme un roman hls-
lorique k la Walter Scott. II y en eut seulement
deux de jouees. La revolution de F6vrier nous
surprit au beau milieu de notre vie de campagne
et nous dispersa de nouveau.
En 49, on se remit k Toeuvre : la troupe.
LE THEATRE DES MARIONNETTES J33
compos^e de dix-sept personnages, s'installa dans
une petite pitee voutfe qui servait de garde-
meuble et que, dans mon enfance, on appelait ,
je ne sais pourquoi, la salle des archives. En 49,
elle fut nettoy^e, restaur^e et classiquement
consacr6e « aux muses ». Un ou deux ans plus
tard, on perga un gros mur, ou Ton pratiqua
une arcade ; la salle des marionnettes devint la
loge d'un public de soixante personnes bien
plac^es sur une estrade qui se d^montait et se
remontait en peu d'instants. Au delJi de Tarcade
se trouvait une grande pifece assez flevte pour
qu'on put y planter le th^&tre des acteurs vivants,
et dont on enleva le billard pour ^tablir un
second plancher. Gette combinaison fut tres-
heureuse. On plaga le luminaire sur la face du
mur qui regardait le th^^tre, et le spectateur,
assis dans Tombre, fut absolument trorap6 sur
la dimension et la profondeur des objets exhib6s
devant lui. On avait obtenu un effet de diorama
qui permit des lointains et des reliefs remar-
quables dans un espace ch^tif en r^alit6.
Quant aux marionnettes, leur theatre, ^tabli
dans la partie de la salle des archives qui ne
faisait point face k Farcade, resta tranquille et
130 DERNlfeRES PAGES
intact derri^re une cloison mobile qui en mas-
quait entiercmcnt la facade. Quand on le rouvrit,
onlui appliqua le m^nie syst^me d'6clairage qu'i
Tautrc th^ditre. La charpente k demeure 6tant
solide, on ^tablit une rampe et des montants
caches k Toeil du spectateur et munis de puis-
sants r.^flccteurs. Plus tard, on mit une herse
dans Ics frises, et, plus tard encore, on en ajouta
deux autres au milieu et au fond, si bien que
la scene fut ^clair6e comme celle d'un vrai
tbfe^tre, et on put se permettre un grand luxe
de decors, dont il fut permis de r^gler Ttelairage
selon les besoins de Teffet. Rien n'6tait plus sim-
ple que de rendre la lumi^re rouge ou bleue
par le moyen des verres de couleur et des trans-
parents; mais on ne s'arreta pas au n6cessaire.
On voulut avoir le soleil, la lune, les 6toiles
et le reflet des astres dans les eaux. Maurice,
devenu promptement menuisier, serrurier et
m^canicien, fut bientdt un habile machiniste. On
voulut, plus tard, voir le soleil et la lune se
lever et se coucher. On ^tait exigeant ; on trou-
vait insupportables ces astres immobiles. On
peignit des ciels sur calicot et on fit monter et
descendre derri^re, frisant la toile, une boite
LE THEATRE DES MARIONNETTES 137
de lanterne magique, dont la lentille fut r6gke
selon r^clat voulu. Au moyen d'un simple tourne-
broche, dont on r6gla ^galement le mouvement
et dont on ^teignit le bruit, on eut le lever et
le coucher du soleil et de la lune relativement
aussi muets et aussi lents que dans la reality. II
ne s'agissait que de monter la machine avant
le lever du rideau et de la faire marcher au
moment n^cessaire. Le changement de lumi^re
sur la scfene fut obtenu par des ficelles dont
Toperateur se sert avec la plus grande facilite,
sans interrompre son dialogue. Tout cela exigea
d'assez longs t^tonnements. Aujourd'hui, tout
fonctionne au gr6 de Toperant, et une lanterne
i lumi^re ^lectrique lui permet les apoth^ses.
Disons, pour finir ce qui a trait k F^clairage, ce
point essentiel des effets de th^^tre , qu'on ne
souifrit point de lustre dans la salle. Quelques
bougies plac6es contre la muraille d\f fond, der-
ri^re le spectateur, suffisent pour lui faire trouver
sa place, et tout T^clat du veritable luminaire,
dont il n'apergoit point les foyers, se concentre
sur le thMtre. C'est toujours Tefifet de diorama ,
qu'on n'a jamais essaye d'appliquer ailleurs, et
qui donnerait k la sc6ne la magie et la profon-
8.
138 DEUNlfeRES PAGES
deur qu'elle n'a point. Les Italiens savent bien
que les salles doivent fetre sombres pour que la
scene soit lumineuse, et que Toeil perd la facult6
de bien voir quand la clart6 Tassi^ge et le p^-
netre de prfes et de tous c6t(5s. Mais les Frangais,
les Frangaises surtout, vont au th^itre pour se
faire voir, et le spectacle passe souvent par-
dessus le march^.
Les progrfes obtenus par Maurice dans Tart
d'adapter par. des moyens faciles et peu couteux
c'est-i-dire k la port^e de beaucoup de person-
nes, les merveilles du theatre k une bonbonni5re,
furent souvent interrompus par F^tude de choses
plus sinenses. Quand nous avions des loisirs,
ce qui n'arrivait pas tous les ans, le Grand
TMdtre, comme nous Tappelions par antithfese
forc6e, bien qu'il fut une bonbonnifere aussi,
nous occupait davantage ; mais, par le soin que
nous apportions k nos costumes, a notre mtso
en sc^ne, et par Thabitude que nous prenions
d'improviser le dialogue, le don de faire agir et
parler des marionnettes ne se perdait pas chez
nos jeunes artistes. En 1848 et 49, ils nous
avaient jou6 dix-huit pitees nouvelles. En 18S4,
Thiron, aujourd'hui de la Gom^die-Franpaise,
LE THEATRE DES MARIONNETTEB 139
d6buta cheznous, non-seulement dans la com^die
improvis^e, mais encore au th6^tre das marion-
nettes et fut 6blouissant d'esprit et de verve sur
ces deux scenes. Lambert, tr^s-brillant aussi et
trfes-original, reprit ensuite son emploi. Puis
Alexandre Manceau Tann^e suivante et Tliiron
encore. Plus tard, Victor Borie, Sully -L6vy,
fidouard Cadol, Charles Marchal, Porel; enfin
plus tard encore, notre ami Planet et deux de
mes neveux furent les associ^s de mon fils dans
la mise en scfene, la convention des canevas et
la recitation des marionnettes. Avec gens qui
ont de Tesprit k revendre, il 6tait difficile que
ces representations ne fussent pas d'exquis di-
vertissements. De 1854 k 1872, il y en eut en-
viron cent vingt. Et puis Maurice travailla et
op^ra tout seul et c'est alors que ce theatre entra
dans une voie nouvelle qui n'est sans doute pas
son dernier mot, mais qui est la voie d'un art
complet, en ce sens qu*il pent aborder des genres
jusqu'ici interdits k ses moyens d'exfoution.
En eflfet, la marionnette classique, tenue dans
la main, est, par la nature de son agencement,
un etre exclusivement burlesque. Ses mouve-
ments souples ont de la gentillesse, mais ses
liO DERNIERES PAGES
gestes sont d^sordonn6s et le plus souvent im-
possibles. C'est done un personnage impropre
aux r61es s^rieux, et il avait fallu tout le talent
de nos operanti pour nous attendrir et nous
efifrayer dans certaines situations. Presque tou-
jours ils nous donnaient des parodies de melo-
drames ou des pieces bouflfonnes. Les titres de
quelques-unes en font foi, comme Oswald VEcos-
sais, VAuberge du Haricot verl^ Sang, S&r6nades
et Bandits, Robert le Maudit, les Sangliers noirs,
une Femme et un Sac de nuit, les Filles brunes
de Ferrare, le Spectre chauve, Pourpre et Sang^
les Lames de Tolede, Roberto le ton voleur,
VErmite de la mar6e montante, une Temp^te
dans un coeur de bronze, le Cadavre recalcitrant,
etc. Les sujets bouffons etaient souvent inspires
par les impressions du moment, une aventure
ridicule dans le monde politique ou artiste,
une chronique locale, un r6cit amusant ou sin-
gulier, la yisite de quelque personnage absurde,
un intrus dont on faisait la charge sans qu'il
se reconnut, tout scrvait de thfeme i la pi^ce
(^tablie en canevas en quelques heures et jou6e
quelquefois le soir m^me. Nous avons dA k ce char-
mant petit th^dtre des distractions bienfaisantes,
LE THJ^ATRE DES MARIONNKTTES i41
des soirees d'expansion et d*oubli d'un prix ines-
timable.
La dispersion de la famille et la difficult^ de
se r6unir, la mort de quelques aaiis bien chers
qui avaient brill6 sur notre Grand Theatre (Bo-
cage y avail jou6, et d'autres non moins celfe-
bres), enfm le manque de temps pour les loisirs
avaient amene la suspension indefinie de la
comedia delFarte. Les marionnettes seules nous
restaieat, et mon fils, k mesure que ma vie se
fixait davantage k la campagne, tenait k m'y
donner les plaisirs de la fiction, si n^cessaires
k ceux qui la cultivent pour leur compte et qui
s'en lasseraient, si Tinvention des autres ne les
distrayait point de leur propre contention d'es-
prit. Mais il ^tait seul la plupart du temps.
L'heure du travail ou du mariage 6tait venue
pour ses jeunes associ^s. Nous avions de jeunes
enfants qu'il tenait k divertir aussi et pour qui
la charge exclusive eut &t6^ ou incomprehensible
ou d'une mauvaise influence sur le gout nais-
sant. II fallait un theatre plus ch^ti6 et d^s lors
une plus fiddle observation des lois de la sc^ne.
Ceci paraissait impossible, car on n'a que deux
mains, et les pieces ainsi rendues par un seul
•
142 derni£:res pages
operant ne peuvent 6tre qu*une suite de mono-
logues ou de scenes k deux personnages. Avec
un compare, on ne pouvait d6passer le nombre
de quatre, et, si on avait besoin de comparses,
on pla^ait au fond une sorte de r^teau sur. les
longues dents duquel plusieurs marionnettes
6taient fich^es. Ce riteau, excellent pour les
effets comiques, pr6sentait une rang6e de t6tes
immobiles sur des robes flasques, avec des bras
pendants du plus pileux aspect. C'6tait comme
une apparition de pendus. Rien de plus impos-
sible k prendre au serieux que la marionnette
quand elle n'est pas chauss6e par la main
humaine, et les dimensions du th^itre ne per-
mettaient pas la liberty d'action de plus de deux
op6rants.
Ces dimensions, qui, chez nous, ne sont pas
tout k fait ce qu'il faudrait, vu le manque d*em-
placement, devraient 6tre, quant au cadre de la
sc^ne, d'un metre de hauteur sur deux metres
de largeur; ce seraient les plus grandes qu'on
puisse mettre en harmonic avec la taille de la
figurine, c'est-k-dire avec sa tete, ses mains et
son buste, qui repr^sentent sa hauteur Active,
70 centimetres. Plus petite, la t^te ne se verr
LE THEATRE DES MARIONNETTES 143
rait qu'a une distance trop rapprochee. Plus
grosse, elle fatiguerait le doigt qui la supporte et
serait trop accentu^e pour produire Tillusion.
Cette figure doit etre toujours en mouvement.
Tant qu'elie remue, elle parait vivante. Elle
doit 6tre sculpt^e avec soin, mais assez largement ;
trop fine, elle devient insignifiante. Elle doit
etre peinte k Fliuile sans aucun vernis, avoir de
vrais clieveux et de vraie barbe. Les yeux peu-
vent etre en ^mail comme ceux des poup6es.
Nous les pr6ferons peints, avec uii clou noir,
rond et bomb6 pour prunelle. Ce clou verni
revolt la lumiere a chaque mouvement de la
tete et produit Tillusion complete du regard. U
peut faire aussi Tillusion d'une prunelle bleue
si on Tentoure d'un 16ger coup de pinceau
tremp6 dans le cobalt ; dans ce cas, il faut faire
la pupille avec un clou noir plus petit. Les mains
doivent 6tre en bois ; en porcelaine elles se cas-
seraient trop vite. II les faut n^cessairement as-
sorties k Timportance ou k la d61icatesse de la
face. Celles qui sont d'un dessin 61ementaire
sont preKrables k des main,s trfe-finies dont la
position ^tendue ou ferm6e frapperait par son
immobility. II faut qu'elles ne soient en rdalit6
144 DERNIERES PAGES
ni fermees ni ouvertes, et que, par leur aspect
un peu vague et gr^ce au mouvement qui les
anime sans cesse, elles 6chappent k Toeil qui
chercherait k en saisir le detail.
On voit que, malgre Taide d'un compere, mon
Ills avait toujours eu de grandes difficult6s a
vaincre pour 6viter les scenes k cinq personna-
ges ou pour lesobtenir. Onnepouvait pas asseoir
la marionnette et Tabandonner sans que sa t^te
fut fix&e k son si6ge. A cet effet, le si^ge 6tait
muni d'un crochet, et un piton 6tait cach6 dans
la chevelure de la marionnette ; mais il fallait
une grande adresse pour faire entrer vite le cro-
chet, et queiquefois le personnage s'agitait con-
vulsivement sur son si^ge sans parvenir k se
fixer. L'improvisation tirait parti de tout. —
« Qu'avez-vous done? lui demandait une autre
personne ; etes-vous souffrant ? — Oui, r^pondait
le patient condamn^Ji s'accrocher. C'est une ma-
ladie grave qu'on appelle le piton, — Bah ! je
connais ga, nous y sommes tons sujets. » Dfes
lors, si un r6citant s'embarrassait dans le scena-
rio et qu'il fit attendre sa r^plique, les autres
personnages lui deniandaient si, lui aussi, avait
le piton. Pendant longtemps, avoir le piton^
LE TH]&ATRE DES MARIONNETTES 145
c'est-^-dire raanquer de m6moire, fut une
locution consacr^e dans les coulisses de TO-
deon, dont les acteurs avaient vu ou fait jouer
nos marionnettes. Lesouffleur surtout laconnais-
sait, lui qui 6tait force d'etre attentif au
piton.
En outre de ces difficult^s, il arrivait souvent
que I'on dtait forc^ de laisser la sc^ne vide pour
introduire les mains dans de nouveaux person-
nages et pour preparer quelque accessoire; c'6-
tait autanl de loups^ nom que Ton donne,
en argot de th^^tre, i ces maladresses, aujour-
d*hui bien rares, de la composition litt^raire, qui
consistent k laisser le theatre vide. Nos specta-
teurs 6taient pr^venus que les loups nous ^taient
n6cessaires. S'ils s'impatientaient, on proposait
de nommer le th6^tre : Theatre des loups, pour
couper court k toute recrimination. Mon fils
voulut supprimer les loups, les scenes k nombre
limits de'personnages, la n6cessit6 de les lenir
debout ou accroch^s, les quelques repetitions
auxquelles ses associ^s devaient s'astreindre sous
peine d'embrouiller la pi6ce, enfin se passer
d'eux du moment qu'ils etaient absents. II ima-
gina d'etablir, sur le premier plan du theatre,
9
JiG DEIINIERES PAGES
deux traverses k coulisseaux glissant dans des
rainures, et, dans ces coulisseaux , des trous ou
Ton plante la marionnette munie d'un support. Ce
support est une tige de lil de fer en spirale
dont cliaque cxtr^mite est garnie d'un bouchon
de bois, Tun qui entre dans le cou du person-
nage et remplace le doigt de Top^rant, I'autrc
qui s'enfonce dans le trou du coulisseau. Au
moyen de la double traverse, les personnages en
sc^ne peuvent etre aussi nombreux qu'on le de-
sire, et chacun pent passer derriere ou devant
les autres pour etre au premier ou au second
rang. Les fauteuils, les tr6nes,les tables, les di-
vans sont portes par d'autres rainures k coulis-
seaux, qui partent des c6tes et se plient ou se
deplient suivant les besoins de la raise eh 4tat *.
De semblables rainures pour porter des person-
nages assis ou debout sur les cdt6s se deplient
et se replient ^galement pour les besoins de la
mise en sc6ne. Enfin^ quatre autres traverses
avec le m6me systeme de coulisseaux sont Sta-
biles au fond et permettent la presence d'une
nombreuse assemblee, ou des plans de decors, si
1. On appelle mise en etat I'arrangement des meubles
et accessoires necessaires a la mise en scene.
LE THEATRE DES MARIONNETTES li7
ceux de rextreme fond ne suffisent pas. En re-
sume, e'est un faux plancher dont les interval-
Ics permeltent k Top^rant d'aller de Tun k Tau-
tre de ses acteurs, de passer sa main sous leur
vetement pour mettre ses doigts dans les man-
ches et faire mouvoir les bras, de les tirer du
coulisseau pour les faire marcher, danser, sortir,
se coucher ou s'asseoir. lis s'asseient parfaite-
ment en apparence, le support entrant dans le
trou du coulisseau qui porte le si^ge ; ils peuvent
se mettre au lit, se soulever, se lever, se recou-
cher sans qu'on voie le support, et, au besoin,
on le retire sans que personne s'en apergoive.
Au moyen de ces traverses et de ces coulis-
seaux qu'on place sur les lignes de la perspec-
tive dans les decors k plusieurs plans, on Intro-
duit une foule, une arm^e, un corps de ballet.
Mais ici les personnages sont repr^sent^s pardes
poupees de grandeurs diff^rentes, proportionn^es
auplan ou elles se trouvent. EUes entrentet sortent
avec leur coulisseau, parbandesde trente ou qua-
rante comparses a la fois. II y en a, pour les
derniers plans, qui n'ont pas plus d'un pouce de
haut et qu'on distingue parfaitement. II arrive
aussi qu'on veut amener k grand effet un person-
Ii8 DERNlfeRES PAGES
nage du fond d'un grand d^cor ouvert. II suffit
de lui substituer rapidement k chaque plan une
poup^e plus grande k mesure qu'il se rapproche.
Dans les apparitions, ce true si simple est d'une
illusion qui ne peut etre r6alis6e que par des
marionnettes. Un spectre se compose de cinq
ou six poup^es pareilles, mais de grandeurs
diff(6rentes, qui traversent chacune un plan de
mines ou descendent de terrasse en terrasse
en se succ6dant Tune k Tautre jusqu'k ce que la
derni^re arrive sur le devant de la sc^ne dans
sa dimension normale.
Toute cette machination ^tant obtenue par des
moyens d'une extreme simplicity, on voit que
Pon peut realiser sur une scfene de marionnettes
ce qui est impossible ailleurs et manier le fan-
tastique bien au de\k de ce que comportent les
theatres d'acteurs vivants. La m^canique peut ob-
tenir plus de precision ; inais c'est \k un autre
art, d'ou la vie est exclue, quelle que soit la
recitation qui accompagne et explique le mou-
vement des figures. J'ai vu autrefois sur la place
des Esclavons, durant les fi^tes du Redeniorey k
Venise, des drames de chevalerie ex6cut^ par
de merveilleux automates. C'^tait de savantes
LE THEATRE DES MARIONNETTES 149
petites machines, des chevaliers d'une coud^ede
haut se livrant a des combats equestres, des
dames ruisselanles d'or et de pierreries donnant
le prix au vainqueur, des pages sonnant du cor
sur le haut des tours, que sais-je? Mais des vers
du Tasse ou de TArioste 6taient brailles dans la
baraque pour expliquer Taction, et ce n'etait
point \k qu il fallait esp^rer les jouissances de
Tillusion.
La vraie marionnette doit etre, je le dis en-
core, dans la main de Thomme qui parle. Quand
Maurice fait parler les siennes dans une scene
de fond, il laisse glisser le support et les fait
mouvoir k la mani^re classique, qui est la meil-
leure. Quand elles ne sont plus que spectateurs
de Taction, ou qu'elles ^content en placant de
temps en temps une replique, il les reintegre
sur le support et ne s'occupe plus d'elles que
pour passer lestement ses doigts dans les man-
ches lorsque vient leur replique. II les retire
pour passer k un autre et peut animer ainsi
plusieurs groupes prenant part k la m^me ac-
tion. Pour aider k la rapidity du dialogue, il y
a encore d'autres expedients fort simples. Un
personnage n'a qu'un mot ou deux k lancer
150 DERNlfeRES PAGES
dans une scfene k plusieurs. Un fil de soie est
passe Ji son bras at dans un piton impercepti-
ble cached dans son noeud de cravate ; en tirant
le fil, on obtient un geste suffisant; ces details
sont essentiels, car la marionnette, qui ne remue
pas les Ifevres, doit remuer le corps pour avoir
Tair de parler ; grace k son support 16g5rement
61astique, il suffit de souffler dessus pour lui
imprimer le mouvement. Mais, pour arriver k
faire vivre une trentaine de personnages en sc^ne
sans en toucher plus de deux k la fois, il failait
obtenir de la marionnette une attitude convena-
ble quand elle est au repos, et c'est par quoi
Ton dut commencer. Ceci fut Tobjet d'une dis-
cussion passionnee entre mon fils et moi. Je ne
pr^voy ais pas les heureuses innovations qu'il m6di-
tait, etje fus vivement con trari^^e quand il m'ap-
porta une marionnette qui avalt des 6paules et
une poitrine en carton. C'6tait tr^s-bien ex6cut6,
admirablement models, garni de peau et peint
d'un ton excellent qui permettait a nos femmes
de porter des corsages ajust^s et d6collet6s. Jus-
que-li, nous avions trich6 pour simuler la taillo
et les epaules. Charg^e depuis trente ans de faire
leurs costumes et de les habiller pour la repr^-
LE THEATRE DES MARIONNETTES iM
sentation, j'avais passe bien des soirees et quel-
quefois des nuits k ce minutieux travail. Avecle
nouveau syst^me, il fallait refaire tous les cos-
tumes, et il y en avait des caisses enti^res. J'a-
vais m^me fait bon nombre d'uniformes mili-
taires,. des costumes renaissance ou moyen age,
enfin des habits de cour Louis XV et Louis XVI
brod^s ad hoc en soie, en chenille, en or et ar-
gent sur soie et velours, Je tirais aussi un juste
orgueil de ma lingerie, car ces dames poss6-
daient des chemises, des jupons, des coUe-
rettes de toute sorte. II fallait tout recom-
mencer !
Mais ce n'etait pas la mon plus grand chagrin.
Je craignais de ne plus reconnaitre nos chers
petits personnages quand ils auraient un buste.
lis etaient nombreux et tous d'un type excellent,
pouvant exprimer les caract^res qui leur sont
confi^s; mais quelques-uns nous 6taient parti-
culi^rement sympathiques, et nous ne nous faisions
pas k Tidee de leur voir une autre tournure et
d'autres attitudes. Une representation, qui avait
pour sujet la lutte des acteurs 4pauUs contre
ceux qui ne Tetaient pas encore, donna raison
h rinventeur. La cuirasse de carton, assez cburte
152 DERNIERES PAGES
par devant et plus courte encore par derrifere,
permeUait d'animer le personnage autant que par
le pass6 et de le laisser reposer sur son support
sans qu'il prit une attitude f^cheuse. Le corps
ne tombait plus commeun parapluie qui seferme,
les bras ne ballottaient plus sur les flancs avec
les mains retournees ci I'envers. Une nouvelle
innovation avait fix^ Tavant-bras au corps sous
forme de manches aisles ou les doigts, n'entrant
plus jusqu'k Tepaule du personnage, donnaient
une apparence de coude articul^. La marionnette
au repos conserve done le bras 16g^rement
repli^ sans gaucherie et sans efforts. Le support
fut d'abord un ressort a boudin; on y renonga
parce que la souplesse'et le tremblement du
corps 6taient exag^r^s; le fil de fer formant
seulement trois ou quatre spirales fut adopts. II
suffit a donner aux personnages un trfes-l^ger
balancement qui se communique k ceux qui
Tavoisinent et qui fait merveille k la danse.
L'immobilit6 est done supprim6e, les gestes ne
sont plus convulsifs, k moins qu'on ne les veuille
tels en les exag6rant. On n'a rien perdu de ce
qui servait au burlesque, on a gagne tout ce
qu'il empecliait de se produire. On pourrait
LE THEATRE DES MARIONNETTES 153
jouer des pieces s^rieuses si on en avait envie.
On pent, en tout cas, abordcr des situations d'un
r^el int^r^t, sans qu'un geste de^plac6 ou une
attitude ridicule les corapromettent.
L'adresse de I'op^rant et son d^licat outillage
font le reste, ses personnages portent leurs
sieges pour s'asseoir k la place qui convient,
ils font un lit en scene, ils prennent un flambeau
ou une lampe sur un meuble pour le mettre sur
un autre, lis servent un repas, ils se d^shabillent
et se rliabillent devant le spectateur, ils 6tent
leurs chapeaux et les remettent, ils se battent en
duel, ils valsent et dansent avec beaucoup de
gr^ce et d'entrain. En r^alit^, ils ne prennent
rien; Tobjet qui leur est n^cessaire leur est pre-
sent6 au bout d'une mince tige de fil de fer qui
accompagne leur mouvement et leur permet de
le saisir en apparence avec une seule main, sans
que leurs deux pattes serrees au corps les rendent
ridicules.
Et tout ceci est si bien agenc^ et regl6, que
Top^rant tout seul a pu faire agir les deux ou
trojs cents personnages d'une faerie, faire surgir
ou disparaitre des for^ts, des palais enchantes,
d^molir des forteresses, incendier des villes,
9.
154 DERNIERES PAGES
voler des genies, des chars de ftes tir6s par des
colombes, pourfendre des guivres et des hippo-
griffes, promener des navires sur la mer agit^e,
figiirer k distance des joutes et des tournois dans
la proportion voulue, ramener en uu instant ces
personnages agrandis sur la scfene, faire passer
des 616phants, des chameaux et des chevaux,
des tigres, des loups et des lions, simuler une
chasse, imiter k lui seui toutes les voix, tons les
airs, tous les bruits, avec une mise au point
parfaite, m^me les convois de cherains de fer
avec leurs sifflements et le souffle haletant de la
chaudifere. Une , multitude de petits objets ac-
croch^s autour de lui, dans la partie du th6Mre
ou il se tient debout {il castelloy terme consacr6),
lui servent k donner a ces bruits accessoires une
v6rit6 surprenante. Timbres de plusieurs calibres,
gongs, sifflets, trompettes, cor de chasse, pluie,
vent, tonnerre, gr^le, chants d'oiseaux, grelots,
roulement de voiture, vagues qui deferlent, tout
est rendu k point et rien n'est omis. L' intensity
des sons a 6t6 6tudiee pour ne pas rompre la
proportion qui doit exister entre ce petit monde
fictif et les bruits qui s'y produisent. Un trop
fort roulement de voiture ou de tonnerre ^cra-
LE THJEATRE DES MARIONNETTES 135
serait le d^cor et les personnages. L'harmonie
savamment 6tablie dans tous ces details produit
un ph^nom^ne auquel aucun spectateur n'^chappe.
Au lever du rideau, comme k Tapparition des
premiers personnages, il se rend bien compte
qu'il a affaire k des marionnettes; mais bientot il
oublie de comparer leur stature a la sienne. La
demi-obscurite ou il est efface les autres points
de comparaison; la v^rit6 de Taction qui se
produit devant lui le saisit au point qu'il y croit
et que Tapparition d'une t^te humaine au milieu
des personnages, comme il arrive quelquefois
quand Vop^rante masqu6 se montre en g6anl
ou en ogre, dcvient monstrueuse et v^ritable-
ment effrayante.
On fait aujourd'hui de tr^s-jolis jouets d'enfants,
On pent les utiliser en les choisissant dans la
proportion voulue et en les corrigeant si les
formes sont d^fectueuses et Tenluminure trop
crue.
On pent en avoir qui se montent comme une
montre et marchent tout seuls. Mais ils coutent
fort cher et font moins d'effet que ceux qu'on
promfene au bout d'une iige k la hauteur du
plan. Les automates n'obeissent qu'i eux-memes
156 DEKNIERES PAGES
et ne font rien d'impr6vu. Les plus vulgaires
animaux en bois, corrig^s et repeints, sont pr6-
Arables. Pour les grands monstres de la f(§erie,
ce sont des tarasques comme on les fabriquait
jadis en osier pour les f§tes populaires du Midi.
Les nOtres sont en baleine rev^tue d'6toffe, ou
mieux encore en acier; tons nos anciens jifpons-
cagcy si fort k la mode dans ces derniers temps,
y ont pass6 et ont fourni la souple carcasse d'ani-
maux fantastiques qui sont de v^ritables objets
d'art.
II s'agissait encore de pouvoir organiser vite
les representations, car le plaisir est toujours
pris k la vol^e dans I'existence de gens qui tra-
vaillent s^rieusement k autre chose. Le plus
long, c'6tait, k chaque piece nouvelle, de d^sha-
biller et de rhabiller les personnages, cela pre-
nait des heures que nous n'avions pas toujours
k leur service. II valait mieux avoir une troupe
habili^e une fois pour toutes, sauf les excentri-
^it^s impr^vues. C'est pourquoi, en Tespace de
quelques jours, Maurice sculptait de temps en
temps k la veill^e une vingtaine de personnages
nouveaux. II y en a maintenant cent vingt-cinq,
sans compter les nombreux petits comparses des
LE THEATRE DES MARIONNETTES 157
difierents plans. Ce grand nombre de types et
de costumes est n^cessaire. Bien plus que Tau-
teur dramatique qui desire trouvef; dans les ac-
teurs qu'on lui propose, les temperaments qu'il
a rev6s pour ses caract^res, le maitre du jeu de
marionnettes doit se pr^occuper de i*expression
des figures de ses sujets, de leur regard, de leur
sourire, de leur forme craniale, de leur cheve-
lure, enfin de leur temperament particulier,
bien plus essentiel a leur effet que celui de Tac-
teur vivant. D^s qu'on sort des masques petri-
fies de Tancienne com^die italienne qui n'expri-
maient que des types el^mentaires, on rencontre
une foule de nuances dans I'etre humain. Ces
nuances, Thabilete du comedien les apprecie
plus ou moins, et il se transforme selon le
besoin de son role. Le comedien de bois n'a pas
cette ressource. II f'aut qu*il soit, une fois pour
toutes, le type qu'on attend de lui. J'ai vu sou-
vent Maurice hesiler longtemps entre plusieurs
figures dont aucune ne r^alisait Tid^e qu'il
s*etait faite d'un certain caract^re k produire, et
se decider k fabriquer un nouvel acteur avant
do monter sa pi^ce. Ces cent vingt-cinq per-
sonnages, qui tons ont un nom et une histoire.
158 DERNIERES PAGES
surtout les anciens, qui, 16g5rement retouches,
sont rest^s nos favoris, se pr6tent k tons les em-
plois sans jalousie de metier et sans reculer de-
vant les plus mauvais roles, certains d'avoir
affaire k un directeur int^gre qui leur fera pren-
dre leur revanche k I'occasion. lis nous sont
maintenant doublement chers, depuis qu'ils
charment nos enfants en les instruisant, car on
apprend de tout et partout quand la substance
de Tamusement est bonne en soi. Nous arrivons
i aimer les marionnettes de Nohant comme nos
petites filles aiment leurs poup6es, et, quant k
elles, elles deviennent plus soigneuses et plus
maternelles on voyant ce qu'on peut attribuer et
jusqu'^ un certain point communiquer d'esprit,
de gr^ce et de sentiment k ces 6tres fictifs. Le
lendemain d'une representation, elles rejouentla
piece dans tous les coins de la maison et du jar-
din avec leurs poupfes. Elles les costument, les
disposent et les font parler ayec cette memoire
surprenante des enfants qui saisit de pr^fSrence
ce qu*on croyait au-dessus de leur port^e. Je me
rappelle combien notre ancienne comMie im-
provisee eut de prompts et de bons effets pour
eclaircir les id^es de nos enfants d'alors, en de-
LE THIEATRE DES MARIONNETTES 139
brouillant leur parole et en les contraignant k
suivre le fil d'une logique serr^e dans la fievre
de leur divertissement. Je crois que e'est \k une
bonne ^cole pour Tenfance et la jeunesse, non
pas un fond d'enseignement suffisant par lui-
m^me, mais le meilleur des exercices pour ame-
' ner Tesprit k s'^largir et k vouloir apprendre
mieux pour se manifester davantage.
Examinons maintenant, en racontant toujours,
' le c6te litt^raire de la recitation du th^^tre des
marionnettes ainsi perfectionn^es, car il y a une
litt^rature k improviser en vue des ressources
dont un pareil th^^tre dispose. L'op6rant, qui
fait ses pieces et les joue k lui tout«seul, les
joue mieux qu'une troupe de th^^tre styl^e k
interpreter des pens^es qui ne sont pas les
siennes. C'est pourtant la meme voix qui parle
pour tons ; mais, outre que chaque marionnette
accompagne son debit d* attitudes et de gestes
expressifs, Tinflexion et les intonations parfaite-
ment justes du Hcitant donnent un dialogue
d'une clarte complete : il n'est pas necessaire
qu*il change beaucoup son diapason; chaque
personnage a bien, comme dans la realite, son
intonation et sa pronoQciation particulieres en
160 DERNIJ^RES PAGES
rapport avec ses tendances on ses pretentions
personnelles ; mais il faut bien pen d'effort pour
mettre sa diction d' accord avec sa figure, son
costume et son r61e. Dans les bonnes troupes de
theatre, la recitation tend toujours k s'harmo-
niser et k faire disparaitre ce que la mani^re
personnelle aurait de trop tranche. II en est de
meme pour les marionnettes; les nuances l^ge-
res sont plus agr^ables que les exag6rations d'in-
dividualite, et meme elles se pretent mieux k la
clarte du dialogue. Mais il ne faut pas oublier
que le maitre du jeu improvise et qu'il ne de-
bite pas sa piece comme un bon lecteur, tran-
quillement assis devant son manuscrit avec un
verre d'eau sous la main. II a bien son manu-
scrit place sur un leger pupitre mobile, k moins
qu*il ne Tapprenne par cceur et que la memoire
ne lui fasse jamais defaut; mais encore cette
ressource ne lui suffirait pas s*il n'etait pas done
de la presence d'esprit necessaire pour combler
des vides inevitables. La marionnette n'obeit pas
a la main qui la dirige aussi passivement que
Tacteur k la reglementation de la mise en scfene.
EUe ne marche pas toute seule, elle ne remue
pas d'elle-meme, elle ne se gare pas d'un ob-
LE THEATRE DES MARIONNETTES 161
stacle; elle peut s'accrocher k un d^cor, elle peut
sortir de son support ou du doigt de Fop^rant
et s'^vanouir hors de propos. II est done fort
difficile, sinon impossible, de s'en tenir k la
lettre du texte, et il faut etre pr^t k expliquer
les accidents. Les vrais acteurs, quand ces acci-
dents se produisent, ne peuvent y obvier. J*ai
vu les plus spirituels et les plus intelligents
rester court et se decontenancer en sc^ne quand
leur interlocuteur attendu manquait son entr6e.
Cela est tout simple, Tacteur eut-il d'excellentes
idees k son service, n*a pas le droit de mettre
son improvisation k la place du texte. L'auteur
et le public, sans compter la censure, pourraient
lui faire un mauvais parti. Dans son castello,
le maitre du jeu de marionnettes a ses coud^es
tranches, il est seul responsable. II d it son pro-
pre texte et le modifie k chaque instant. S*il
joue plusieurs fois la m^me pi^ce, il y ajoute
les mots plaisants ou energiques qui lui vien-
nent ou supprime ceux qui n'ont pas port^ aux
representations pr6c6dentes. Le propre de Tim-
provisateur est, d'aiileurs, de ne pas aimer k se
r6p6ter, et, s'il se soumet au canevas, il ^prouve
le continuel besoin de changer le dialogue. C'est
i62 DERNlfeRES PAGES
m^me le principal attrait de ce genre de specta-
tacle, sur lequel Tauditeur ne se blase pas. La
forme litt^raire propre aux marionnettes est done
le canevas 6crit avec un dialogue 616mentaire
tr6s-rapide sur lequel le recitant peut broder.
Quel est en dehors de la sc6ne Teffet de ce tra-
vail k la lecture? Nous avons voulu le savoir, et
il nous a paru tr^s-original. En resserrant da-
vantage Taction, le texte nous a 6t6 agr^able
encore. Plus rapide et plus enlev6 que celui qui
passe par plusieurs bouches, ce dialogue concis,
qui fait contraste avec les developpements de
rimprovisation, apporte un m^rite de plus au
talent net et solide de Tauteur.
Le grand attrait des marionnettes dans la vie
de campagne, c'est de repr^senter des histoires,
romans coraiques, merveilleux ou dramatiques
en plusieurs soirees. Plus Thistoire est longue,
plus Tesprit s'y attache et voit avec regret arri-
ver la fln de la soiree. L*improvisation permet k
Tauteur recitant de faire de chaque acte un cba-
pitre developp6 qui remplit la soiree, ou d'en
montrer plusieurs rapidement enlev6s. Me cora-
prendra-t-on si je dis que ce th^itre est celui
des lenteurs charmantes et que nous pr^CSrons
LE THJ^ATRE DES MARIONNETTES i63
ici rimprovisation etoffi^e et les details de r^alil6
minutieuse, k la charpente sobre et au dialogue
concis qui sont de rigueur au veritable theatre ?
Chaque chose est bonne en son lieu. La marion-
nette est bavarde et musarde. Elle a, quoi qu'on
fasse, des gestes courts et des yeux ^tonn^s qui
semblent faire effort pour comprendre toute
chose, et cette naTvet6 d'expression est toujours
comique ou touchante. Quand un incident du
dramela surprend, sa stupefaction est ^loquenle.
Quand elle a trouve un moyen d'^chapper au
danger, on dirait qu'elle dig^re son id^e et qu'elle
demande au spectateur si elle est bonne. Le jeu
ne doit done pas se presser, car le personnage a
ses ressources particulieres, ses singularites qui
amusent les yeux et calment les impatiences de
Tesprit. Ce qui irriterait au vrai thMtre, les
hors-d'oeuvre, les scenes ^pisodiques sont ici
des fl^neries divertissanles dont nul ne se plaint.
Elles rentrent dans la v6rite absolue de la vie,
qui est un combat acharn6 contre Temp^che-
ment perp^tuel. Avant Tinvention des timbres-
poste, nous avions un facteur classique, person-
nage chantant, qui apportait la lettre fatale,
nceud de Tintrigue, et qui, pendant que Tac-
164 DERNl^RES PAGES
teur en scene Touvrait « d'une main tremblante »
et s'eifor^ait de la d^chiffrer, rentrait dix fois
pour r^clamer le port et raconter ses peines_^e
coeur. Certain tailleur b6gue arrivait aussi pour
reclamer sa note au moment oil le h^ros partait
pour le bal ou pour le duel. Tous ces incidents
(^talent tellement acci^pt^s, qu'aux moments les
plus int^ressants de Taction, on partageait avec
angoisse les souffrances de Tacteur, sans songer
k s'en prendre aux fantaisies du r^citant.
Se servir de ses avantages et n'en pas abuser,
c'est la science du maitre de jeu ; lorsqu'il s'en
sert bien, la fiction prend une couleur de vitality
frappante. Un de nos amis, auteur dramatique
d'un ordre sup^rieur, assista un jour k une
pi^ce militaire du repertoire, et son attention
n*eut pas un sourire ; nous pensions qu'il s'en-
nuyait d'un passe-temps si leger. Le lendemain,
11 nous dit : « Je n'ai pas dormi de la nuit et
jo ne voudrais pas voir souvent ce th^&tre. II
m*a bouleverse, il m'a fait douter de Tart ; je
me suis demande ce que valaient nos conven-
tions, k c6te de ce dialogue libre, vulgaire,
rompu ou renou^ comme dans la r6alit6, de ces
expressions spontan^es si bien appropriies k la
LE THEATRE DES MARIONNETTES i65
situation, de ce p^le-m61e d'enlrees et de sor-
ties, ingenieux r6sum^ de Tagitation et du tu-
muUe. J*ai oubli^ absolument hier au soir que
je voyais des marionnettes ; je me suis cru dans
la for^t de TArgonne, attelant prfcipitamment le
cheval de la vivandi^re, me couchant comme le
jeune conscrit pour 6viter les coups de fusil,
m*int6re^sant avec passion aux morts et aux
blesses, et ne me souciant plus de la fiction
litt^raire que j'^tais hors d*6tat de juger, tant
elle me tenait par les entrailles. Je me ques-
tionne en vain pour savoir ce qui m'a tant ^mu.
Est-ce le r^sultat de Tabsence d'art ou la vision
d'un art nouveau qui essaie d*6clore, ou enfin
d*un art consomm6 que je ne connais pas? »
Jamais pareil honneur n'avait 6t6 fait a nos
marionnettes, d'autant plus qu*k cette ^poque,
dies etaient bien loin d'avoir accompli les pro-
gr6s mat^riels dont elles disposent main tenant.
Mon fils n'accepta ni Tid^e trop flatteuse d'avoir
cr6^ un art nouveau, ni celle trop s^v^re de
s'etre soustrait k toute notion d'art. U disait ce
que je pense aussi de cette mani^re de traduire
le mouvement de la vie : C'est la recherche
d'une convention trfes-bien r^gl^e qu'on ne voit
466 DERNIERES PAGES
pas. Vop^rantey dans son ^troit castellOy invi-
sible, ignor^, supprim^ pour ainsi dire, a toute
sa pens^e parfaitement libre de preoccupation
exterieure. Au bout de ses mains ^lev^es au-
dessus de sa t6te, il fait mouvoir un monde qui
realise et personnifie les Amotions qui lui viennent.
11 voit ces personnages qui lui parlenl de pr^s,
et qui, de sa main droite, demandent imp^rieu-
sement une r^ponse k sa main gauche. II faut
•
qu'il reste court ou qu'il s'enfi^vre, et, une fois
enfi^vre, il se sent lucide, parce que ses fictions
ont pris corps et parlent pour ainsi dire d'elles-
memes. Ce sont des etres qui vivent de sa vie
et qui lui en demandent une depense complete
sous peine de s'^teindre et de se p6trifier au
bout de ses doigts. II faut qu'elles disent et fas-
sent ce qui est dans leur nature. Ce ne sont pas
des roles bien Merits qu'elles exigent, ce ne sont
pas des fioritures litt^raires, ni des expressions
tribes sur le volet : ce sont des raisons qui por-
tent, c'est le parce que de toutes leurs actions et
le pourquoi de leur situation. Les paroles les
plus ing^nieuses ne masqueraient pas Jes invrai-
semblances du caract^re quand c'est une sta-
tuette et non un etre huinain qui agit. On lui
LE THEATRE DES MARIONNETTES 167
demanderait pourquoi elle a pris celte figure et
endoss6 cc costume, si ce n'est pour aller au fait
et saisir Ja v^rit^.
Dans le fantastique, chose singuli^re, Teffet
contraire se produit. Le personnage est d'autant
plus dans le reve que sa stature invraisemblable
et sa figure immobile le mettent en dehors de
la reality. La f6erie fait ici agir et parler des
etres impossibles, meme des choses. inanim6es,
comme dans Jouets^et Mystere, une fantaisie du
repertoire de Maurice, ou Tapparition d'un ballet
de balais nous a fait Teffet d'une hallucination,
qui, du principal personnage de la pi^ce, se
communiquait k nous-memes.
J*af engage Tauteur k recopier ses canevas,
lisibles pour lui seul, et k les publier* Ce ne
sont pas de simples scenarios; ils comportent,
comme je Tai dil, un dialogue net et serr6, dont
il se sert quand bon lui semble, et qui serait
suffisant pour un mditre de jeu, c'est-Ji-dire pour
toute personne adroite de ses mains qui aurait
des guignols a sa disposition et voudrait leur
faire repr^senter une pi^ce au pied lev^. C*est,
je le r^p^le, un amusement de famille ou dln-
timite qui a sa valeur dans la vie g^n^rale dont
168 DERNlilRES PAGES
la culture intellectuelle doit etre le but. Plai-
sirs d*enfants si Ton veut, mais plaisirs d* ar-
tistes comme tous ceux que recherche Tesprit
fran^ais, amoureux de la fiction dans tous les
genres.
L'art du d^corateur trouve aussi sa part dans
ce divertissement, et, pour qui s'occupe ou veut
s'occuper de peinture, la d^trenipe est le meil-
leur apprentissage qu'on puisse faire. Ce n'est
pas un art secondaire, comme pourraient le croire
les gens superficiels. C'estTart type, au contraire,
Tart math^matique, le grand art exact dans ses
proc^d^s, sur dans ses r^sultats. Le peintre en
decors doit connaitre la perspective assez par-
faitement pour savoir tricher avec elle san§ que
Toeil s'en aper^oive. II doit connaitre aussi d'une
fagon mathematique la valeur relative et Tasso-
ciation n^cessaire des tons qu'il emploie. Ce que
ces tons doivent perdre ou gagner aux lumiferes,
c est une question de metier; mais ici le metier
n'est pas tout. II faut etre aussi bien doue que
savant pour donner k ces grands tableaux pra-
ticables Taspect de la nature. Les maftres d6co-
rateurs de nos th6^tres sont done en general
d'^minents artistes, et Delacroix les tenait en
LE THEATRE DES MARIONNETTES 169
haute estime. Dans ses jours de paradoxes feconds
en enseignements, il les plagait au-dessus de
lui-ni^me. « Ces geiis-li, disait-il, savent ce que
Ton ne nous apprend* jamais, ce que nous ne
Irouvons qu'apr^s de longs t^lonnements et bien
des jours de d^sespoir. Nous nous battons contre
la v6ril^ avant de la saisir, et eux, sans en
chercher si long, ils y arrivent par la science
exacte de leur art. »
Delacroix, je m'en souviens, allait plus loin
encore. II avait, pour les papiers points dont on
decore les appartements, une admiration enfan-
tine, et je Tai vu s'extasier devant des scenes
militaires reproduisant des tableaux connus, sur
des papiers de salles d'auberge ou de cabaret.
Devant ces reliefs habilement enlev^s et ces
rudes effets si simplement obtenus, il s'6criait
que ces copies naives ^taient plus savantes et
plus dans les lois de Tart vrai que les tableaux
qu'elles reproduisent. A un certain point de vue,
il avait raison. Je Tai vu, chez nous, faire des
bouquets de fleurs, les arranger k sa guise et
les peindre hardiraent et largement pour en
saisir les tons et en comprendre ce qu'il appelait
Y architecture. Get homme du monde si fln, si
10
170 DEKNIERES PAGES
reserve, si port6 k railler les artistes exub^rants
(les artistes chevelus d'alors), ne travaillait gufere
sans fi^vre et sans expansion vibrante : « Ces
fleurs me rendront fou, disait-il. Elles m*6blouis-
sent, elle m'aveuglent. Je ne peux pas me de-
cider k les ^teindre, tant je suis amoureux de
leur fraicheur et de leur ^clat. II faut pourtant
que j'en sacrifie les trois quarts pour les mettre
k leur plan et faire sortir de la toile celles qui
viennent k moi. » J'avais alors de nombreux
^chantillons de papiers peints, que je m'^tais
procures pour les imiter en tapisserie. II s*ex-
tasiait devant ces ^chantillons > devant ces bou-
quets, ces semis et ces guirlandes de fleurs d'un
effet si puissant et d'un travail si sobre. « Ces
gens-1^ sont nos maltres, disait-il ; si j'avais k
recommencer ma vie, j'irais k leur ^cole! »
QuMl eut ^t6 heureux, notre ami, sileth^^tre
des marionnettes eut exists chez nous k cette
epoquel Quels decors il nous eiit fails! II ne
cessait de dire k Maurice : « Peins k la colle,
mon cher enfant, peins k la colle ! II n'y a que
cela de vrai. C'est de la peinture par A + B et
c'est parce que nous avons perdu FA + B de
la peinture k Thuile, que le public patauge,
LE THEATRE DBS MARIONNETTES Hi
quand nous ne pataugeons pas nous-m6mes.
Nous ne savons plus faire d'^l^ves, et ce que
j'ai appris, moi, je ne peux pas te Tenseigner.
Je Tai trouv6 trop peniblement, et nous en
sommes tous \h; il faut tout trouver soi-m^me,
tandis que les peintres en decors ont encore
des lois qu'ils se transmettent les uns aux au-
tres, et ces lois-lk, c'est Je n^cessaire, la chose
pr6cis6ment qui nous manque , et sans laquelle
le genie ne nous sert de rien. » Maurice s'est
souvenu, et, quand, en se jouant, il a essays de
distribuer de grands sites sur les divers plans
de ses petites toiies, il s'est apergu de la diffi-
cuit6 et des ressources du proc6d6. II s'est
tromp6 souvent avant de se rendre maitre des
moyens et il a trouve un extreme int^r^t k
faire ce cours retrospectif de peinture, en son-
geant aux paroles de notre illustre et cher ami,
si vraies parfois, si int^ressantes toujours. Je
me les rappelais avec lui, en lui voyant faire
r^preuve decisive de T^clairage sur ses essais.
Nous avons prolong^ des soirees bien avant
dans la nuit, lui travaillant dans son castello k
combiner ses quinquets, moi assise et jugeant
Teffet, k la distance n^cessaire.
172 DERNlfeRES PAGES
J*y prenais un vif plaisir. La metamorphose
qui s'op6re au feu combing des rampes est sur-
prenante, les tons semblent changer, les reliefs
sortir, les profondeurs se creuser, les transpa-
rences s'operer par magie. Je m'amusais tant h
voir ces jolies toiles r6v61er leurs secrets et de-
venir forets, monuments, eaux et montagnes, na-
geant dans un air factice qui donnait Timpres-
sion du chaud et du froid, que je priais parfois
mon fils de me donner une representation de
decors. II en a fait tout un magasin, et, comme,
suivant la loi voulue, ils sont tous ^clair^s du
meme cote, il pouvait me composer des aspects
nouveaux jusqu'^ I'infini, en plagant les diver-
ses parties k leur plan, et mettant les ciels en
harmonic avec le caract^re general des sites. Je
voyageais ainsi en reve et j'y aurais passe ma
vie, car, k T^ge ou je suis maintenant, le plus
agr^able des voyages est celui qu'on peut faire
dans un fauteuil.
Sans doute, le theatre de Nohant, peint, ma-
chine, sculpte, edaire, compose et recite par
Maurice tout seul, oifre un ensemble et une
homogeneite qu'on realiserait difficilement ail-
leurs et qui n'a certainement pas encore son
LE THlfiATRE DES MARIONNETTES 173
pendant au monde. Mais la construction et For-
ganisation de ces sortes de spectacles n'en est
pas moins la plus realisable des fantaisies d'ar-
tiste, car on peut s'y employer k plusieurs. II
nous importait d'etablir le fait palpable que nous
avons vu se produire : c'est qu'un artiste tout
seul peut donner un spectacle complet, m^me
celui d'une feerie k grand spectacle, a plus grand
spectacle que celui de nos grands theatres,
puisque nous , pouvons y introduire la foule
k son vrai plan, gr^ce aux personnages de taille
gradu^e *. En se bornant k la comMie et
aux saynfetes, on peut encore, sans beaucoup
de peine, donner de tr^s-jolies soirees ; les ma-
rionnettes de Sf. Lemercier de Neuville ont,
m'a-t-on dit, beaucoup de finesse et d'esprit ; il
ne tiendrait qu'^ lui de donner plus de develop-
pement aux moyens mat^riels que nous venons
1. Certainement, k I'Op^ra et aux th^Atres de f6erie,
on se pr6occupe de cette gradation, puisqu'on place, aux
second et troisi^me plans des grands decors, des figu-
rants femmes et enfants ; il est rare que I'effet de cette
figuration soit heureux. Les personnages yivants, si petits
qu'on les choisisse, sont toujours trop grands pour la
distance oil Ton est forc^ de les mettre. Us ^crasent le
d6cor et d6truisent Tid^e de profondeur et de transpa-
rence.
10.
174 DERNIERES PAGES
d'indiquer et de les mettre k la port^e de tout
artiste ou amateur dou6 comme lui de talent et
d'invention.
La musique peut concourir au succfes des repr^
sentations des marionnettes. On se rappelle que
Haydn ecrivit et fit ex^cuter plusieurs op^rettes
pour les marionnettes du prince Esterhazy. Quand
on a un orchestre ou seulement un instrument
k son service, la f6erie ou le drame prennent un
vol plus elev6 . Nous avons souvent de d^licieuses
improvisations ou reminiscences bien adaptees
par un charmant violon de nos amis. Quand
nous ne Tavons pas, une boite de Geneve, un
orgue de barbaric, une flute harmonica font le
n^cessaire dans les pieces franchement bouf-
fonnes ; Touverture de mirlitons, avec cymbales
et tambours, est d'autant plus d^sopilante et de
meilleure preparation au rire, que chacun joue
un air different en charivari. Certaines pieces,
pantomime ou ballet, ne peuvent se passer de
musique. Maurice a fabriqu6 une douzaine de
personnages classiques que nous appelons la
troupe italienne et qui fonctionnent d'aprte un
syst^me de son invention, Arlequin, Pierrot,
Cassandre, Scapin, Polichinelle, Colombine, etc.
LE THEATRE DES MARIONNETTES 175
Ce sont des marionnettes k jambes et a corps
complet qui marchent, remuent les bras, s'as-
soient, dansent et prenn^nt toute sorte d'at-
titudes gracieuses ou plaisantes sans fils ni res-
sorts. Elles agissent comma les guignols ordi-
naires au moyen de la main de Vop^rant cach^e
sous leurs v^tements. Mais son bras qui serait
vu du public est masque par de 16g6res balus-
trades plac6es k diff^rents plans et figurant les
terrasses d'un jardin k Titalienne. Les person-
nages se meuvent le long de ces balustrades, les
enjambent, s'y mettent Jtcheval, s'y couchent ou.
dansent en les effleurant, de mani^re que
cette mince d^coupure se trouve entre la partie
interieure de leurs corps et le bras qui les
conduit. G*est un tr^s-joli spectacle, applicable
seulement k un genre sp6cial dont Tesprit
est surtout dans les jambes et les poses des ac-
teurs. On pent s'en servir dans les intermMes
ainsi que des.saltimbanques et des 6quilibristes
k ressorts mus en dessous.
Mais le veritable esprit des marionnettes est
comme le ndtre, dans la t6te, et le syst^me des
supports permet k celles qui n'ont point de jam-
bes de se montrer aux deux tiers et d*6taler le
d76 DERNIERES PAGES
luxe de leurs costumes : ce qui reste cacM de
leur stature, gene si peu Toeil du spectateur,
qu'on croit les voir enti^res et que certaines
personnes ne s*aper(;oivent nullement qu'elles
n*ont ni pieds ni jambes. D'autres se Invent pour
voir le terrain ou elles sont cens^es marcher.
Et maintenant que nous avons dit minutieuse-
ment comment ce divertissement ing^nieux est
realisable, voyons un peu quelle est la morality,
la philosophic, si Ton veut, de la chose.
Nous vivons dans une ^poque ennuyeuse et
triste. An lendemain de nos grands malheurs
publics, nous nous agitons dans la lutte des
partis, beaucoup trop pr^occup^s de nos int6r^ts
particuliers ou de nos theories personnelles.
Nous passons les trois quarts de notre vie k es-
sayer de savoir comment nous vivrons le len-
demain, sous quel regime et dans quelles condi-
tions. La politique nous rend v^ritablement as-
sommants, surtout au fond des provinces, oil Ton
parle d*autant plus que la sphere d'action est
plus^troite: paroles perdues, provisions inutiles,
craintes chimOriques, espOrances vaines, theories
incompletes ou fausses, probl^mes insolubles et
toujours mal posOs,solte importance de laplnpart
LE THEATRE DES MARIONNETTES 177
de ceux qui parlent, credulity funeste de la plupart
de ceux qui ^coutent, temps gaspill^ sans r^sul-
tat, voili Ja vie inteilectuelle de cette ^poque
troublee d*oii la sagesse de Tavenir se d^gagera
quand meme, nous Tesp^rons bien, et nous Tes-
p6rons meme s^rieusement aujourd'hui ! Mais
combien nous marcherions plus vite vers la so-
lution, si nous nous occupions dix fois moins
de la d^finir chacun k notre point de vue ! Sans
doute la conversation a son heure et en son
lieu est int^ressante et profitable. On comprend
une certaine d^pense de temps pour se rensei-
gner et commenter les ^v^nements qui se suo-
cMent, afin de les comprendre autant que pos-
sible. Mais comme il serait bon d'etre sobre de
discussion et avare de dispute ! que d' assertions
fausses et de predictions absurdes, que de vain
orgueil et de niaiseries oiseuses on s'6pargnerait !
Que de bonnes lectures et de sages reflexions
on porterait au profit de sa cause ! Rien ne s'ar-
rangera plus en ce monde que par la raison et
requite, la patience, le savoir, le d^vouement et
la modestie. On dit qu'autrefois Fesprit fran-
gais eiait charmant, et on se demande pourquoi
la conversation est devenue chez nous un pugi-
178 DERNlfeRES PAGES
lat. L'espriL de jadis 6tait trop leger sans doute,
puisque Tart du causeur ^tait d'effleurer sans
approfondir, mais I'esprit d'aujourd'hui est tomb6
dans Texc^s contraire. II est lourd comme le
pas de r^lephant ou menagant comme celui du
cheval de bataille. Tout ce que Ton 6vitait au-
trefois pour maintenir la bonne harmonie, on
se le jette k la t6te k present avec une ^pret6
grossi^re. C'est que nous sommes une race d'ar-
tistes, et que, quand notre cerveau n est pas
rempli de la recherche d'un ideal, beau ou joli,
gai ou dramatique, il s'emballe dans le noir,
Tincongru, le bete ou le laid. Voili pourquoi je
pr^che le plaisir aux gens de ma race; oui, le
plaisir ; tons les hommes y ont droit et tons les
hommes en ont besoin : le plaisir honnete, d6sint6-
resse en ce sens qu'il doit etre une communion
des intelligences ; le plaisir vrai avec son sens
naif et sympathique, son modeste enseignement
cach6 sous le rire ou la fantaisie. Toutes les
autres occupations utiles de Tesprit sont plus se-
rieuses et s'appellent 6tude, recherche, travail,
production. Les grands divertissements publics
soiit ^mouvants ou fatigants. L'amusement pro-
prement dit est pour chacun de nous un joli
LE THEATRE DES MARIONNETTES 179
petit id^al k chercher et. k realiser au coin de
son feu, k la place du jeu ou Ton s'^tiole et de
la causerie ou Ton se dispute quand on ne dit
pas du mal de tons .ses amis. Trouvons autre
chose pour nos entants, n'importe quoi, des co-
mMies, des charades, des lectures plaisantes et
douces, des marionnettes, des r6cits, des contes,
tout ce que vous voudrez, mais quelque chose
qui nous enlfeve k nos passions, k nos int^rets
mat^riels, i nos rancunes, k ces tristes haines
de famille qu'on appelle questions politiques,
religieuses et philosophiques, et qui ne devraient
jamais 6tre abord^es leg^rement, ni trait^es sans
competence suffisante.
THfiATRE DE CAMPAGNE
LA LAITIERB ET LB POT AU LAIT
SAYNftTE
PERSONNAGES
PERRBTTE. M. CROCHARD.
PIERROT 1. MADELON.
Dans la salle k manger de M. Crochard, k la campa^ne; porte
au fond donnant sur une cuisine; porte k droite allant chez
M. Crochard. Cliemiiiee k gauche ; une table avec un couvert.
SCENE PREMIERE.
MADELON, puis PERRETTE.
MADELON.
De la cr^me sans lait et du lait sans eau !
aux environs de Paris! suis-je sorcifere, moi,
suis-je f6e pour trouver ca? — All! tiens, voili
Perrette; peut-6tre... Bonjour, Perrette! com-
ment QdL va-t-il, Perrette?
1. En costume de domestique villageois, ou en pierrot
de la Comddie, au choix*
11
182 DERNIERES PAGES
P£RR£TTE, avec un pot au lait sur la tSte.
Qsl va bien; et vous, madame Madelon?
MADELON,
Oh! moi, je ne suis pas madame et ne le
serai jamais.
PERRE T T£, posant son pot au lait sur la table.
Bah! qui sait? un bourgeois peut bien 6pou-
ser sa gouvernante, ?a s'est vu!
MADELON.
J*ai affaire k un maitre trop difficile k con-
tenter. Un gourmand... ^a.n'est pas un mai,
un cordon bleu aime k 6tre appreci^; mais
celui-li, s'il a de bons moments, il a encore
plus de caprices: ii demande des choses impos*
sibleS; et, avec ^a, monsieur ne vcut pas payer
le prix des choses. II 6pluche les notes, faut
voir!
PERRETTE*
II est chiche. Je sais ga, mais je croyals que^
pour sa bouche, il ne se refusait rien.
MADELON.
Pas grand'chose; mais il est m6fiant et dit
qu'il ne veut pas etre vol6. Par exemple, il
pretend que toutes les laiti^res du pays sont
des empoisonneuses.
LA LAITIERE ET LE POT AU LAIT 183
PERRETTE.
Dame! il y a du vrai!
MADELON.
Mais toi, Perrette, tu es une honn^te fiUe, tu
no voudrais pas...?
PERRETTE.
Moi, je n'empoisonne pas mon lait ; mais quel-
quefois, darnel il le faut bien, j^allonge la sauce
avec de Teau; ga n'est pas malsain, on a taut
de pratiques k contenter!
MADELON.
Mais 9a ne les contente pas! Monsieur dit
que sa crfeme est du lait, et que son lait n'est
que de Teau. J'ai beau lui dire que c'est la
faute des herbes du pays, qui sent fades, il ne
se paie d'aucune raison. \oilk huit laitiferes que
nous faisons! Mais toi, Perreite, si tu voulais y
mettre de la bonne foi, tu aurais la pratique.
PERRETTE.
Et je ne serais pas payee plus cher que les
autres?
MADELON.
Si fait! j'y mettrais du mien pour contenter
monsieur, sauf k me rattraper sur autre chose;
i8i DERNIEUES PAGES
PERRETTE,
Combien donneriez-vous?
MADELON.
Pour aujourd'hui, tout ce que tu voudras. Je
ii'ai pas le temps de marchander. Monsieur va
demander son cafe; si je pouvais le servir k
son gr^, 11 serait aimable pendant huit jours et
je pourrais lui demander tout ce que je vou-
drais!
PERRETTE, k part.
Ah! oui-da! (Haut.) Je ne peux pas vous con-
tenter aujourd'hui, Madelon. (Montrant son pot.) Tou-
tes mes vaches sont tirees et tout ce laifc-1^ est
baptise. Puisqu'il s'y connait... mais demain...
MADELON.
Ah! bien,oui, demain! voili ddji neuf heures!
Dans une derai-heure, il va sonner. II faut que
je coure chez la Glaudine; je lui ferai tirer sa
vache devant moi et je paierai ce qu'elle vou-
dra. Adieu, Perrette. (Appelant.) Pierrot! Pierrot!. .
(Elle va a la porte de la cuisine.) PierrOt ! m'cntends-
tU? (Regardant dans la cuisine.) Personnel Ic drolc est
sorti! Juste au moment ou j'ai besoin de lui
pour garder la maison#
LA LAITIERE ET LE POT AD LAIT 185
PERRETTE.
Vous allez le trouver par \k en sortant.
Allez, allez, Madelon, je reste jusqu'^ ce qu'il
revienne.
MADELON.
Ah ! bien, merci, Perrette, tu mc rends service.
Mais, si monsieur sonnait,,..n*y va pas, tu m'en-
tends! Envoie-iui Pierrot.
PERRETTE.
II est done...?
MADELON.
Oui, oui, tres-entreprenant.
PERRETTE.
A son 'kgel
MADELON, qui a pris son panier dans la cuisine.
Oui, oui! e'est comme ga!
Elle sort.
SCENE DEUXIEME.
PERRETTE, puis PIERROT.
PERRETTE.
Quelle bonne id6e j'ai eue! et comme le
hasard m'a bien servie! Faut dire aussi que
j'ai bien manoeuvre ga.! Tiens, voilJi Pierrot,
180 DERNIERES PAGES
PIERROT, venant de I'int^rieur.
Ah! ma Perrette!
n veut I'embrasser.
PERRETTE.
Non, c'est trop t6t! Notre mariage n'est pas
si decide que ga!
PIERROT.
Ah! mon Dieu! qu'est-ce quil y a done?
PERRETTE.
II y a que mon pauvre p^re ne peut pas me
marier sans un sou.
PIERROT.
Qu*est-ce que ga me fait?
PERRETTE.
Qd. me fait, k moi. Je ne peux pas m'etablir
comme une malheureuse, sans un brin de toi-
lette et sans une seule vache. M. Crochard, ton
maitre, menace de tout faire saisir chez nous,
parce que nous lui devons mille ^cus. 11 ne
veut plus attendre, Tusurier, et 11 fera vendre
notre betail aux ench^res. Comme ga, nous
serons ruin^s.
PIERROT.
Ah 1 le vilain homme, le mauvais coeur!
II pleure.
LA LAITltlRE ET LE POT AU LAIT 187
PERRETTE.
Voyons, ne te d^sole pas! J'ai eu une id^e
qui peut nous sauver. Mais il faut que tu m* ai-
des.
PIERROT.
Tout de suite, voyons.
PERRETTE.
Fais-moi avoir une entrevue, t6te h t6te, avec
ton maitre.
PIERROT.
T6te k t6te... une... quoi?
PERRETTE.
Une entrevue, une conversation.
PIERROT.
J'ai bien compris; j'en serai?
PERRETTE.
Non, ce ne serait plus un t6te-i-t6te.
PIERROT.
Tu as done des secrets que je ne sais pas?
PERRETTE.
Non, mais... il est libertin, tu sais?
PIERROT, soupirant.
Oh! oui!
PERRETTE.
C'est un vieux fat, affreux, qui veut faire
croire S ses bonnes fortunes. Avec lui, pour peu
188 DERMEUES PAGES
qu'on se dc^fende, on ne court pas grand risque,
je sais cela par la petite Charlotte, qui a tente
r^preuve et qui s'en est bien tirte. EUe Ta
giffl6 en douceur et sans bruit; sans bruit,
remarque bien! Ton maftre lui a remis les int^-
r6ts de sa dette, et, comme elle lui a laiss6
esperer qu'elie serait plus gentille une autre
fois, elle esp^re se faire exempter de la dette
enti^re. Tu vois, c'est bien simple.
PIERROT.
G'est bien simple, c'est bien simple!... pas
tant que ?a, peut-etre !
PERRETTE.
Ce sera tout simple avec moi, car j'ai plus
d'un moyen de seduction... Tiens! regarde ce
pot, c'est pure cr^me, tout ce qu il y a de plus
frais, de plus moelleux, une vraie fleur !
PIERROT.
Ah ! voyons I
II louche le pot.
PERRETTE .
Laisse ?a„ ce n'est pas pour ton bee ! Figure-
toi que justement la Madelon en cherche par-
tout; elle n'en trouvera pas, et moi, je tiens mon
gourmand...
LA LAITlfeRE ET LE POT AU LAIT 189
PIERROT.
Par le bee I e'est ga !
PERRETTE .
Tu eomprends, avee eette friandis^, quelques
jolies paroles...
PIERROT.
Des paroles?
PERRETTE.
Quelques doux regards au besoin?...
PIERROT.
Des regards?
PERRETTE .
II n'en faudra gufere, va I la crfeme est si
bonne !
PIERROT.
Elle est done bien bonne? Laisse-moi gouter
pour voir I
U veut boire k m4me le pot.
PERRETTE.
Prends une tasse au moins ! Tu as peut-etre
mang^ de Toignon, tu ferais tourner...
PIERROT, apportant une tasse.
Je n'ai rien mang^ encore, et j'ai grand soil'!
PERRETTE, lui versant un peu de cr6me.
Oh ! je ne t'en donnerai gu^re !
11.
190 DERNIERES PAGES
PIERROT,
Rien qu*une goutte! (iiiavaie.) G*est comme
tu dis, une vraie fleur ! un sirop de toutes les
herbes des pres !
II veut s'en verser encore.
PERRETTE.
G*est assez, gourmand I Tu es done gourmand
nussi, toi?
PIERROT,
Oh non ! Mais, quand je pense que tout cela
a passe par tes jolis doigts ! — Tiens ! ils sont
tout froids. Tu es glacee, ma Perrette ! chauffe-
toi done!
II met du bois dans la chemin^e.
PERRETTE, a la chemin6e.
.Sais-tu, Pierrot, que, si je r^ussis k altendrlr
Tusurier, nous en aurons aussi, nous, du bon
feu, dans notre petite maison, et du bon temps
quelquefois? pourquoi non?
PIERROT , qui est retourn^ auprds du pot au lait.
Pourquoi non? Gertainement! Mais...
II se verse de la cr^me.
PERRETTE, sans le voir.
Mais quoi ? nous avons k nous deux pour dix
mille francs de terres et de betail. Tu es bon
jardiqier et je m*entends a soigner les betes,
LA LAlTlfeRE ETLE POT AU LAIT 191
PIERROT, qui a aval^ la tasse pleine,
Les Mtes ! les b^tes I est-ce pour moi que tu
dis ga?
PERRETTE, se retournant.
Quelle id^e ! Viens done te chauffer aussi. On
dirait que tu es contrari^?
PIERROT, s'approchant, et parlant le dos A la chemin^
pendant qu'elle est assise devant le feu.
Non, mais je pense...
PERRETTE .
A quoi ?
PIERROT.
La cr^me est bonne : je pense moi, sais-tu
Perrette ? je pense que qs. suffirait.
II retourae k la table.
PERRETTE .
Tu te trompes, il faut que je plaise k ton
patron.
PIERROT ,
Ah! oui! tu veux lui plaire! (a part.) Eh bien,
alors...
11 bolt une seconde tasse de crSme et s'essuie du revers
de sa manche dds que Perrette le fegarde.
PERRETTE.
Dis done, Pierrot, sais-tu une chose, toi ?
PIE RROT , inquiet, regardant le pot au |a1t.
Tu t'imagines.,. ?
192 DERNlERrES PAGES
PERRETTE.
J'en suis sAre, tu es jaloux !
PIERROT.
Ah! dame! je ne dis pas ! si...
PERRETTE .
Si... si je te trompais, n'est-ce pas? Je n'ap-
pelle pas cela ^tre jaloux. Tu serais dans ton
droit de me mepriser et de me battre. J'appelle
jaloux un ingrat, un injuste, un fou, qui se
m^fie d'une honn^te femme et qui, pour un
mot, un regard, une apparence, un rien, Tac-
cuse d*6tre infidye et la tyrannise. Je t'avertis,
Pierrot, que, si tu es comme ga, je ne serai ja-
mais ta femme.
PIERROT, allant k elle.
Jamais ma femme? qu'est-ce que tu dis \k ?
PERRETTE.
Oui, oui, je vols bien que tu as du souci parce
que je veux parler a M. Grochard.
PIERROT.
Mais non, mais non, Perrette ! <?a m'est ^gal
va ! Je sals bien que!... seulement je trouve
que... c'esti cause des choses que...
PERRETTE.
Que, que, que... t'expliqueras-tu ?
LA LAlTlfeRE ET LE POT AU LAIT 193
PIERROT, k part.
Je ne saurai pas dire... (Versant de la cr§me dans
la tasse.) Allons ! pour me donner du courage !
II avale.
PERRETTE.
Parleras-tu, k la fin?
PIERROT , revenant a elle.
Voila ce que c*est, Perrette : quand on aime,
on est jaloux de tout. Je suppose que mon patron
te regarde... comme je te regarde i present,
comme ^a, tiens! qu'il examine ton joli menton,
ta jolie bouche...
PERRE TTE .
Eh bie'n, c*est ce qu'il faut !
PIERROT.
D'accord I mais, s'il a envie de t^ter ta main
douce, comme ga... de la baiser, comme <?a !
et de regarder de plus pres tes beaux yeux,
comme je fais h present.
PERRETTE.
Apr^s?
PIERROT.
Apr^s, apres... s*il lui prend envie... <?a lui
viendra bien sur, de baiser tes beaux cheveux,
comme ga, et ton front blanc, comme ga, et
puis...
194 DERNIERES PAGES
PERRETTE.
En voil^ assez, A Tid^e de ces hardiesses-l&, je
sens pbusser mes ongles pour le griffer.
PIERROT.
Bien ! Mais, si tu griffes, il sera furieux, parpe
que ?a se verra, et il ne pourra pas faire croire
que tu as 6te aimable avec lui. Done, tu n'ob-
tiendras rien, k moins de lui laisser prendre
quelques baisers, et tu n*as pas ce droit-1^. Tu es
ma promise, et je te veux avec toute ta dot d'agr^
ments et de primeurs, Tes mains, tes yeux, ton
front, tes joues, tout cela est ci moi et je n'en
veux pas c6der Tetrenne au patron, tu m'entends?
Je ne veux pas !
PERRETTE.
Et si je veux, moi, qu'est-ce que tu feras?
PIERROT .
J'en mourrai de chagrin, et tu seras bien
avanc^e !
PERRETTE.
Ne meurs pas et ne sois pas si simple. Com-
ment peux-tu croire...? Voyons, faut-il te jurer
qu il ne me touchera pas seulement le bout du
doigt? Je m'en tirerai par des promesses.
LA LAITIERE ET LE POT AU LAIT 193
PIERROT.
Eh bien, voilJi ce qui est plus mauvais que
tout. Tu ne peux pas promettre ce que tu m'as
promis.
PERRETTE .
Mais soDge done ! Pas de mariage sans ga. Au
lieu que, avec du temps, en deux ou trois ans,
nous serious quittes. Oui, je t'en r^ponds, avec
mes oeufs, mes fruits, men laitage, jete jure que
nous paierons les mille ^cus sans nous g^ner.
Mon p^re m'a dit que, si je voulais me charger
de la dette, il me donneralt son plus beau pr^
avec la petite maison. EUe n'est pas grande,
c'est vrai, mais tu b^liras k cot^ une Stable pour
trois vaches, un appentis pour le cochon gras et
les poules; avec ga, nous aurons la maison a
nous seuls. Elle n*est pas jolie, nous planterons
une vigne, une belle vigne pour Tenguirlander,
et dcs rosiers pc^ur quMl y sentebon... (EUe sest
approchee de Pierrot pour lui parler, et s'interrompt .tout i coup
en entendant remuer au-dessus.) Ah ! mOU Dieu, VOili
ton maitre qui est lev6! Est-ce qu'il va venir?
PIERROT .
Sans doutel aussitot eveill^, il crie la fain) !
196 DERNIERES PAGES
II ne faut pas qu'il te trouve ici. Emporte tes
sabots et va-t'en dans la cuisine.
PERRETTE.
Tu vas lui demander de me recevoir ?
PIERROT.
Oui, va ! d6p6che-toi !
PERRETTE.
Je ne trouve pas mon autre sabot I (EUe cherche
dans la chemin^e.)
PIERROT, a part.
Elle y tient, k le voir. Eii bien, moi, je n'y
tiens pas... Attends, attends! (u avaie icsiement le
resto de la cr^me et verse la carafe dans le pot au lait. — A
perrette.) Ell bien, va done! il sera de mauvaise
humeur s'il te trouve ici. . .
PERRETTE.
C'est mon sabot... le voilJi...
M. Crochard paratt.
PIERROT , a part.
Trop tard !
LA LATTIERE ET LE POT AU LAIT 197
SCENE 111.
CROGHARD, les M6mes.
GROGHARD, sans voir Perrette, qui est a la cheminee.
Il va vers la table.
Eh bien, ce premier ddijeuner, ou est-il ? Ou
est Madelon? R^ponds done, animal! Es-tu
sourd ? dors-tu encore k Theure qu'il est, pares-
seux ? Va chercher mon caf6.
PIERROT.
Oh ! oui, monsieur, merci de vos bontfe, j'ai
tr6s-bien dormi.
GROGHARD .
Est-il devenu fou ? (ii voit perrette.) Ah ! oui-da !
Je surprends monsieur en bonne fortune... avee
Perrette! (Apart.) Un beau brin de fille! iHaut.)
G'est done pour ga, petite, que Pierrot perd la
tete et r^ponds de travers?
PERRETTE .
Pardon, excuse, monsieur Crochard, je le
tourmentais pour qu'il me procur^t le plaisir
de vous voir.
198 DERNlfeRES PAGES
CROCHARD.
El il ne voulait pas? (a part.) Je comprends <?al
(Haul.) Je vais le renvoyer et tu me conteras tes
petites affaires, (a Pierrot.) Va-t'en dire k Madelon
que je ne prends pas de caf6 ce matin, qu'elle
me fasse une tasse de chocolat. Allons, r^veille-
toi, ob^is.
11 le secoue et le pousse vers la cuisine.
PIERROT, effray^.
Voila, monsieur, j'y vas I
II sort, mais il reste demure la porte et montre sa t^te de
temps en temps.
CROCHARD.
Je devine ce que tu me veux, poulette !
PERRETTE , k part.
Poulette? (Haut.) Je m'appelle Perrette, mon-
sieur Crochard, c'est moi la fiile au grand Jac-
ques k qui vous avez pr6t6 dans le temps.
CROCHARD.
Je sais ton nbm, je sais tout (ja, ton pfere ne
veut pas payer.
PERRETTE, tristement.
II ne pent pas, monsieur!
CROCHARD.
Vas-tu pleumicher? Non, je t'en prie! (la
LA LAITIERE ET LE POT AU LAIT 199
enlaidit, les larmes, et une fille qui n'a que sa
beauts doit toujours sourire. Voyons, souris-
moi un peu et ne baisse pas tes yeux si tu veux
que j'en voie la couleur! Souris-raoi done!
PERRETTE, d part.
Je ne peUX pas. (S'efforQam pour prendre un air rianl.^
Monsieur, pardonnez-moi... j'ai peur de vousi
CROCHARD.
On pent m'apprivoiser, c'est ton affaire ! Tu ne
dis plus rien, es-tu si sotte que cela?
Pierrot passe sa t^te, et montre le poing a Crochard sans quMl
le voie.
PERRETTE.
Que voulez-vous que je vous dise, monsieur
Crochard? mon pauvre p^re...
CROCHARD.
Laisse 1^ ton p^re, parte de toi!
PERRETTE.
Eh bien, moi,... je serai bien k plaindre si
vous ne voulez pas me faire credit, car c'est
moi et Pierrot qui ailons etre vos d^biteurs.
CROCHARD.
Tu Spouses cet ^ne de Pierrot?
PERRETTE.
Pierrot n'est pas un ^ne, monsieur Crochard !
200 DKRNIERES PAGES
■
c*est un bon et brave gar<?on que j'aime et qui
vous paiera blen, si vous voulez attendre encore
deux ans, trois tout au plus I
M^me jeu de Pierrot, qui, sans 6tre vu, envois un baiser k Per-
rette.
CROCHARD.
Pas une semaine, pas un jour. Tu te maries,
tu prendras sur ta dot. Tu aimes Pierrot? Tant
mieux pour toi. Mille 6cus pour avoir ce beau
mari, ce n'est pas trop cher! Ton pfere verra
les huissiers aujourd'hui.
PERRETTEy h part.
Vieux monstre, va!
CROCHARD.
Tu dis...?
PERRETTE.
Je dis que vous me ferez peut-etre gr^ce
quand vous aurei gout6 ma crfeme.
CROCHARD.
Ah! tu as de la cr^me? de la vraie?
PERRETTE.
Goutez, monsieur, et, si vous n'6tes pas trop
mechant, vous en aurez de la meme tous les
jours.
CROCHARD.
Voyons d'abord. Oh! c'est qu'on ne me
LA LAITIERE ET LE POT AU LAIT 201
trompe pas, moi! Mais quelqu'un Ta deji gou-
t6e\ on a bu dans ma tasse! Est-ce ce polisson
de Pierrot?
PIERROT, paraissant.
Monsieur?
CROCHARD.
Je ne t'appelle pas.
PIERROT.
Monsieur a demand^ une tasse?
U va en chercher une au buffet.
CROCHARD, a part.
Le drole ^coute aux portes et la petite me
tend un pi6ge. (A Pierrot qui lui pr6sente une tasse.) Qui
a bu dans ma tasse?
PIERROT.
Moi, monsieur. Vous dltes que le lait du pays
est empoisonn^. Mon devoir 6tait de ne pas vous
en laisser boire une goutte sans j^voir fait
Tepreuve sur moi-meme. Je peux vous r6pon-
dre de celui-ci, monsieur. Goutez, goiitez!
CROCHARD goftte la cr^me.— En colore.
Cest de Teau, et de Teau claire! Ah! on se
moque de moi?
II veut Jeter le reste de la tasse h Perrette ; il se ravise et le
lance au nez de Pierrot, qui fait semblant de pleurer.
202 DERNIERES PAGES
PIERROT.
t
Oh! la la! oh! la la! (Apart.) (Iavabien,il est
furieux!
GROCHARD, lepoussaat dehors et fermant laporte au verrou.
Toi , je te chasse et je te retiendrai sur ton
eompte tout le mobilier que tu m'as us6 et
toute la vaisselle que tu m'as cass6e ! (a perrette.)
Quant h vous, la belle, vous ne sortirez pas
d*ici sans m'avoir pay6 voire malice.
PERRETTE, ramassaDt sod sabot, qu'elle n'a pas eu le temps
de remettre.
N'approchez pas, ou je cogne!
groghard.
Elle le ferait comme elle le dit! Voyons,
Perrette, es-tu folle? qu'esperes-tu de moi avec
ces nianiferes-l^?
PERRETTE.
ftien^ je n*esp5re plus rien! j'6tais venue aved-
l*esperance de vous attendrir.
GROGHARD.
On pent toujours m'attendrir. Promets-moii.;
PERRETTE.
Rienj vous dis-je! j'ai eu une mauvaise idee^
Ife bon Dieu m'en punit.
LA LAITIERE ET LE POT AU LAIT 203
GROGHARD.
Quelle id6e avais-tu? Elle etait peut-etre bonne?
PERRETTE.
Non! elle 6tait indigne de moi! je voulais
faire la coquette avee vous, j'avais oui dire...
c'^tait mal, je n'ai pas pu seulemeut vous faire
un sourire.
GROGHARD.
Donne-moi un baiser, je te tiens quitte du
sourire!
Pierrot parait a la porte de droite, arme d'lm manche a balai*
PERRETTE.
Et de la dette?
GROGHARD*
Et de tout, si...
PERRETTE;
Assez! vous etes un vieux coquin, laid, bete
et m^chant! N'avez-vous pas de honte de miner
le pauvre monde? Ah! vous faites le brave
homme, vous, et 11 y a des gens qui croient que
vous rendez des services! Ah! vous voulez etre
conseiller municipal^ vous faites meme le g^n^-
reux quand on vous regarde ! Vous diriez volon-
tiers que vous avez fait gr^ce k beaucoup de
d^biteurs; Je me le suis laiss6 dire aussi, k moi ;
204 DERNlfeRES PAGES
mais je vols comment vous agissez! vous pretez
aux maris et aux peres, avec Tespoir de perdre
et d'avilir leurs femmes et leurs fiUes? Eh bien,
je vous le dis, vous 6tes un inf^me et je vous
m^prise !
GROGHARD.
Sotte fille! (Apart.) EUe me fera du tort, il
faut... (Haut.) Oui, tu es une sotte, Perrette! une
prude qui monte sur ses grands chevaux et qui
fait d'une plaisanterie une grosse affaire. La
preuve que je ne te /aisais pas de conditions,
c'est que je consens k ce que tu desires, et que
je ne pretends pas k ta reconnaissance. Je te
donnerai du temps, mais tu paieras Tint^r^t?
PERRETTE.
En argent, oui, monsieur!
GROGHARD.
Est-ce que je te demande autre chose? Tu
n'es pas d6]k si belle ! (a part.) Si, elle est belle,
mais Targent est plus beau que tout, (ii va pour
sortir a droite et trouve Pierrot sur le seuil.) Eh bien,
qu* est-ce que tu faisli, toi?
Pierrot, grattant le plancher avec le bout de son manche
k balai.
Je balayais votre escalier, monsieur, je balaie!
LA LAITIERE ET LE POT AU LAIT 205
GROGHARD, a part.
II m'aurait bien balaye les cotes! Allons,
soyons gen6reux! (Haut, a perrette.) Je te donne
quatre ans et j'augmente Tint^ret tous les ans.
PERKETTE.
Soit, monsieur.
U sort.
SCENE QUATRlfiME.
PERRETTE, PIERROT.
PIERROT.
Eh bien?
PERRETTE.
Pen importe Tint^ret, e'est du temps qu'il
nous fallait.
PIERROT.
Et la crfeme? que veux-tu! elle etait trop
bonne pour ce vieux gueux.
PERRETTE.
Comment! c'est toi...? Eh bien^tum'as rendu
un grand servicCj Pierrot! tu m'as avertie et
12
206 DERNIERES PAGES
prot^g^e. Sans toi, je me serais peut-6tre d^cid^e
a lui sourire, et, rien que pour ce sourire-I^,
j*aurais ^t6 honteuse devant toi et . en colore
contre moi tout le reste de ma vie!
MELANGES
A PROPOS
DE LA NOUVELLE LETTRE DE JUNIUS
A ***
J'ai lu tout d*un trait la Nouvelle Lettre de Ju-
nius. Me suis-je tromp^e? C'est Dumas fils qui a
pris^ n'est-ce pas, le pseudonyme de Junius pour
nous donner une des plus interessantes pages de
notre histoire courante? Sous cette forme saisis-
sante qui enchaine, charme et persuade, tout le
monde reconnaitra comme moi, j'en suis sure,
Tesprit chercheur et s^rieux dont le progr^s a
6t6 si rapide et si frappant. Je vous remercie de
^ m'avoir communique ce travail des plus int6-
ressants, ou rauteur,-^61^ve certainement de ce-
lui que je crois reconnaitre, s'il n*est celui-li
12.
210 DEKNIERES PAGES
meme, — a cherch6 dans la nature physique des
personnages qui, de part et d'autre, ont allume
la guerre entre TAllemagne et la France, les
causes de la lutte funeste. II a done 6tudi6 leur
physionomie, leur temperament, leurs passions,
leurs instincts, toutes ces fatalit^s qui nous ont
conduits k la fatality de la guerre.
C*est un point de vue qui, pour n'6tre qiik
moitie vrai, n'en est pas moins vrai. Tout homme
qui pense pent facilement le completer : com-
pleter n'est pas contredire. L'Americain Emerson,
qui est aussi, dans son pays, un des ^crivains
les plus brillants et les plus gout^s, a dit, il y
dej^ longtemps, cette autre moiti6 du vrai , en
se proposant de prouver que les hommes histo-
riques ne sont que le r^sultat, Texpression, pour
ainsi dire, des tendances, des passions, des in-
stincts , du temperament des majorit^s de leur
epoque. Plus leur r61e est important et effectif,
plus ils repr^sentent les majorit^s. lis en sont le
produit tout autant que le moteur, c'est-^-dire
qu'ils n'en sont le moteur qu'k la condition d'en
^tre le produit, et, quand ils cessent d'etre
moteurs, c'estparce que les majorit^s, lassies,
ont produit d'autres types qui les remplacent.
LA NOUV£LLE L£TTH£ D£ JUNIUS 211
On voit que cela est vrai, mais k moiti^ vrai
seulement, surtout pour cette longue histoire du
passe, ou le droit divin a occup6 dans les es-
prits la place que tient aujourd'hui la notion
de liberty traduite par Tinstitution du suffrage
universel. II n'y a de v6rit6 complete que quand
on peut lui trouver un lien logique avec son ine-
vitable antilh^se. Si Napolten P' a r^ussi a
remuer le monde, c'est bien parce qu'il a re-
pr&ente, durant une phase de ses triomphes,
les besoins d'une lutte ext^rieure et d'ordre in-
t^rieur de la France en face de T^tranger au
lendemain de la Revolution , son effroi des dis-
cordes civiles, ses aspirations guerriferes , sa soif
de gloire, ses tendances k la vanity, en un mot
ses petitesses et ses grandeurs. G'est bien la
France lassie et transform^e qui a abandonn^
le conqu^rant epuis6 qui T^puisait k son tour.
Mais ce n'est pas elle qui a rappel6 et inaugur^
le r^gne des Bourbons, lequel ne sera jamais,
dans rhistoire, qu'une intrigue de parti, une
surprise de la conqu^te etrangfere. Rien de plus
antipathique aux aspirations et aux besoins de
la France ne pouvait se produire k cette ^po-
que. Pourtant, les Bourbons ont dure autant
!212 DERNIKKES PAG£S
que Napoleon; ils ont r^ussi autant que lui, k
leur mani^re; ils out maintenu T^tat de pais
comme il avait maintenu F^tat de guerre, et la
France, qui avait voulu la guerre, 6tait forces
de vouloir la paix. Mais subir la n6cessit6 n'est
pas faire acte de vitality. Les hommes histori-
ques ne sont done pas toujours une incarnation
irresponsable et inconsciente de la vie des peu-
pies, et, pour concilier cette thfese avec la th^e
contraire, qui fait dependre la vie et Taction des
peuples des tendances et des besoins de ceux
qui les m^nent ou les poussent, il faut recon-
naitre qu*il y a (^change incessant d'action et
de reaction entre les individus et les masses.
C'est une conclusion banale, k force d*6tre sim-
ple et prouv^e dans Tordre materiel et dans I'or-
dre moral, aussi loin que la connaissance hu-
maine peut s'^tendre. C*est pourquoi Michelet a
raison, en attribuant k des secrets d'alcdve la
plupart des 6v6nements historiques de la royaut6
aux derniers si^cles. C'est pourquoi aussi Fau-
teur de la Nouvelle Lettre de Junius peut avoir
raison, en faisant, de la haine de la reine Au-
gusta pour rimp^ratrice Eugenie une des causes
de la guerre de 1870. Mais ils auraient tort, s'ils y
LA NOUVELLE LETTRE DE JUNIUS 213
voyaient des causes uniques, sans lien avec Tin-
fluence des masses, et, comme ce serait \k une
erreur oil lis ne tombent point syst^matique-
ment, la moiti6 de v6rit6 qu*ils s'attachent k
mettre en lumifere conserve sa valeur et son au-
torite.
Voili une bien lourde appreciation de cette
lumineuse Lettre de Junius; mais on a si peu
le temps de se recueillir, on est si fi^vreusement
impressionnable en ce terrible moment de notre
histoijpe, qu'il faut peut-Stre aller au-devant des
critiques prime-sautiers ; et puis il n'est pas inu-
tile, en traversant de pareilles crises, de se re-
tremper le plus modestement du monde dans
les notions Clemen taires du bon sens, pour ap-
pr6cier les lueurs ou les Eclairs de v^rit^ qui tra-
versent nos sombres horizons.
Cela pos6, yoyons comment le nouveau Junius
procede poitr d^finir Taction des hommes histo-
riques.
11 les observe d'abord au point de vue physio-
logique, et, s*6tant bien rendu compte de leur
temperament, de leurs lignes d'ensemble et de
leurs traits de detail, il 6nonce le genre de fata-
lity qu*ils doivent subir pour devenir anges ou
214 DERNlliRES PAGES
demons. G'est un proc^d6 d^j^ eprouv6 et au-
quel rillustre Lavater a su doniier un grand d6-
veloppement. Des Etudes subs6quentes ont en-
core mieux pr6cis6 les progrfes de ce proc6d6.
Le nouveau Junius y a apport^, k son tour, sa
lumi^re d'intuition, son tact personnel et ses
deductions, qui, pr6sent6es avec un talent rare,
donnent k son analyse une vitality d'art et de
r^alite extraordinaire.
Mais Ik ne se borne pas Timportance de son
6tude. II n'a pas voulu seulement amuser Taudi-
toire, il a voulu T^clairer, et, passant de Tap--
pr^ciation des hommes qui agissent k celle des
hommes qui subissent ; apr^s le portrait des
rois, des princes et des ministres, il trace celui
des nations; il 6tudie aussi leurs temperaments
et leurs besoins. Lk, le cadre s'^largit, le senti-
ment s'ei^ve de la critique k Temotion. Le pa-
triotisme, qui semblait comme engourdi sous le
calme de Tobservation, trouve une issue et jette
de ces grands cris que TEurope entend et que
rhistoire enregistre.
Le philosophe, qui est au fond de tout artiste
de r^elle valeur, reparait aussi dans les conclu-
sions de Junius ; il jette sur Thistoire de nos fu-
LA NOUVELLE LETTRE DE JUNIUS 215
tures destinies un coup d'oeil ardent qui n'en est
pas moins lucide; il \oit^ il signale k rhorizon
la voile blanche du salut de Thumanit^.
Depuis qu'il a 6crit ces pap^es ^mues, il s'est
pass^ des 6v^nements qui semblent donner un
cruel dementi k roptimisme des vrais voyants.
Eh bien, ces 6v6nements ne prouvent qu'une
chose : c'est que la science sociale a un grand
efifort et un grand travail a faire pour rendre
toutes les classes de la Soci6t6 solidaires de son
progrfes et int6ress6esji Tessor de la civilisation.
Urie trfes-petite portion du proletariat, oui, tr^s-
petite, quoi qu'on en dise, a cru trouver du
b^n^fice dans la destruction ; elle a pay6 chere-
ment une erreur grossifere, d'abord en tombant
dans Tivresse criminelle qui devait en toe la
consequence, ensuite en se heurtant a la repro-
bation de Timmense majorite du peuple de
France. Ainsi, cette minority, ^gar^e, a fatale-
ment perdu Testime d'elle-meme et la sympathie
des autres. C'est une legon terrible qui profitera
k tout le monde et d^montrera une fois de plus
la n^cessite de rendre accessible le but de toutes
les aspirations. En for(?ant Thomme k s'instruire,
on le contraindra k se faire une id^e de ce qu'il
216 DERNIERES PAGES
y a d'indestructible dans les lois du m^canisme
social. Ceux d'en haut comme ceux d'en bas
ont besoiii que la notion soit bien d^finie et
qu'elle p6n5tre dans toutes les intelligences. Le
pauvre a tout k apprendre; mais le riche ne
sait pas tout, et il est en train d'apprendre beau-
coup de choses trfes-graves qu'il sera forc6 , par
rinexorable logique^ de traduire en actes de le-
gislation et en faits de sacrifices patriotiques.
Ceci sera Foeuvre du temps. Le temps est un
grand l^gislateur; mais il faut le suivre, Taider,
le pressentir, au besoin le pousser. Si nous le
voulons bien tons, si nous ne nous arretons pas
aux chimferes, ici le retour au pass^, Ik Tantici-
pation sur Tavenir, la prediction de cet eloquent
Junius severra r6alisee, et la France, apres les
grandes douleurs de Tenfantement , apr^s les
grandes epreuves de Tinitiation, aura la joie des
grandes creations et la gloire des vrais triom-
phes.
AoAt 1871.
Lk FLORE DE VICHY
Nous devoiis tous de la reconnaissance k
M. Pascal Jourdan pour ses recherches bota-
niques en France et en Afrique. Les habitants
de Vichy, comme ceux de la province d' Alger,
lui en doivent une tres-grande et tres-serieuse
pour les heureux resultats de ses travaux de
garde-mines et d'ingenieur civil; mais ils doivent
aussi aimer en lui Tami de la nature qui cree
pour les touristes et les buveurs d'eau thermale
des plaisirs surs et durables. La vogue des
villes d'eau est souvent une affaire de mode.
Vichy a peu k craindre de ce cot^-l^, surtout
depuis que le rendement de ses pr^cieuses sour-
1. Par Pascal Jourdan,
13
218 DERNTERES PAGES
ces a et^ centuple ; mais une locality si c^lebre
lie doit pas mettre toute sa gloire dans Far-
gent que lui apporte une nombreuse clientele.
Elle doit souhaiter d'etre un petit foyer de lu-
mi^res, et nous avons tort de dire petit, rien
n'est petit dans cet ordre d'efForts. Elle doit se
garder des mauvais moyens d'attirer la foule,
laisser aux pays dont Taction curative est dou-
teuse Tattraction funeste des jeux de hasard.
Vichy doit demander aux sciences et aux arts
Taifection et la fid61it6 de ses visiteurs.
Voici un livre dont T^diteur doit etre encou-
rage et Tauteur remerci^, car il rentre dans ce
mouvement civilisateur qui honore une ville et
une province. Ce livre est un appel et un stimu-
lant k retude po^tique et positive de la nature;
on voit qu'ii a 6t6 fait avec amour^ avec pas--
sion m6me, puisqu'il a pu ^tre fait sans preju-
dice des travaux simultanes d'utilite publique
que Fauteur, g^ologue et mineur praticien, a su
mener k bien.
Cet aimable travail est remarquable surtout en
ce qu'il est doming par une id^e neuve qui doit
s'imposer desormais k nos id^es sur la distribu-
tion gedogique et g^ographique des v^getaux. II
LA FLORE DE VICHY 219
s*agit de determiner Thabitat des plantes diverses
et de s*eii rendre raison sans invoquer le hasard
qui n'explique rien, ou la prodigalite des res-
sources ftcondatrices, prodigality merveilleuse
ii est vrai, mais nullement miraculeuse, puisque
la logique preside toujours k se^ operations.
M. Pascal Jourdan n'a pas la pretention de
s'^tre occupy le premier des causes de cette de-
termination naturelle; mais, comme elle est en-
core bien imparfaitement signalee et que les
travaux en ce genre sont loin d'etre complets,
rien n'est plus utile que d'entrer dans cette voie
d'examen et de choisir un espace deiiraite pour
Tapprofondir. Tout amateur pent devenir utile
k la science et faire de veritables decouvertes,
en observant ainsi les habitudes, les stations,
les deplacements ou les installations motivees
des vegetaux connus.
Nohant, 1" juillet 1872;
MES CAMPAGNES^
Au risque d'effaroucher un peu une modestie
bien r^elle et bien s^rieuse, je dirai tout ce que
je sais de Tauteur de ce recit. Je le dois. Qui
done parlerait au public de cette lime exception-
nelle qui se cache et s'ignore? II faut Tavoir
guettee ou d^couverte.
Elle est la fille d'un homme de grand m^rite
que mes conlemporains n'ont pas oubli^, mais
que je ne veux pas perdre Toccasion de rappeler
aux personnes d'aujourd'hui qui n'ont fait quo
lire I'histoire de la generation d'hier. Je lais-
serai parler mademoiselle Flaugergues, k qui j'ai
demande de r^sumer en peu de lignes I'histoire
de son p^re.
1. Par Pauline Flaugergues.
:222 DERNIERES PAGES
« N6, en 17S9, k Saint-Cyprien , pr^s Rodez,
d'une famille ancienne et honorable , Pierre-
Frangois Flaugergues montra de bonne heure
une intelligence penetrante et juste. II avait
d6]k obtenu quelques succ^s brillants au barreau
lorsque la Revolution ^clata. II en adopta les
principes, raais avec Tesprit d'^quit^ gen^reuse
qui formait la base de son caract^re. En 90,
nomm^, en vertu d'une dispense d'^ge, pr^si^
dent de Tadministration de son departement, il
fit conslamment usage de son autorit^ pour pro-
t^ger ceux que leur position entourait de plus
de perils. Lorsque la Revolution se fit terroriste,
sa g6n6rosit6 devint crime, il fut d6nonc6 par
Tex-capucin Chabot et traduit devant le tribunal
r^volutionnaire. Des voix courageuses s'61ev6rent,
et le d^cret fut rapports. Deux ans plus tard,
apres la mort de Louis XVI, M. Flaugergues
condamna hautement et sans crainte le tragique
^v^nement ; il eut le rare courage de porter le
deuil et fut mis hors la loi. II dut rester cache
dans son pays natal. C'est une contr^e mon-
tueuse, couple de ravines et de gorges pro-
fondes. C'est Ik qu'il v6cut onze mois, couchant
h la belle etoile, refusant riiospltalite des amis
MES CAMPAGNES 223
qu*il ne voulait pas compromettre. Tous les
habitants du pays raimaient, aucun ne le trahit.
Une sorte de telegraphie Tavertissait chaque
jour de la direction prise par les gendarmes
envoyes a sa poursuite. G'etaient des hardes de
telle ou telle couleur que des villageoises avaient
soin de suspendre, comme pour les faire s^cher,
aux fen^tres ou aux arbres.
» Un jour, le proscrit, voyant les militaires
qui le pourstiivarient entrer dans une riviere
qu'ils croyaient pouvoir passer k gu6, se h^ta de
sortir de sa cachette pour leur crier qu'ils
allaient se noyer. 11 se cacha de nouveau apr6s
leur avoir sauv6 la vie.
» Sous le Directoire, M. Flaugergues decou-
vrit, dans les propri^tfe de son pere, une mine
d'alun, et fit un voyage en Belgique pour 6tu-
dier Texploitation de ce mineral. Les lois contre
les ^migr^s ^taient encore en vigueur. Arrets a
Li^ge, il fut traduit devant un conseil de guerre
avec deux autres Frangais qui lui ^taient incon-
nus. Le premier appel^ devant les juges fut
condamn6 et presque imm^diatement fusille. Le
second 6tait Flaugergues. II se d^fendit avec
talent, avec la chaleur de la verity, et prouva
2i DKRNltlRES PAGES
que son voyage n'avait qu'un but scientifiqiie.
Le troisi^me accuse se jeta tout 6mu dans ses
bras en le priant de plaider sa cause. II en
obtint Tautorisation, le defendit et le sauva. Ce
fut un veritable triomphe, qui lui fit beaucoup
d'amis.
» Sous TEmpire, il accepta la sous-pr6fecture
de Villefranche, oil regnaient de fortes dissensions
politiques et religieuses,etoii, par son caractere
ferme et concilianl, il sut pr^venir de grands
malheurs.
)) Le choix unanime de ses administr^s le
porta, en 1812, k la deputation. II fut le pre-
mier qui osa (Clever la voix dans cette assembl^e
muette. II repondit au due de Massa qui lui re-
prochait YinconstilutminalM d'une de ses pro-
positions: « II n*y a d'inconstitutionnel ici que
vous, qui venez presider une Assemble ou
vous n'avez meme pas le droit de singer. » Le 22
d^cembre 1813, une commission extraordinaire
fut enfin nommee pour prendre communication
du portefeuille du ministere des relations ext^-
rieurcs. Cette commission 6lait compos^e de cinq
membres, MM. Lain^, Flaugergues, Raynouard,
Maino-Biran et Gallais. On n'a pas oublie le
>IES CAMPAGNES 225
rapport qui tut le resultat de cette communica-
tion et les verites hardies qu'il contenait.
» Nommc encore depute en 1814, M. Flau-
gcrgues si^gea au cote gauche de la Chambre.
11 s'y distingua par Tind^pendance de ses opi-
nions et par un rare talent d'improvisation. Son
eloquent rapport sur la Cour de cassation eut un
grand retentissement et contribua puissamment
au niaintien de cette importante institution.
» En 1815, il eut, apres M. Lanjuinais, le plus
de voix pour la pr^sidence et occupa souvent le
fauteuil comme vice-president.
» Appele plus tard au conseil d'Etat comme
maitre des requetes, il trouva Ik encore Tocca-
sion de rendre d'eminents services k son
pays.
» II fut enleve a sa famille en 1836. II avait
epouse mademoiselle de Patris, qui mourut char-
man te et regrettee k Vkge de quatre-vingt-cinq
ans. ))
Je ne me reconnais pas le droit de faire la
biographic de mademoiselle Flaugergues. Je ne
sais de son passe qu'une chose, c'est qu'elle n*a
rien k cacher. Je Tai vue une seule fois, aupr^s
13.
226 DERNIERES PAGES
d'un ami malade * qui me dit d'elle tout bas
et pour toute presentation :
— Voilk ma sainte, mon ange gardien.
C*6tait en I80O, elle me parut 6tre d^ji d'un
certain ^ge ; elle etait petite, mince et v6tue pres-
que comme une religieuse, une robe noire, uh
bonnet blanc. Elle leva les yeux vers moi et je ne
vis plus que ses yeux, deux ^toiles au feu clair et
penetrant, deux lumieres de bont6 ang^lique
avec ce fond d'^nergie tenace qui caracterise les
desinteressemenls absolus. Je sentis qu'il y. avait
la un etre a part, entour^ de je ne sais quel
mystere qu'on aimait k respecter.
Ce respect instinctif qu'elle inspire est , tel
que, ayant eu souvent Toccasion de lui ecrire, jo
n*ai jamais os6 Tinterroger sur quoi que ce soil.
J'ai lu et relu pourtant, avec une curiosity atten-
drie, un livre de poesies en deux parties qui
resume sa vie et qui est intitule modestement
les Bruyeres, Cest avec ce livre que je puis sans
indiscretion, puisqu'il a 6i6 publi6 en 1854,
recomposer Thistoire de cette ame Strange, pro-
fonde et, poiir ainsi dire, surliumaine,
1. Hehri de Latouche,
MES CAMPA-GNES 227
D^s r^ge de dix ans, le gout de la po^sie se
manifeste chez Tenfant debile de corps, fotte
d'esprit. A douze ans, mourante, elle disait:
Prends mes jours purs encore.
Heureux I'enfant pieux qui s'endort au Seigneur,
Et la vierge expirant a sa premiere aurore,
Corarae un lis moissonne dans sa pure blanclieur.
Ce culte de la mort commence k Tenvahir,
sorte d*ascetisme maladif, ou elle puisera son
originalite et sa gratideur.
Dans ce temps ou la po^sie s'exprimait sous le
symbole classique de la lyre, et ou les personnes
modestes disaient encore le luihy mademoiselle
Flaugergues cultiva sans doute I'instrument
sacr6 qui lui a 6t^ r^v^l^ de si bonne heure ;
mais ce sont des etudes qu'elle cache. En 1836,
elle est transportee k Lisbonne ; c*est Tannee de
la mort de son p^re. Sans doute, il n'a laiss6
aucune fortune. Elle est s^par^e de sa m&re, de
son fr^re Paul. A-t-elle d'autres parents? Pour-
quoi est-^lle ainsi exil6e? Probablement elle
cherche dans le travail des moyens d'existence.
Peut-^tre a-t-elle song6 k se faire religieuse. Quoi
qu'il en soit, elle est triste, au point de ne rien
22H DEKNIKllKS PAGES
admirer autour d'elle; ello desire la mort ; elle
ecrit du couvent de Belem :
Qu'importe que toujours le del brille en ces lieux ?
Qii'au feu d'un soleil pur chaque saison s'allume?
Pour I'Ame qu'^ toute heure un long chagrin consume,
Tout est froid, tout est mort, tout est silencieux.
Moi, je sens que je touche au lerme liu voyage ;
Quelques douleurs encor, puis la paix du cercueil.
Ne me plains pas ; longtemps sur moi gronda I'orage.
Mieux vaut dormir au port que trembler sur lecueil.
Eh quoi I vivre et mourir sans reveler mon ame !
De ma pensee ardente ^teindre le flambeau !
Un jour, elle demande h la po^sie une conso-
lation toute-puissante et reve la gloire. Puis, tout
aussit6t, soit d^dain, soit d^couragement, soit
qu'elle se sente faite pour aimer les autres plus
qu'elle-m6me, elle repousse cette bouffee d'am-
bition.
Fille du ciel, brillante po^sie .
Enleve-moi sur ton aile de feu !
Ah! qu'ai-je dit et qu'osc-je pretenure?
Disparaissez, desirs presomptueux.
Je chante, helas ! coninio I'onde murinure
Sans but, sans art» sans espoir, s^ins desirs
MES CAMPAGNES ^29
La nostalgic est pour beaucoup dans ce degout
de Tavenir.
a Vols ! c'est le Tage,
Ont (lit les matelots,
Un doux rivage
Enserre ses doux flots.
lille de la lyre
Que ce beau lieu t'inspire. »
— Helas ! je dis :
a Je reve k mon pays ! »
Pourtant, celte ^me bris^e se ranirne :
Ah ! j'avais ce long mal que rien ne peut decrire,
Ce besoin incessant des lieux od Ton n'est pas.
Ce long mal de I'exil, indicible martyre,
Et cet ennui fatal, je le cachais k tous,
Et ma bouche mourante essay ait de sourire,
Et nul ne me disait : « Vous souffrez, qu'avez-vous?»
Helas ! pas un ami ! Mais au Dieu qui console
Je contai ma douleur
Ma voix se ranima pour chanter la nature,
Et mon coeur pour benir le Dieu de I'univers,
Et j*aime maintenant k laisser sur larene
La trace de mes pas
Terre des Grangers, beau fleuve, et loi, Lisbonne,
Qu'il presse avec amour de ses flots azures;
De ces bords enchant6s, gracieuse couronne,
Collines, sombres tours, temples, palais dores,
230 DERNI^RES PAGES
Frais jardins, oliviers au vert m^lancolique,
Port sublime, astres purs, tremblantes fleurs des cieux ;
Laissez-moi ra'enivrer de votre aspect magique,
Rafraichissez mon coeur et consolez mes yeux.
La corde poetique r6sonne encore, mais le
coeur n'est pas gueri :
Mon coeur peut un instant s'enivrer de tes charmes,
Mais non se detacher de son premier sejour;
Mon rapide sourire est noye dans mes larmes,
On n'a quune patrie, une mere, un amour !
Le detachement de la vie se tourne de plus
en plus vers Taspiration mystique :
*
L'onde immortelle et pure
Qui seule peut un jour amortir ma blessure...
• ••••••••••••••••a
EUe ne coule point en ces terrestres lieux ;
Fais-la jaillir, mon Dieu, pour I'dme que devore
Ce desir dun bonlieur qui n'est point ici-bas,
Toujours, partout, sans fin, mon coeur navre t'implore;
II souffre et te benit, ne le rejette pas.
Ces vers sont de T^poque romantique ; s*ils
n'en ont pas precis^ment la forme, ils en ont le
sentiment. A cette 6poque, tous les poetes ^taient
brisks, mourants, d^sesp^^res. Avec la mode, leur
mal a passe. Ici, nous avons affaire k une per-
MES CAMPAGNES 231
sonnalite tres-forte, qui ne dit rien qu'elle ne
sente profond^ment, et qui n'acceptera plus la
vie que sous la forme d'un devouement exclusif
ou d'un renoncement absolu. Un jour viendra
ou une passion d'outre-tombe accordera et con-
fondra ces deux modes d'existence.
II semble pourtaiit qu'ea Portugal elle ait
compte sur quelque r^sultat materiel de ses Etudes
poetiques et que Tespoir de son retour soit atta-
ch^ k un triomphe litteraire.
Car, me dit-on, le sort qui, dans sa main, me brise,
A mes vers, b. raes pleurs, doit un jour s'adoiicir.
Car il faut que je chante et que ma voix plaintive,
Amollisse les coeiirs que glace un dur oubli,
rameau du poete, 6 palme glorieuse,
Quand pourrai-je aborder la plage oh lu Heuris !
Saint rameau, ne fuis plus ma main vietorieuse,
Abrite au sol natal mes jours longtemps proscrifs !
Gemis, voix de mon coeur, espoir de ma tristesse,
Lyre oh palpitent mes douleurs,
Jouet de mon enfance, amour de ma jeunesse,
Rends une pa trie ^ mes pleurs I
Les circonstances exterieures sont-elles deve-
nues plus favorables, ou la nostalgic a-t-elle fait
de tels progres que le retour soit jug^ n^ces-
saire ? Elle part k bord de VlUrie, Une temp^te
:ioi2 DKRNIKRES PAdES
furieuse bat le navire. Elle la coriternple et Tad-
mire. La vague menace de Temporter. Elle se
fait attacher sur Ic pont (d'autres Tont racont6),
et, lik, elle compose des vers oil le secret de sou
intrepidite se revele.
Qui, de jours et d'eniiuis, jen ai trop, Dieu terrible!
Ce lourd fardeau, longtemps faudra-t-il le porter?
Comme un nid balance sur la branche du saule,
Et qu'un enfant foUtre en arrache en ses jeux,
Tombe et, jouet des vents, roule, fuit et s*envole
Sur le torrent rapide aux tourbillons neigeux,
Telle, au gre des autans, sur la vague infidele,
Sans qu'aucun astre ami protege son retour,
Errante et loin du port flotte I'arche si frele
Ou, pauvre oiseau, je chante et gemis tour k tour.
Si ma priere, lielas ! ne doit etre exaucefe,
France si, loin de toi, je dois vivre et mourir,
Pres de ce m^t tremblant par la vague bercee,
De mon dernier sommeil si je dois m*endormir,
Si, sur moi, des ce jour, cette onde courrouc6e
Doit rouler et mugir,
Ou, sur I'ecueil desert, par la vague lanc6e,
Si ma cendre oubliee k jamais doit languir,
Eh bien, quil soit ainsi, qu'importe !...
EniiiJ, elle louche le port, elle revolt la France,
olle est de retour a Rodez en dSiO. Je crois
qu'elle fait d'autres voyages, car elle chante un
MES CAMPAT.NES 233
beau lac qui pourrait etre un lac Suisse ; elle
parait de plus en plus tournec vers Texaltation
reljgieuse et ie desenchantement des choses de
ce monde.
Non, desert populeux, monde sterile et vain,
Limon que j'ai foule, tu n'es point raa patrie.
Laissez-moi rejeter, proie informe et livide,
Cette argile importune, au sepulere altere.
Perissable soleil, adieu !
Sur ce globe oil tu luis, j'ai souffert solitaire,
Mais dun autre soleil j'entrevois la splendeur.
Et mon dme est loin de la terre
Qu'effleure mon pied voyageur.
II semble qu'elle songe k prendre le voile.
Qui Ta retenue dans la vie ? Je perds tout k fait
sa trace, car, entre ie premier livre de vers et
le second qui complete le volume, il s'est fait un
changement capital, soit le passage de beaucoup
d'ann^eS; soit une revolution interieure decisive.
Elle n^aspire plus a se fondre en Dieu avant
Theure ; elle ne parle presque plus d*elle-meme,
on dirait qu'elle a d6pouill6 sa pcrsonnalit6. Au
monologue ascetiquc a succede le dialogue ten-
dre. Elle a 6puise la phase du renoncement,
23i DERNI^RES PAGES
elle est entree dans celle du d^vouement. Peut-
etre aime-t-elle la vie pour la faire aimer i
quelqu un qu'elle aime.
Oui, elle aime enfin, et avec passion. G'est
quaiid elle touche k la vieillesse , et que rien
ne peut plus troubler T^tat de saintet6 oil elle
est parvenue, qu'elle s'^prend avec une chaste
ardeur d'un mourant. Tout est Strange dans
cette femme, mais rien n'est ridicule, car tout
est naif et grand. G'est lorsqu'elle a renonc6 k
la gloire qu'elle arrive au g^nie; c'est lors-
qu'elle ne chante plus que pour distraire un
malade, qu'elle trouve en elle une voix p^ne-
trante et souple. La nature qu*elle a vue dans
ses grands aspects et qu'elle a peinte k grands
traits lui revile la suavite variee de ses details.
Elle n'a plus besoin des grands laics et da
vaste ensemble des mers et des montagnes pour
elever son ame et se perdre dans cette person-
nification de Tinfini qui rendait son luth un
peu monocorde. Elle regarde a ses pieds et,
comme pour amuser et distraire son ami, elle
ramasse des fleurs et des gouttes de ros6e sur
les feuilles. Sa voix s'est embellie en devenant
charmante. Son ami est poete aussi. La po^sie
MES CAMPAGNES 235
a remplace chez lui la critique et console ses
derni^res ann^es. Mais il a conserve malgr^ lui
Tesprit critique. II d6crit tandis qu'elle chante,
et, sous ce rapport (je voudrais qu elle ne lut
pas ceci, elle s'en f^chera), elle est bien supe-
rieure k lui. II faut bien dire ce que Ton pense,
ou ne rien dire du tout.
Mais il avait une puissance bien k lui, la per-
sonne 6tait superieure en lui a Tecrivain. II
avait le don de la parole. Sa pens6e, qui se re-
froidissait dans le vers toit, s'exprimait vivgnte
et ornee de mille graces dans la causerie intime.
Autant il avait de verve dans la raillerie et de
mordante amertume dans le bl^nie^ autant il
avait de suavite et de seduction dans Teffusion
de Tamiti^. Pour tons ceux qui Font connu,
Tascendant qu'k la Veille de mourir il exerga sur
cette fiUe austere se comprend parfaitement. Elle
a ^crit pour lui et k lui ses meilleures pens6es.
Dans le commencement de leur liaison, elle a
peut-6tre tftch^ de le convertir au m^pris de la vie.
Votis souffrez! Cependant, ranimant la nature,
Le printemps a souri, Les bois ont des concerts,
II est aux rochers creux, sous la feuiUee obscure,
Pes abris pour Toiseau, des echos pour les vers.
230 DERNIERES PAGES
— Vous souffrez ! et pourtant dans la vallee ombreuse,
Vous avez un asile, un modeste foyer
Qui vous fetele soir, une retraite heureuse,
Un toil calme ofi Ton voit la fumee ondoyer.
Vers ce toil brun s'elance en longs festons le lierre;
Lc jasmin etoile jette, frfile espalier,
An mur qu'il rejouit sa grdce printaniere;
La fen^tre en s'ouvrant froissc un jeune 6glantier.
— Le soleil renaissant dore le clair vitrage,
Et des senteurs d'avril les airs sont enivres.
La rose au buisson vert, le ramier sous Tombrage,
Tout chante, et vous souffrez !
C'estxju'ailleurs est le but, le pdle qui I'attire,
Que lui-meme il s'abuse en cherchant ici-bas
Un bonheur imparfait qui ne peut lui sufiire;
Ou I'absolu bonheur que Ton n'y trouve pas !
Cettc premiere tentative dut 6chouer ; ce fut,
je crois, la derniere. II etait volontiers spiritua-
liste^ mais r^solument anticlerical. II apparte-
nait a Tecole revolutionnairc , tandis qu'elle,
liberale en principe, plutot fralernelle que r6pu-
J)licaine, patriote ardente et sincere, elle appar-
tonait par droit de naissance k Tecole girondine.
Le catiiolicisme ne faisait pas necessairement
partie de son bagage, mais il etait sans doute
necessaire a un etat particulier de son esprit. Je
MES CAMPAGNES * 237
ne sache pas que ces deux amis aient discute
leurs croyances, ni qu'il ait 6t6 impose silence
k ce premier essai de proselytisme.
Je crois qu'elle n'insista que faiblement et que
la femme Temporta vite sur Taputre. Tout ortlio-
doxe qu'elle pouvait etre, elle n'6tait pas iiee
pour faire une convertisseuse. Elle n'etait pas
de ces ^tres froids et dogmatiques qui, en voyant
souffrir et s'6teindre Fobjet de leurs soins , le
persteutentdu fanatisme de leur zele. Elle 6tait
veritablement aimante, et aimante avant tout.
Elle vit qu'il regrettait la vie ; elle n'essaya pas
de lui prouver que la vie n'est pas regrettable.
Elle comprit que c'eut ^t6 Tirriter sans le con-
vaincre. Ce dont il avait besoin, c'etait d'etre
plaint, elle le plaignit. 11 lui fallait une compa-
gnie de tons les instants , elle fut cette compagne
sans repos et sans lassitude. II avait des impa-
tiences de malade, il lui fallait trouver une
patience k toute 6prouve, elle eut cette patience-
Ik.
Ce fut d'abord une liutesse r^guli^re , mais
intermittente. Elle allait , je crois, passer les
hivers dans le Midi. Dans une pi^ce intitulee
Adieu d'une hirondelle, elle lui dit :
238 DERNlfeliES PAGES
Je la quittc a regret, pocte,
Ton avenante maisonnette
Oil j'ai trouv6 tant doux abri.
Mais, vols -til, Tautomne embrumee
Nous chasse, et dej^ la fumee
Voile ton toit longtemps fleuri.
Un autre elimat me rappelle;
Aux vouloirs du bon Dieu fidele,
J'arrive et je pars tons les ans;
Car, moi, je suis sa m^nag^re,
Et je vais, sibylle 16g^re,
Ailleurs annoncer le printemps.
Mon bote k la voix tendre et pure,
Adieu ! Sous ton ardoise obscure,
Mon nid six mois me pleurera,
Mais, aux jours bleus, rouvrant son aile,
SCire de sa route, et fidele,
La voyageuse reviendra.
Mais le mal augmente , le solitaire ne quitte
plus son ermitage. L'hirondelle, c'est ainsi que
je I'ai vue, vetue de noir et de blanc, s'installe
au chevet de celui qui ne dort plils. EUe le
promene doucement ; 11 semble qu'elle ait dc-
tourn6 ou arrets les progres du mal , car les
deux amis ont encore ces innocentes occupa-
tions qui rappellent ce qu'il y eut de pur et de
vrai aux Charmettes.
Quand le printemps, enfant foMtre^
Rend k nos bois leurs habits Tertsj
MES CAMPAGNES 239
iNous allons, bien qu'epris de 1 aire,
Par les sentiers demi-cou verts.
L'automne, en sa gaite vermeille,
Orne de fruits les espaliers.
Nous allons vendanger la treille,
Joyeux comma des 6eoliers.
Que nous veut d6cembre et sa glace?
Les sombres jours sont clairs pour nous,
Lorsqu'i ma main ta main s'enlace,
Ami, que le foyer m'est doux !
Des jeunes r^ves d'un autre §ge
Ton amour vient combler Tespoir,
Et, gr^ce k toi, de mon voyage,
L'heure la plus belle est le soir.
II y a done eu encore de beaux jours , des
heures de bonheur et d*oubli dans cette longue
agonie? Une nouvelle absence forc^e rend Tat-
fection plus vive, presque passionn^e.
Vous ^tes triste, et loin de vous je pleure*
Ami, je compte un siecle dans chaque heure.
Mes yeux r^veurS cherchent votre regard,
Mon Ame en deuil, une part d'elle-m§me.
Mais vous souffrez ! mais votre absents amie^
Sans les calmer, g^mit de tos douleurs.
Ses yeux, que brAle une ardente insomnie,
Suivent en vain, dans la valine en fleursj
^iO DERNIERES PAGES
Tes pas lasses. Ah ! que son bras fidele
S'enlacft au tien ! Rechauffe sous ton |iile
Ce bras frileux
Prends cet appui dout lu seras le guide.
Voici un tr^s-beau sonnet qui est comme le
Nunc dimittis de T^me renouvelte :
Sous les tiedeurs d'avril s'epanouit la rose,
Un soloil plus ardent miirit Tor des sillons,
Et I'astre fecondant garde de chauds rayons
Pour colorer les fruits dont I'automne dispose.
Meme au foyer frileux, quand le soir nous veillons.
Quand, le front ceint de neige, accourt I'hiver morose,
Qu'on ne voit plus au ciel oiseaux ni papillons,
S'il survit une fleur pAle et tardive ^close,
C'est que le Radieux, en sa fuite arret6,
Pour cette enfant d^bile a voulu luire encore,
Et d'un dernier regard lui fit signe d'eclore.
Ainsi, dans son priutemps, dans I'hiver redoute,
Tout beau jour, toute joie accordee k la femnie,
Naissent k ton aspect, amour, soleil de I'dme.
Par une matinee de mai.1849, elle est heu-
reuse encore, car elle esp^re; elle a deji parI6
de six arts Mja passes pres de son ami.
...A Ihorizon des bois, le jour renait serein.
Esperons ! constamment le ciel nest pas d'airain.
Aujourd'hui gu§rira les douleurs de la veille.
Allons rcToir, ami, la foret qui s'eveille.
MES CAMPAGNES ±i\
La piece suivante est de mai I80I. La douce
muse est-elle rest^e muette pendant deux ans?
Quand elle se reveille, elle est seule. G'est le
27 fevrier 1851 que Henri Delatouche est mort.
11 Ta b^nie, il Ta appel6e « sa mere et sa
lille et sa soeur ». II lui a l^gu6 son ermitage
et tout ce qu'il contenait. Elle va vivre la silen-
cieuse et calme, car tout lui rappelle celui qu'elle
a tant aim6.
Je suis seule partout hors de ce cher asile,
Oil sans effroi je passe et mes nuits et mes jours,
Car, pour me proteger centre tout 6tre hostile.
Quelque chose de lui sur raoi plane toujours.
En vain, au sombre appel de la cloche vibrante.
lis me I'ont pris gisant sous le plomb du cercueil ;
En vain, environne d'une foule pleurante,
De son doux ermitage il a franchi le seuil ;
II n'est pas tout entier 1^-bas, sous cette pierre.
II est ici , .
II me I'avait promis a cette heure supreme
Oh YAme voit au loin I'avenir d6voil6.
<c Reste en ce lieu, dit-il, et, sous ce toit que j'ainie,
Je reviendrai vers toi, pauvre coeur desol6. »
Et moi, me confiant en sa sainte proraesse,
J'ai banni le sommeil de mon ceil enflamm^.
Toute la nuit je veille k genoux, et sans cesse
Je prie et je t'appell-e, 6 fr^re bien-aime !
Ces vers font partie du second livre ; mais, i
mon sens, ils sont d'un troisi^me livre, d'une
. 14
242 DERMllRES PAGES
nouvelle phase de cette existence insolite. Le
talent s'eleve encore, il atteint son apogee quand
la douleur y arrive aussi. Car ce n'est pas
aux premiers jours de la separation qu'elle s'est
revel ee tout entifere.
La d^laiss^e a esp^r^ mourir bientot apres
avoir tant veill6 et tant pleur6. Mais la vie est
tres-intense dans cette planle d'apparence fragile.
Plus elle oublie et brutalise sa sant^, plus la vitalite
s'obstine. Elle s'aper^oit alors qu'elle est seule
pour jamais, et le regret tourne au d&espoir.
•
Bu fond de ma detresse, 6 mon Dieu, je t'implore.
Mes yeux pour se fermer ont bien assez pleur6 !
Tu m'as souvent frappee et j'ignorais encore
Corabien ton glaive est ac6r6.
Ma l^vre a sans murmure 6puise le calice
Que bien des fois ta main a rempli jus(|u'au bord ;
Mais, 6 Seigneur, Seigneur, pour ce dernier supplice,
Non, mon cceur n'est pas assez fort I. . .
Non, je ne pGnsais pas d*une seule existence
Que la mort ptit trancher seulement la moiti^.
Je n'avais pas prevu Timplacable sentence,
Et j'esp^rais en ta piti6 !
Lui-m6me, h^lasl.i.
En voyant mon espoir, il Tavait partage.
Saisissant ma main froide, il crut tenir le c^le
Qu'on tend du bord aunauirage.
MES CAMPAGNES 243
Et moi, je r^chanffais la sienne 3ur ma boache,
Et, confiante en loi, je t'implorais, mon Dieu !
J'inondais de mes pleurs le duvet de sa couche,
Sans croire k ce lugubre adieu !
Son souffle 6tait, helas ! brise par I'agonie,
Que Tesperance encor n'avait pas fui mon coeur,
Car j'avais toujours cru ta cl6mence infinie,
maitre, et non pas ta rigueur.
Ah ! ne me dites pas d'avoir force et courage :
Laissez-moi, laissez-moi, ne me consolez pas.
Je perds tout, et je reste h gemir la derniere.
La nuit sombre a convert mes jours purs et dor6s,
Et mon front s'est meurtri contre la lourde pierre
Qui me cache un coeur tendre et des traits adores.
Dans le jardin funebre, ainsi qu'une dme en peine,
Je reste, je m'oublie et ne puis vivre ailleurs.
C'est Ik qu'^ tout moment mon instinct me ramene.
Li de mes jours fl^tris s'ecoulent les meilleur.s,
J'hablte chez les morts comme dans ma demeure.
Le sol b6nit salt bien le poids de mes genoux.
Mes yeux se sont lass6s depuis qu'ici je pleure.
Les ann6es se succMent. En 1853, la clou
leur ne s'est point calm^e.
A Vabsence, dit-on, le temps nous accoutume.
Erreur! le temps aigrit le mal qui me consume.
Chaque jour je te pleure avec plus d'amertume,
Ami tant regtett6 !
24i DERNIERES PAGES
Chaque jour plus avant ma blessure se creuse;
Dans raon dmela nuit se fait plus ten^breuse;
Ma plainte chaque jour jaillit plus douloureuse
De mon coeur d^vaste !
Et si pour le revoir et pour I'entendre encore
II faut qu'en longs soupirs tout mon coeur s'6vapore
Et des ennuis rongeurs que la dent me d6vore,
Je le veux s'il le faut !
II manqudit un soleil k tes soleils sans nombre,
Et tu m'as pris celui qui dorait mon jour sombre,
Et jerre maintenant dans Tespace et dans I'ombre
Sans guide et sans flambeau.
Oh ! rends-moi mon fanal, mon tresor et mon guide ;
Phal^ne renaissant brisant ma chrysalide,
Laisse-moi m'elancer oil mon soleil reside ;
Par-delk le tombeau !
Nous voici en 1872, et cette desolation profonde
est devenue un etat normal, nteessaire, comme
certaines maladies chronlques qui semblent de-
venir des causes conservatrices de la vie par le
contre-poids qu'elles apportent aux autres causes
de destruction. L*ennui qui consumait jadis
cette ^me solitaire eut sans doute abr^ge ses
jours. Du moment qu'elle a aim6, elle s*est re-
trempte dans la faculte de souftrir. La mort,
qui brise cruellement les liens du coeur, n'a rien
brise pour elle. Ellc aime autant aujourd'hui
qu*elle aimait il y a vingt ans. La vieillesse n'a
MES CAMPAGNES 245
pas touch^ ce coeur, doue d*une puissance ex-
ceptionnelle, et ce n'est pas seulement un amour
mystique, c'est un amour r6el el complet. Made-
moiselle Flaugergues a enferme le tombeau de
M. deLatouche dans une chapelle au cimetiere de
Chatenay, et elle y demeure pour ainsi dire,
puisqu'elle y passe toutes ses journees et souvent
ses nuits. Elle y travaille, elle y mMite, elle y
vit, seule, muette, enfermee. Pendant longtemps,
on Fa crue folle, et puis on s'est aper^u qu'elle
etait tout aussi sensee, aimable, intelligente et
bonne que par le pass6. Elle a conserve des
amis d^voues, des relations dignes d'elle. Elle
fait du bien, elle est aimee et respect6e. Le
temps a prouv6 qu'il est, dans Tordre moral,
des forces qui ne s'usent point.
Pourtant un moment est venu ou il lui a
fallu quitter ce tombeau ador6. Comment elle
en a 6te chass^e par Tinvasion et comment elle
Ta reconquis au p6ril de sa vie, a travers des
souffrances et des mis^res que nulle autre, k son
^ge et avec sa fr^le organisation, n'eut pu sup-
porter, \oi\k le r6cit qu'on va lire. II est toit
en prose avec une simplicity et une candeur qui
m'ont profondement touchee, car c'est pour moi
14.
440 DERNIERES PAGES
qu'elle a bien voulu T^crire. Ge r6cit m^ritait
d'autant plus d'etre public qu'il est une des tnille
pages d6tachees de notre douloureuse histoire
contemporaine. II est, en m6me temps, le com-
plement d'une biographie qui eut et6 adrairable-
raent faite par Sainte-Beuve et qu'on regrette
de ne pas trouver dans I'inimitable galerie de
ses portraits litt^raires et philosopliiques.
J'ai cru n^cessalre k Tintelligence et k Tap-
pr^ciation du recit que mademoiselle Flaugergues
intitule Mes Campagnes^ de la faire connattre
autant qu'il m'a et6 possible. Tout le monde he
partagera passescroyances, et, moi-m6me, j'avoue
que je n'entends pas comme elle le r61e de la
Divinity ; niais, \k oil il y a un si beau caractfere
et un si beau talent k signaler, il taut accepter
le point de vue oil Tauteur se place. C'est une
noble figure qui appartient au pass6 par ses
id.ees, mais qui n*en est pas moins trfes-origi-
nale par ses sentiments et tout k fait digne de
respect dans son archaisme religieux et romanti-
que. G'est une fiUe de Chateaubriand elev6e p^r
un girondin ; pieuse comme la reine Amelie
qu elle a beaucoup aim^e, et fmalement patriote
^nergique, vou6e au culte d'un mort. , , qui 6tait
MES CAMPAGNES 247
radical! Et toutes ces apparentes contradictions
prennent leur source dans un besoin et dans
une puissance d'aimer qui oifre, je pense, tres-
peu d'exemples k Theure ou nous vivons.
Nohant, 15 juillet 1872.
L'OFFRANDE'
A MESSIEURS LES MEMBRES
DE LA SOCI^T^ DES GENS DE LETTRES
Mes chers confreres,
Rien ne m'est plus p^nible que ce que vous
me commandez. En prenant la plume pour
vous obeir, car cartes vous avez le droit d'exi-
ger qu'on fasse pour nos r^fugi^s tout ce qu'il
est possible de faire, je ne sais pas encore si je
parviendrai k vous dire quelque chose d'utile et
de bon.
II est des douleurs dont ne se reinvent pas
ais^ment certaines natures, et je suis de celles
qui ont besoin d'esp6rance. Devant un d^sastre
1 . Volume collectif public par la Societe des gens de
lettres au profit de plusieurs Lorrains.
2oO DERNlt:RES PAGES
comme la perte de nos deux nobles et vail-
lantes soeurs, TAlsace et la Lorraine, k quel es-
poir prochain se rattacher ? Je ne sais pleurer
qu'en secret, car les preuves de d^couragement
sont funestes, la douleur est contagieuse ; il ne
faut la montrer que quand elle pent r^veiller le
courage et rendre 1' indignation f6conde.
Que faire ici? Nos justes col^res ne peuvent
qu'aggraver le sort de ceux que le devoir en-
chaine encore au sol des provinces conquises.
Ceux-ci nous int^ressent aussi profond^ment
que les h^roiques Emigrants k tout prix. Dirai-
je que leur situation morale me parait encore
plus navrante? J*en sais qui gnt subi Thorrible
necessity de Toption allemande avec un v&itablc
h^roisme comme dcs martyrs d6vou6s volonl^i-
rement au pire supplice. Je sais un pasteur
protestantS auteur de nombreuses publicat-
tions oil le plus pur sentiment religieux s'ex-
prime avec la simple et veritable Eloquence du
coeur, p^re d'une nombreuse famiile, entour6
du respect et de la tendresse de son 6glise —
qui, au moment de partir, s'est sacrifi6. II est
1. M. Leblois, pasteur an temple ncuf de Strasbourg.
l'offrande 2o1
reste pour soutenir et consoler ceux qui, ne
pouvant le suivre, Tont retenu par leur cri
de douleur.
Et combien d'autresont agi en ce sens! Quel
d^chirement pour ceux qui restent ! Toute fa-
mille bris^e, tout foyer d^garni, toute intimite
rompue, toute dtude locale abandonn^e, tout
travail sterilise ! et le contact inevitable , inces-
sant avec le vainqueur insolent, attrist6 ou aigri
lui-m^me et comme honteux au milieu de cette
desertion I J'ai vecu a Venise, k une ^poque ou
nuUe esp^rance de salut n'apparaissait encore.
Je me rappelle la morne tristesse de la cit^ di6-
chue. H61as ! ces jours de deuil coramencent
pour nos frferes.
Leur parlerons-nous de revanche? II n'en faut
pas parler k cette heure de d&olation. Le joug
qui courbe tant de nobles fronts serait rendu
plus lourd et plus serr6 par des mains brutales;
c'est presque en secret, dans le secret de nos
coeurs, quil nous faut rever de meilleures des-^
tinges pour la France, aujourd'hui paralys^e par
Vantagonisme des id^es et Tambition des partis
retrogrades.
Vous voyez, je ne dis rien, je ne sais rien
^52 DERNIERES PAGES
dire. Mon cceur est comprim6 dans un etau et
je ne veux pas qu'il delate. Je cherclie dans la
famille et dans T^tude Taliment moral qui, seul,
soutient la vieillesse; mais, quand les spectres de
TAlsace et de la Lorraine se dressent devant
moi, la nuit m'enveloppe et ma main n'6crit
plus. Dirai-je k ces victimes ce que je puis mc
dire ci moi-meme, qui n'ai perdu ni mon toit, ni
mes enfants : « Contentez-vous de peu, regardez
la nature, vivez de raffection de vos proches ? »
Eh ! mon Dieu, ils ont tout perdu, ces malheu-
reux qui viennent se jeter dans nos bras, et,
devant leur infortune sans remede, tout bonheur
domestique , tout recueillement intime , toute
jouissance d'artiste nous paraissent ill^gitimes;
c'est comme une usurpation que notre destin^e
a faite sur la leur, comme une meilleure part
que nous ne mentions pas, et ce pain qui nous
est rest^ nous semble amer.
Et, pendant que ces clioses se passent, pen-
dant que des populations entieres fuient la fl6-
trissure de T^tranger et que des centaines de
mille Emigrants livrent leur existence au hasard,
sur la terre frangaise , Tid^e monarchique tra-
vaille k nous oter la liberte sociale et politique.
l'offrande 253
sans laquelle nous ne recouvrerons jamais la
liberty nationale pour nos freres brisks et pour
nous-meraes !
Je ne veux pas parler de cela non plus, je ne
le dois pas; votre livre est un appel k tous les
coeurs, et, dans tous les partis, il y en a un
grand nombre qui sont brises, et qui veulent
s'unir k nous pour offrir Thospitalite du d6-
vouement aux victimes de I'invasion.
Avril 1873.
13
CHARLES DUYERNET
Ce n'est pas sous le coup d'une douleur per-
sonnelle tres-profonde qu'il m'est facile d'appre-
cier paf 6crit le vieil ami que je viens de
perdre* Charles Robin-Duvernet, quoiquc plus
jeune que moi de quelques anuses, avait &i6
mon camarade d'enfance. Nous ne nous 6tions
jamais perdus de vue, jamais refroidis, et son
mafiage, en me donnant une fille adoptive de
plus, n'avait fait que'resserrer les liens de iiotre
amiti6. Son pfere, apr^s avoir 6i6 Tami du mien,
etait rest6 celui de ma famille. L'affection des
families entre elles cr^e une fraternity veritable
entre ceux qui sont destines k les perp6tuer;
256 DERNIERES PAGES
D6s son plus jeune ^ge, Charles Duvernet
montra des gouts d'artiste. C'est peu de chose
quand on n'y porte pas le gout qui discerne le
beau du mediocre. Disons done vite qu'il ^tait
homme de gout par excellence, qu'il compre-
nait et aimait de passion la nature et les arts
qui en sont Texpression id6alis6e. II 6tait fou
de musique, et j'ai vu de grands artistes aimer
k se produire et k s'epancher devant lui, parce
qu'ils sentaient \k une intelligence pleine k la
fois d'enthousiasme et de discemement.
II avait la m6me penetration et la m6me
lumi^re en litt^rature et en philosophie; son
commerce etait done substantiel autant qu'a-
gr^able.
Mais, avant tout, il etait homme de bien et de
d^vouement. Dans sa conduite comme dans ses
opinions politiques, il n'^tait preoccupy que de
Fameiioration des esprits, et il a fait, pour r^-
pandre Tinstruction, des efforts constants et
ardents. II avait des iddes avanc^es jointes k
une grande tolerance et k une douceur de re-
lations qui le faisaient aimer et estimer de tous.
Sa vieillesse, pr^matur^ment amende par la
c6cit6 et par de graves maladies, fut surtout in-
CHARLES DUVERNET 257
t^ressante et respectable. 11 supporta la nuit
profonde^ comme il appelait son infirmity, avec
une resignation extraordinaire. C'est Ik que le
grand fonds de philosophie religieuse et de
bienveillante raison qu'il avait acquis vint h
son secours et porta ses fruits. Jamais on ne
I'avait connu aussi aimable,' aussi sage et aussi
enjou6. Cette heroi'que gaiety fut une vertu r^elle
et une force souveraine. EUe fut un exemple
de s^r^nit^ et de g^n^reuse patience vive-
raent senti et pieusement recueilli par tous ceux
qui Fapprochferent. Disons aussi, pour Tensei-
gnement de tous, que ses gouts et ses facult^s
d'artiste lui furent une immense ressource. 11
se fit lire et dicta r6guli^rement plusieurs heures
par jour. 11 acquit ainsi une solide instruction
et jugea son temps et le temps pass6 avec une
sagesse lucide. II dicta plusieurs ouvrages pleins
d'observations justes et de reflexions saines, qui
ne sont pas sans valeur et oil rfegne une sensi-
bilite vraie. 11 est i remarquer que ses descrip-
tions sont ce qu'il y a de plus exact et de plus
vivant, et que, aide d'une imagination pleine
de logique et de comparaison interieure, il a
peint avec une fldeiite charmante des sites et
258 DERNIERES PAGES
des localit^s qu*il avail traverses sans les voir.
II demaiidait a ceux qui raccompagnaienl :
« Qu y a-t-il la devant nous ?... et i droite? et k
gauche? »
D'apres la nature du terrain decrit par I'in-
terlocuteur, il disait : « En ce cas, voici les
plantes qui croissent sur ce rocher, celles qui
sont au bord de la riviere, celles qui tapissent
les depressions de la colline. » Et il ne setrom-
pait pas. II pouvait d^crire et affirmer.
11 laisse dans nos coeurs un vide irremediable.
Ce pauvre cher aveugle 6tait un centre, un lien.
Toujours attentif k faire oublier son malheur,
il vivait pour les autres et leur communiquait
sa vie. Jusqu'au moment ou une faiblesse ex-
treme a ferm6 ses 16vres, il ne les a ouvertes
que pour consoler ses proches, soulenir ses
amis et benir sa famille.
Nohant, 3 novembre 1874.
SOUVENIR D'AUVERGNE
A M. ADOLPHE JOANNE.
Cher ami, je voudrais pouvoir ajouter, sinou
un chapitre, du moins quelques lignes, aux tre-
sors de souvenirs que vos frequents voyages ont
entass^s dans votre m^moire. Cela ne m'est pas
facile. Vous connaissez si bien la France, vous
en avez si fidMement retrace tous les aspects,
qu'on ne pout vous rien apprendre, et rien
apprendre aux autres apr^s vous.
On ne peut vous raconter que des impressions
personnelles, et vous les comprendrez d'autant
mieux que vous connaissez les beaux endroits
qui les font naltre. Quand ces impressions sont
tres-vives ou tr^s-douces, ce n'est pas toujours
260 DERNIE RES PAGES
en raison de I'etranget^ ou de la beauts des
sites oil Ton se troave. Outre la disposition de
Tesprit el du corps, il y a des moments particu-
liers, certaines nuances du ciel, certains bien-
etre myst^rieux r^pandus dans Tatmosph^re ,
certaines flamb^es de soleil, certains parfums
de forets ou de montagnes, qui nous rendent
lout k coup enthousiastes et heureux, sans
qu'on puisse, sans qu'on veuille s'en rendre
compte, sinon par la reflexion, apr^s coup.
L'esprit amoureux de la nature n'en demande
pas toujours beaucoup pour se dilaler ou se d6-
lecler. Quant k moi, j'avoue Mre impressionn^e
par la lumi^re au point de lui appartenir abso-
lument et d'etre peu frappee des objets qu'elle
ne dessine pas avec magnilicence. Mon kme
suit ses triomphes et ses langueurs avec une
passivity qui me rend peut-6tre mauvais juge
de ce qui n'est pas favoris^ par elle.
J*ai ^16 en Auvergne Tannic dernifere pour la
troisi^me fois, k quinze ou vingt ans de dis-
tance. Quand, de chez nous (le Berry), on
s'embarque pour une excursion, on est volon-
tiers ambitieux ; on pense aux grandes Alpes ou
aux Pyr^n^es, ou aux rivages de TOc^an, de la
SOUVENIR d'auvergne 261
Manche, de la M6(iiterran6e« Aller en Auvergne,
c'est si pres ! on y est rendu en quelques heures.
Et c'est pour cela qu'on n'y va pas, c'esl-^-dire
qu'on n'y va pas assez. L'Auvergne, d'ailleurs,
n'offre ni grandes fatigues, ni grands dangers,
et, quand on a Thonneur de faire partie du
Club alpin frangais, on croit peut-etre qu il est
au-dessous de soi d'explorer un pays ou tout le
monde pent aller si facilement. Pourtant i*^ge
amfene, sinon plus de modestie dans le cerveau,
du moins plus de sagesse dans les jambes, et
on retombe siir la charmante Auvergne avec
le sentiment d'une ingratitude k reparer.
L* Auvergne n'est pas une petite Suisse, comme
nous le disons quelquefois, pensant lui faire
honneur. L'Auvergne est FAuvergne, avec sa
grande signification g^ologique comme Alpe
centrale et puissant relief aux doux escaliers. On
les gravit sans fatigue et sans vertige , sans
songer k la conquete d'une region sup6rieure,
raais avec Tint^.r^t de bonnes gens montant au
faite de leur maison pour con templar leur jar-
din. C'est que ce jardin, c'est la France, dont
une si grande partie va se d^rouler sous nos
yeux, des sommets du vaste plateau central. Sur
15.
262 DERNlfeRES PAGES
«
ces paisibles belvederes, nous serons au coeur
de la patrie. Nous aurons sous les pieds ces
vieux volcans qui nous ont fait emerger du sein
des oceans et qui nous montrent les traces de
leurs formidables vomissements. Leurs puissants
massifs sont comme les assises de notre exis-
tence meme. Les grandes chaines qui prot^gent
nos fron litres sont nos murailles ; TAuvergne
est notre forteresse. IL n'y faut done pas cher-
cher r^motion de Fioaccessible. Elle appartient
k riiomme, et Ton ne s'y sent point seul avec
le ciel, comme sur les sommets lourment^s ou
glacis des hautes montagnes; mais ses graces
rustiques ont un charme que Ton retrouve plus
penetrant chaque fois qu*on y retourne.
J'y ai remarque du changement. La civilisa-
tion y a p^n6tr6 ; il faut en prendre son parti.
Je n'ai rapport6 que deception de certains pfele-
rinages. II y a un petit coin, aux environs de
Riom, ou je me plaisais singuliferement jadis.
C'est un hameau nomm6 Enval ; il est situe
dans une impasse volcanique qu'on appelle li,
comme dans beaucoup d'autres localit^s analo-
gues, le bout du monde. Autrefois, ce hameau
etait une merveijle pour les artistes, Toutes les
SOUVENIR d'auvergne 263
maisons, construites en lave noire, ^taient orn^es
de plusieurs Stages de balcons sans parapets et
sans sym^trie aucune, soutenus, ainsi que le
toit, par des arbres tout entiers k peine equarris,
encore converts de leur ^corce, et d6passant la
construction de leurs branches sorties de la
magonnerie. Les escaliers droits ou en spirale,
suivant les besoins de la distribution, et tons
ext^rieurs, 6taient formfe de dalles brutes de
cette leg^re tephrine de Volvic, qui est poreuse
comme une Sponge et plus resistante que le
granit. J'ai vu construire une de ces maisons.
Un petit cine amenait un chargement d'appa-
rence colossale. Le paysan soulevait d' une main
ces planches de pierre et les plantait dans la
muraille, ci mesure qu'elle s'^levait, sans s'in-
quieter de les joindre Tune k Tautre, ni de les
border d'aucune rarape ni support. Les enfants
grimpaient ainsi de marclie en marche et des-
cendaient l^g^rement et sans effroi ces effrayants
echelons jetes. dans le vide. D^s leurs premiers
pas, on les habituait k circuler ainsi sans mala-
dresse et sans vertige. Get etrange village avait
une physionomie que je n'ai jamais trouv6e ail-
leurs. On cut dit, au premier abord, quil avait
264 DERNIERES PAGES
6t^ construit pour des singes ; mais , dans
Tadresse et dans la prevoyance de Tam^nage-
ment, on retrouvait Tesprit auvergnat, ^conome
de Tespace et habile k conjurer Tincl^mence de
son climat. Enval, plant6 au fond d'une gorge
sans issue, est abrit^ par le rocher et comme
d^fendu par de gros blocs en forme de tours
qui surplombent le long des parois de la mon-
tagne. La situation est bonne, le terrain g^n^
reux, et de beaux arbres occupent le centre de
la bourgade. C'est \k une promenade dont la
nature a fait tous les frais et que j'ai retrouvee
intacte ; mais le hameau est k peu pr^s rebftti
en entier, et quelques maisons des petites rues
n'offrent plus qu'un specimen alt6r6 et modifi6
de Tancien systeme. Heureusement le fond du
vallon, que bordent les habitations principales,
est toujours travers6 par les ramifications d'un
charmant ruisseau qui bouillonne parmi les
roches brutes, les buissons et les fleurs. En re-
montant pendant dix minutes cette eau courante
et murmurante, on arrive k Fimpasse ou il
cache sa source, dans un petit chaos d^licieux
de d^sordre et de v6g^tation. Tout cela, 6clair6
par un bon et clair soleil, m'a fait TeflFet d'une
SOUVENIR d'auvergne 265
oasis ou Ton aimerait a vivre durant les jours
Mais rhiver y est rude, et le ruisseau devient
un torrent ; c'est pour cela que les premiers
habitants avaient 61eve leurs maisons de mani^re
i preserver leurs personnes et leurs r^coltes de
rhumidit^ : probablement le vent ne souffle pas
dans ce couloir ^troit et ferm^, car elles sem-
blaient 6tre d'une fragility extreme.
Je ne veux pas oublier la source mint^rale
d'Enval, propri6t6 d*une vieille bonne femme
qui Ta enferm^e dans une cahute et qui la vend
aux amateurs. C*est une eau limpide et acidul^e,
d^licieuse au gout et dont les habitants de
Riom font usage comme eau de Seltz. Ceux
d*Enval la prisent k F^gal du vin, et, pour mon
compte, je la pr^f^rerais beaucoup, quoique le
vin des coteaux environnants soit tr^s-bon.
Ces environs de Riom sont une premiere
etape en Auvergne qui m6rite bien qu'on s'y
arr^te quelques jours. Le chemin qui conduit k
Ch^telguyon k travers les collines luxuriantes
est ui| enchantement perp6tuel. C*est une pre-
miere Limagne accident^e et plus charmante que
la Limagne proprement dite. En allant un peu
:26G DERNIEIIES PAGES
plus loin, k Volvic et k Pontgibault, on trouve,
apres les beaux ch^taigniers qui ombragent la
route et les collineS; les grandes coulees de lave
et les landes steriles, si Ton peut toutefois appe-
lor sterile un terrain jonch6 de fleurs et de
framboisiers sauvages, d'oii bientdt Ton voit
surgir comrae par enchantement la base de cette
chaine de mamelons qui furent des volcans, et
dont les levres noircies semblent pretes k vomir
encore ces torrents de lave qui ont fait un
ocean de pierres de la contr^e environnante.
C'est a Pontgibault qu'il faut aller voir ces
vagucs de laves grises, d'un aspect navrant,
mais si Strange qu'on ne regrette pas le voyage.
Les routes sont rapides mais excellentes, et Ton
trouve a Riom de bons chevaux et de bonnes
voitures. De 1^, on se rend k Clermont en un
instant. La crainte defatiguer mes enfants m'a
fait prendre la nouvelle route. Toutefois, j'ai re-
grette Tancienne, qui traversait la chaine des
Puys et longeait la base du Puy de Ddme. Je
me souvenais d'avoir fait cette route k travers
les nuages par un temps tr^s-froid et dans une
disposition par consequent melancolique ; mais,
precisement au pied du Puy de Ddme, la brume
SOUVENIR d'auvergne 267
se d^chira comme un rideau et le soleil dessina
comme des 6clairs de lumi^re sur les flancs du
g^ant. Cette splendeur ne dura qu*un instant ;
toutefois elle avait suffi pour empourprer les
nu^es qui ranapaient sur nous d'une lueur rose
et transparente qui dura plus d'une heure. A
travers cette gaze magique, on distinguait les
troupeaux paissant au flanc des montagnes, et
les pentes gazonnees avaient des scintillements
d'aigue-marine. Les sommets restaient envelop-
p^s par les nuages, et on ne pouvait se faire
aucune id^e de leur hauteur. Je ne vis done
presque rien, cette fois-l&, mais Ttelairage etait
si strange et si agreable, que jamais je ne con-
templai avec plus de plaisir ces beaux portiques
de FAuvergne, qU'on appelle les monts D6nies.
Pardonnez-moi de vous dire si peu et si mal
des impressions fugitives qui n'apprendront rien
k personne, mais qui rappelleront k quelques
voyageurs que la reverie et la contemplation sans
but font aussi partie des emotions de voyage.
A vous de coeur.
Nohant, d6cembre 1874.
MICHEL LEVY
Tous les journaux ont racont^ la manifere fou-
droyante dont cet homme, d'une si forte consti-
tution et d'une Anergic exceptionnelle, vlent de
quitter la sphere d'activit^ ou il brillait parmi
les plus c^lfebres. Michel L6vy 6tait une des
^mes de Paris, une de ces ^mes ardentes au
travail et douses du g^nie des affaires, dont
Taction rayonne sur le monde entier, puissants
instruments de civilisation, forces r^elles dont
Textinction est un ^v^nement public.
Parmi les industries nobles, la librairie est
au premier rang. Michel Levy, parti de rien,
— il en faisait gloire et avec raison, — ^tait
270 DERNIERES PAGES
arriv^ avec une rapidity surprenante k une for-
tune considerable des mieux acquises, car cette
I
fortune etait un chiflre correspondant aux im-
menses services qu'il avait rendus k la cause
des lettres ; c'est par lui et par quelques-uns de
ses collogues que la pens6e litt^raire de la France
au xix^ si^cle s'est r^pandue au dehors avec une
promptitude et une abondance de moyens igno-
res jusque-li ; tout le monde civilis6 est arriv^
h connaitre et k lire la France en moins de
temps qu'il n'en fallait autrefois pour que la
France se connut et se lut elle-m6me. Le
format Gharpentier, le format Michel Levy, c'est-
ili-dire les Jivres a bon march6 mis k la port6e
des masses, c'est Ici une revolution industrielle
et litteraire, qui, au point de vue materiel, a
d'abord semble prejudiciable aux ecrivains. Peu
d'anndes ont suffi pour d^montrer qu'en abais-
sant le prix de la consommation, on crfeit un
monde de consommateurs, et que, pour leurs
interets pecuniaires comme pour Tinter^t plus
eleve de leur renommee, les gens de lettres
avaient a s'applaudir de cette revolution.
Si elle s'est accomplie si rapidement, c'est k
coup sur k la fievreuse activite et k rintelligence
MICHEL htW 271
sp^ciale des grands editeurs que nous le devons.
II y aurait ingratitude h m^connaitre le fait. Je
me souviens du temps, encore si rapproch6 de
nous, oil nous disions aux Editeurs qui nous
demon traient les r^sultats de Tavenir : « Oui, si
vous reussissez, tout sera pour le mieux; mais,
si vous ^chouez, si, apr^s une immense Amission
de livres, vous ne r6paudez pas le gout de la lec-
ture, vous etes perdus, et nous le sommes avec
vous !» Et je faisais cette objection k Michel L6vy
entre autres, que le^livres frivoles ou malsains
interessaient les masses, iTexclusion des ouvragos
utiles et consciencieux. II me r^pondait avecTintel-
ligence pratique qu'il poss^dait au plushaut degr6 :
« Possible et meme probable qu'il en soit ainsi
au d^but, c'est dans Tordre des choses humaines ;
mais songez ci ceci, que les mauvaises lectures
ont un bon resultat inevitable : elles rendent
rhomme curieux de lire, elles lui en donnent
rhabitude, et Thabitude devient un besoin. Je
veux que, avant dix ans^ on attende un livre
avec une impatience aussi imperieuse que s'il
s'agissait de diner quand on a faim. Manger et
lire, il faut creer Tunion de cos deux besoins,
et vous direz alors, vous autres, les artistes,
272 DERNlfeRES PAGES
que nous avons r^solu votre problfeme : Vhomme
ne vit pas seulement de pain, »
Les dix ans n'^taient pas 6coul& que les
grands editeurs avaient r6alis6 la prediction de
Michel L6vy, et ceci me conduisit k rifl6chir
sur la valeur et Timportance du mediocre dans
les arts. J'ai eu d'illustres confreres qui se
d6sesp6raient s^rieusement de voir Timmense
succ^s des ouvrages de troisi^me ordre d^passer
celui qu*ils pouvaient esp6rer pour eux-m6mes,
et penser que Fapparition du livre k bon mar-
che ouvrait une ^re de decadence. Us se sent
tromp^s devant une question de temps; si nous
sommes en decadence g6n6rale, ce qui ne m'est
pas prouv6, la cause n'est pas Ik. Elle est dans
reflfet, toujours grave au d^but, des innovations
importantes. Quand les chemins de fer s'6tabli-
rent, on crut qu'une foule d'industries seraient
ruin^es, et on se trompa. Les chemins de fer
ont requis plus de voitures et de chevaux, plus
de jambes et de bras, sans parler des intelli-
gences, que n'avaient fait les anciens moyens de
locomotion. De meme Fabondante consomma-
tion du mediocre a excite Tapp^tit de connailre
et de juger. Dte que le jugement est form6, le
MICHEL LfiVY 273
discernement arrive. Le mediocre, le mauvais
meme, est le marteau qui fait tomber la pre-
miere pierre du caveau ou rintelligence est
mur^ dans les t^n^bres. Le marteau est gros-
sier, mais la main qui le saisit est grossi^re
aussi et ne saurait en choisir un meilleur. Le
livre prosaique, la litt^rature terre k terre,
voilk ce dont Tillettre a besoin pour saisir la
premiere lueur; le jour viendra peu k peu
comme il vient pour Fenfant, qui apprend a
comprendre en m^me temps qu'il apprend k lire,
et, dans cinquante ans d'ici, le mauvais et le
mediocre n'auront plus d'6diteurs, parce qu'ils
n'auront plus de consommateurs.
Ces reflexions sur Toeuvre dont Tinitiative
appartient k quelques hommes dou6s du g6nie
de leur profession, m'ont semble n6cessaires k
6mettre pour caract6riser le robuste et ffcond
emploi de la vie si bien remplie et beaucoup
trop courte de Michel Levy. Ce n'est pas seule-
ment un homme riche qui disparait, c'est une
force intellectuelle qui nous est enlev^e.
EUe sera remplac^e, dira-t-on. Oui, sans doute;
mais elle le sera autrement, et, dftt-elle T^tre
d'une fagon absolue, nous n'en devons pas
:274 DERNIERES PAGES
moins un s^rieux hommage k la m^moire d'un
des plus puissants cr^ateurs de notre nouveau
modus Vivendi litt^raire. Pour r^ussir dans une
entreprise qui a pris un si prompt et si vasle
d^veloppement, il faul autre chose que Tamour
de Targent.
Aussi Michel avait-il plus d'ambition de gloire
que d*app6tit de richesses, et, en le d^corant,
Jules Simon lui a rendu justice. II a compris en
quoi consistaient les services immenses rendus
au progr^s. C*6tait de ceux-li seulement que
Michel 6tait fier, car aucun homme n*a moins
joui de la fortune au point de vue materiel. II
vivait simplement, sobrement, et ne se reposait
de ses rudes travaux qu en lisant un livre ou
6coutant une pi^ce de theatre. II 6tait amoureux
des arts, 6pris de musique et de peinture, 11
etait partout oil se produit Tessor d'un talent
quelconque, mSme dans des sp6cialit& 6tran-
geres k son industrie. II sentait que tout se
tient dans le doraaine de Fintelligence et il s'in-
teressait i tous les genres d'^closion, k toutes
les tentatives de d6veloppement. Dix minutes
avant sa mort, il assistait k une pi^ce nouvelle
et il racontait k un mien ami qu'il s*6tait occup6,
MICHEL LJ^VY 275
le matin, de me rendre un service, et qu'il s'en
occuperait encore le lendemain-
G*est qu'il 6tait Tami le plus serviable et le
plus devoue quil soit possible d'avoir. II n'ai-
mait pas tout le monde. Pourtant il aimait
bcaucoup de personnes, et il les aimait bien. A
toute heure de sa vie exuberante de travail, on
le trouvait pret k tout quitter, non-seulement
pour vous etre utile, mais encore pour vous etre
agr6able. Sous une enveloppe un peu brusque,
il avait des d^licatesses charmantes et une rfelle
bont^. Ceux qui Tout connu intimement comme
je Tai connu, surtout dans ces derni^res annees,
Tout pleur6 et le regretteront toujours.
Je ne parlerai pas de sa stricte probit6 : elle
est proverbiale, et Tordre admirable qui r6gnait
dans ses affaires facilitait Texactitude minutieuse
avec laquelle il remplissait ses moindres enga-
gements. II expliquait la plupart des manques
de foi qui se produisent dans le commerce par
le manque d'ordre, et il avait raison. Quant k
sa rigidity dans les transactions, elle ^tait rin6vi-
table r^sultat d'une lutte de tous les instants
centre la rigidity des fails industriels* Je veux
et je dois dire qu'il y a cinq ans, ayant avec lui^
276 DERNIERES PAGES
de graves int^rets personnels k debattre; j'avais
fini par supprimer tout conseil et tout interm^-
diaire, et par invoquer seulement son ^uit6
pour trancher les questions. II les avait tran-
ch^es k mon avantage.
La maison importante qu'il a fondfe restera
dans les mains de son fr^re et associ6 Calmann
L^vy. Les deux freres s'aimaient tendrement et
n'avaient qu'une volont6 k eux deux; c'est dire
assez que la grande entreprise litt6raire qui int6-
resse tant le progr^s ne sera point ralentie.
Nohant, 8 mai 1875.
AU VILLAGE^
La Suisse a ses roraanciers d'une valeur incon-
testable. En ce moment, j'ai sous les yeux le
plus c6Ifebre et le plus estim^, Albert Bitzius,
connu sous le pseudonyme de J^r^mias Gotthelf.
Ses oeuvres, Sorites en allemand, m^riteraient fort
de nous etre r6v616es par une traduction com-
pile ; quelques-unes seulement ont &i6 traduites
en frangais par M. Max Buchon et vont toe
publi^es par MM. Sandoz et Fischbacher, a Neu-
chatel et k Paris. J'espfere que les ^diteurs de
tant d'excellents ouvrages ne s*arr6teront pas Ik
1. Par J. Gotthelf.
16
278 DERNlfeRES PAGES
et que nous serons inities tout a fait k cette
Iitt(3rature vraiment helv^tique dont les premiers
specimens m'avaient dej^ charm^e.
Cette litt^rature a-t-elle en effet un caract^re
particulier? Oui, certainement. J'en ai un peu
dout^ jusqu'ici. Sauf un trop grand nombre de
locutions famili^res, de mots tout faits d'un ca-
ractfere d^mod^, et des tours de phrase un peu
lourds, nous n'avions pas vu que la langue des
Suisses frgingais fiat Texpression d*un ginie diffe-
rent du notre. Certes, M. Victor Cherbuliez trahit
par Tabus des mots tout faits son origine gene-
voise; mais, en dehors de cette particularity,
c'est un esprit aussi bien allemand que fran^ais,
et, disons-Ie en passant, c'est un grand esprit,
un talent de premier ordre.
La premiere peinture suisse qui m'ait frapp6
comme vraiment originale, est celle de Gotthelf :
elle est paysanne et montagnarde, et elle n'est
que cela. Elle ne fait point d*6carts dans le do-
maine de la fantaisie; elle coulo comme une eau
qui va h son but; mais c'est une eau puissantc,
tine source toujours pleine ; elle reflate toujours
les memes aspects, mais elle montre comme dans
un miroir la richesse et la vari6t6 des tableaux
AU VILLAGE 279
qu'elle saisit et emporte. Gotthelf ne d^crit pour-
tant pas; k quoi bon dterire quand on a la
puissance de faire voir? II y a dans les Amotions
de ses personnages assez de poeme ou de drame
interieur pour que Timagination saisisse le cadre
de ses tableaux vivants. Gotthelf est positif, il
est abondant et sobre : ce qui est la solution
d'un grand probl^me. II parcourt rapidement sa
montagne, sans consentir a vous laisser tomber
dans la contemplation. S'il est poete, vous u'en
savez rien, et il n'en sait rien lui-m^me; mais,
rien qu'en vous faisant jeter les yeux sur un
detail necessaire k son rteit, il vous transporte
en plcine poesie et vous inspire le regret d*avoir
passe si vite. II n'est pas artiste- de parti pris, il
ne veut pas Tetre. On pretend meme qu il affi-
chait un certain m^pris pour les regies de Tart,
n'attachant k ses recits d'autre valeur que la
sinc^rite, et n^ poursuivant d'autre but que la
moralisation des bonnes gens. Mais il ^tait dou6,
et se conformait sans le savoir aux vraies lois
de la composition. Tout est en proportion et au
point de perspective dans ses recits. II a du gout
sous sa rude enveloppe de couleur rustique, ct,
sans avoir Tair d'y toucher, il fouille le coeur
\
280 derni£:res pages
humain avec aisance. II est en m^me temps
tres-pieux et trfes-gai. Pasteur protestant, homme
du devoir, p^re de famille, ami tendre et d6vou6
de son troupeau, il semble ignorer qu'il exisle
un monde trouble et compliqu^ au deli des ho-
rizons de neige. Jl dit ce qui le frappe, il rap-
porte ce qu'il entend. Aux premieres pages du
premier venu de ses contes, on est tent6 de lui
dire : « Ceci ne vaut pas la peine d'etre racont^,
c'est I'histoire de tout le monde; » maisbientdt
on est saisi par un ^tat de choses particulier qui
nous r6vMe les instincts et les affections d'une
race pr6cis6ment indiqu^e, race excellente, mile
et douce, s^rieuse, rang^e, laborieuse et hospi-
tali^re. On sent bien que, pour supporter avec
patience les longs hivers de la montagne, pour
supplier par le labeur et Tindustrie k la rudesse
du sol et du climat, il faut des ^mes paisibles
et des corps de fer, et Ton comprend, apr^s les
avoir regard^s par les yeux de Gotthelf, Tamour
du pays qui caract^rise ces nobles types, leur
fifere ind^pendance, la douceur de leurs moeurs,
et le besoin legitime de s'appartenir qui do-
mine tout chez eux. Gotthelf nous fait sentir
tout cela sans aucune declamation et souvent
AU VILLAGE 281
sans y faire la plus simple allusion. II ne tire
aucune consequence de ses etudes; il les donne
telles qu'elles lui sont venues, elles sont belles
et touchantes, elles sont vraies, elles sont Vex-
pression de la Suisse telle qu'elle s'est constituee
et comport^e dans le cours de son histoire.
Gotthelfest ne en 1797. II a commence k pu-
blier en 1836 et il est mort, apr^s avoir beaucoup
produit, en 18S4. II a done d^crit une Suisse
qui a d^j^ beaucoup change. Les chemins de fer
et Taffluence des voyageurs ont transform^ en
apparence une notable partie de.la population.
D6ji les conteurs et romanciers d'aujourd'hui
nous montrent des montagnards, dirai-je plus
civilises? malheureusement oui, si la civilisation
consiste k 6tendre le bien-^tre materiel au de-
triment de la s6renit6 int^rieure. Cest du moins
en ce sens qu'elle se d^veloppe de nos jours.
L'homme songe k son corps avant de songer k
son Stre moral. C'est peut-Stre d'ailleurs une loi
de tous les temps, qui nous frappe particuli^re-
ment quand nous la subissons. Le Suisse veut
s'enrichir, il ne porte plus dans ses travaux la
conscience et Tamour du beau et du bon. II fait
de la pacotille. Le commerce Vy excite. Ce n'est
16.
282 DERNI^RES PAGES
pas seulement en Suisse que le bon marche a
tue le hien-faire, C'est une revolution qu'il faut
accepter avec Tespoir que le bien-faire r^de-
viendra possible avec rexp6rience et le discerne-
ment des consommateurs.
De ce que les Suisses sont plus avides de bien-
etre, s*ensuit-il qu*ils aient perdu leurs grandes
qualites de patience et de calme volont^? Nous
pcnsons que ces qualites persistent et que le
but seul est change. Leurs romanciers se sont
charges de nous les montrer' tels qu'ils ^taient
hier et tels qu'ils sont aujourd'hui. BL G. R^-
villiod, connu par des r^impressions d'ouvrages
du xvi^ si^cle, a traduit de Tallemand nombre
de nouvelles interessantes et remarquables, et
M. L. Favre en a ^crit d'excellentes en frangais,
Le Robinson de la Tene, Huit jours dans la neige,
Andr6 le graveur, les Nouvelles jurassiennesy sont
une lecture aussi attach ante que n'importe quel
r^cit de Fenimore Cooper ou de Jules Verne,
Ce n'est pas le g^nie ferme et sobre de Gotthelf,
mais c'est la gr^ce plus moderne et la descrip-
tion plus complete des hommes et des choses.
Si c*est la peinture d'une Helvetic d6g6n6r6e h
quelques 6gards, comnie le dit I'auteur en maint
SV VILLAGE 283
endroit, c'est encore une Suisse si aimable, si
belle et si curieuse, qu'on voudrait, je ne dis
pas y vivre, — ce n*est*pas quand la France a
tant de maux k r^parer qu'on pent songer k etre
heureiix loin d'elle, — mais lire souvent ses ro^
manciers, ses historiens et ses poetes.
Septembre 1875.
FIN
UNIV. OF MICHIGAN,
MAY 1 1918
TABLE
IMPRESSIONS ET SOUVENIRS
Pages
Dans les bois 3
Nuit d'hiver 21
Voyage chez M. Blaise 35
La Blonde Phoeb6 59
Mon Grand-Oncle 75
Dialogues et fragments philosophiques , par Ernest
Renan Ill
Le TheAtre des raarionnettes de Nohant 123
La Laiti^re et le Pot au lait 181
MELANGES
•
A propos de la Nouvelle letlre de Junius 209
La Flore de Vichy, par Pascal Jourdan 217
Mes Campagnes, par Pauline Flaugergues 221
VOffrande 249
286 TABLE
Charles Duvernet 255
Souvenir d'Auvergne 259
Michel Levy ' 269
Au Village, par J. Gotthelf 277
IMPRIMBRIB CENTRALE DBS CHEMINS DE FER. — A. CHAIX ET €'%
RUB BERGERE, 20, A PARIS. — 10828-7.